Chapitre 8 : Le modèle structuro-fonctionnel et le processus de changement Comme nous le savons à présent, la somatanalyse est une psychothérapie analytique (groupale et individuelle), freudienne, qui intègre les pratiques corporelles et le travail verbal. Le processus de changement et de guérison s'y déroule comme en toute psychothérapie analytique mais présente des spécificités dues au cadre somatothérapique et analytique. Nous aborderons à la fois le processus thérapeutique commun et ses particularités somatanalytiques à travers deux cures entreprises pour des troubles sexuels.
La libération du discours sur le divan a permis à Freud d'élaborer une nouvelle approche du fonctionnement humain, la « métapsychologie ». La libération du corps en somatanalyse se propose une autre approche, celle de l'homme qui intègre enfin l'esprit, le corps et le social. Cette nouvelle approche se propose comme « somatologie ». Se voulant à la fois originale et scientifique, la somatologie s'impose un cahier de charges précis : Pour répondre à ce cahier des charges, la somatologie a construit un modèle, le modèle structuro-fonctionneI, avec une méthodologie rigoureuse dont nous rappelons brièvement les quatre étapes avant d'y inscrire notre thème d'aujourd'hui.
Schéma 5 : Le territoire somatanalytique et sa carte Toute nouvelle science découle de la création d'un nouveau lieu d'étude ou d'un nouvel outil d'observation. Ici ce n'est autre que la somatanalyse, ce lieu de psychothérapie analytique où le corps et le groupe viennent globaliser la personne jusque là seulement « psychique ». Le territoire est donc le cadre thérapeutique somatanalytique qui se laisse schématiser comme suit : Ce territoire est animé de vie, d'une dynamique, qui se laisse représenter par un ensemble de messages (flèches arrivant de gauche sur la carte) qui traversent le sujet (a l'intérieur du cône jusqu'à sa pointe à droite) et provoquent un travail d'élaboration (représenté par les flèches verticales et diagonales) pour donner réponse à ces messages (dans la pointe du cône). Cette réponse modifie l'environnement qui, ainsi transformé, envoie de nouveaux messages : c'est la dynamique existentielle, vitale. Les messages sont à la fois psychiques (en haut), sociaux (au milieu) et somatiques (en bas). Ils proviennent d'un territoire qui est matériel, durable et objectif. Quant aux messages, ainsi que tout ce qu'ils provoquent chez le sujet, ils ne sont qu’instantanés et vécus. Il faut bien se rappeler cette opposition : l'environnement est stable, le patient n'est représenté qu'en un vécu instantané. Schéma 6 : La dynamique existentielle
Ce qui se passe de subjectif pour la personne n'est pas une « boîte noire » comme pour les comportements, mais un vécu différencié selon des qualités précises que nous rangeons en quatre grandes fonctions internes au sujet : intuition, sensation, réflexion et action. Schéma 7 : Fonctions, polarisations et clivages subjectifs Deux autres fonctions se situent à l'interface entre le sujet et son environnement : l'émotion à la réception des messages et la communication à l'émission de la réponse. Ces six fonctions se regroupent en deux grandes catégories, « essensielle » à gauche, « attensionnelle » à droite. Le mot «essentiel » se décompose en :
Le mot «attensionnel» se décompose en :
Schéma 8 : Le modèle structuro-fonctionnel Les fonctions essensielle et attensionnelle sont les deux grandes fonctions qu'aborde préférentiellement la somatologie et sur lesquelles travaillent les somatothérapies. Elles sont séparées par le « clivage essensio-attensionnel » qui a les mêmes propriétés que le clivage psycho-somatique. Il est acquis et non inné, quoique reposant sur des bases biophysiologiques. Voilà le territoire. Envisageons à présent l'occupation de ce territoire. A un moment donné, l'individu n'occupe qu'un lieu limité de ce territoire; son vécu se circonscrit en une fonction prévalente. Nous distinguons des lieux de vie (représentés par un cercle sur la carte), des lieux de mort (représentés par un berlingot) et des lieux en suspens. Ces trois symboles désignent respectivement les lieux positifs, de plaisir, les lieux négatifs, de souffrance, et les fonctions non développées. La définition de ces différents lieux chez un individu donne le « somato-gramme » qui représente le mode de fonctionnement d'une personne à un moment donné. Schéma 9 : Le somato-gramme et ses lieux de vie, de mort et en suspens La localisation des lieux de vie ne dépend pas seulement de l'histoire de la personne, elle dépend aussi du développement de l'être humain. De la conception à l'âge adulte, le lieu de vie de base se déplace de gauche à droite en raison de la maturation de l'être.
Tout comme le sujet n'occupe à chaque moment qu'un lieu limité du territoire existentiel, il n'existe à chaque instant qu'une situation donnée qui se définit par :
La situation est l'ensemble de ces deux phénomènes qui s'inscrivent dans un cylindre égal de gauche à droite mais dans lequel la proportion événement/structuration, essensiel/attensionnel varie du tout au tout. C'est cette différence des proportions essensiel/attensionnel qui fait la particularité du lieu de vie de chaque âge. Schéma 10 : La situation avec sa dynamique événementielle et le travail attensionnel
Nous pouvons enfin représenter ce vécu du moment que nous travaillons en thérapie. Ce vécu a des caractéristiques propres : Juliette est une femme de vingt-six ans qui a commencé une somatanalyse il y a deux ans pour un problème sexuel. Elle se plaint d'une incapacité à conclure la rencontre sexuelle par un orgasme. Ce ne sont pas les rencontres qui manquent. Très belle, un peu hiératique même, elle accumule les amants mais s'attache aussi peu qu'elle n'en jouit. De son histoire personnelle, nous ne retiendrons qu'une première expérience sexuelle traumatisante à dix sept ans avec un homme plus âgé qui a usé de son air paternel pour tromper la retenue habituelle de la jeune fille. En thérapie, à la fois individuelle et groupale, Juliette est rapidement surprise par un transfert intense qui lui fait rechercher les situations de contact et de tendresse, avec les hommes du groupe d'abord et le thérapeute ensuite. Elle passe plusieurs mois à vivre dans une régression amoureuse à la fois exaltante et douloureuse car, dans cette ouverture affective, s'engouffre le vrai père qu'elle ne soupçonnait pas avoir tant aimé. Des phases de travail émotionnel très intense font advenir des expressions véhémentes et énergiques, autant dans l'intériorité du travail individuel que dans l'extériorité de la confrontation avec les hommes du groupe. Après deux ans, Juliette a eu son premier orgasme, en rentrant d'un atelier de somatanalyse, avec un ami rencontré deux mois auparavant.
Simon a trente ans. C'est un intellectuel brillant, érudit et disert, froid et cynique. Il n'a que reproches et sarcasmes envers les femmes qui le lui rendent bien en l'évitant soigneusement. Il est seul et commence à s'inquiéter de cette solitude. Lui aussi a fait une mauvaise expérience dans son adolescence lorsqu'il a relevé le défi de ses copains qui lui déniaient le courage d'affronter une prostituée. Il s'en est sorti avec les honneurs d'usage mais aussi avec une symptomatologie spastique de l'appareil urinaire et génital : envie d'uriner à tout bout de champ, douleurs du bas ventre, réveils nocturnes en conséquence. Ces symptômes ont cédé peu à peu au prix d'une abstinence quasi phobique. Au groupe de somatanalyse, Simon est longtemps resté observateur, planqué en embuscade, y allant de sa remarque acerbe dès que ça parlait de vie affective ou sexuelle. Avec le temps, il exprima son agressivité dans le « cercle rapproché vocal », en face à face, s'ouvrant peu à peu à l'émotion. Cela lui a valu quelques approches de femmes assez sûres d'elles pour deviner son besoin affectif au-delà de son aspect rébarbatif. Après six mois, il s'est lié avec une jeune participante du groupe, s'essaie aux premiers balbutiements de la vie amoureuse, avec prudence, et avance méthodiquement dans une relation privée qu'il donne à analyser durant les séances individuelles.
Nos deux protagonistes ont subi un traumatisme sexuel vers dix sept ans. Nous pouvons appréhender cet événement comme un « lieu de mort » et le représenter par un berlingot situé un peu vers la droite (lieu de vie adulte et vers le bas (lieu du vécu corporel). Schéma 12 : Somatogrammes de Juliette et Simon Les réactions à cet événement ont été opposées. Juliette s'est réfugiée dans un comportement de nymphomane, séductrice, engageante, anorgasmique et inconstante : nous pouvons y voir un « lieu de vie » situé vers la gauche (réceptif et relationnel) et le bas (corporel, sensuel). Simon investit un lieu de vie très contrôlé et relationnel (à droite), mental et coupé du corps (en haut). Nous obtenons ainsi les deux somatogrammes de nos deux analysants, les deux instantanés de leur fonctionnement actuel réduits aux aspects majeurs de leur vie affective. Le somatogramme se complète évidemment d'autres lieux – de vie, de mort et en suspens – si l'on se donne la peine de creuser les autres fonctionnements.
Ce somatogramme représente l'habitus (habitat et habitude) bien fixé de Juliette autour de ses vingt-six ans. Mais voici que la thérapie vient faire irruption sur ce territoire, se situant par rapport à ses lieux habituels comme suit, laissant son lieu de vie « allumeur » « hors situation ». Schéma 13 : Modélisation de la cure de Juliette La suite des événements se dessine clairement : Simon accepte aussi la confrontation à la situation thérapeutique mais y répond très différemment, il ne se laisse pas happer par l'événement, il campe dans son attitude distante, « attensionnelle », aidé en cela par la stabilité que donne précisément la « présence à l'attensionnel ». Sur notre carte, cela se représente par un glissement très précautionneux à cheval sur la ligne essensio-attensionnelle toujours avec une prédominance de la structure sur le processus : phase 1 ; Cela lui évite la mobilité qui le ferait régresser, le maintien en ses lieux et places, mais lui permet quand même de timides rencontres amicales. Ces événements, il les gère comme un apprentissage, acceptant de se référer à son thérapeute : phase 2. Schéma 14 : Modélisation de la cure de Simon
La modélisation des deux somatanalyses nous met en face de deux déroulements bien distincts sinon opposés. Cela pouvait déjà se deviner à travers les descriptions cliniques, mais ici la caractérisation est bien soulignée. Les deux cas ont évidemment été choisis à cet effet. Ils n'ont pas à servir, ici, de preuve de quoi que ce soit, mais seulement d'illustration d'un propos qui est double : Le praticien averti reconnaît ici deux processus de changement bien connus : Le passage par le modèle somatologique nous permet d'apporter d'utiles éclaircissements à ces deux stratégies. Ainsi pour Juliette: La situation à gauche, dans la moitié essensielle du territoire, nous fait comprendre que sa structure est relativement fragile. Dans sa vie quotidienne, elle pallie cette faiblesse en se tenant hors situation, c'est la belle indifférence de l'hystérique. Dès qu'elle entre dans une situation nouvelle et intense comme l'est le cadre thérapeutique, ses mécanismes de défense sont débordés et elle adhère massivement à l'événement, comme lors de ses dix-sept ans. Mais, ici, elle tombe heureusement dans une situation positive, dans un vrai lieu de vie dont elle reconnaît rapidement l'importance. Les amourettes étaient de fausses situations, elle choisissait les hommes en conséquence, elle y renforçait son faux self et s'en réchappait aisément. Ici, elle reconnaît à son propre besoin que la situation est authentique, elle s'y fie aveuglément et entre dans la « présence à l'événement» ; elle adhère totalement au moment et acquiert la mobilité qui est liée à cet état d'être. Elle glisse donc insensiblement vers la gauche et le milieu, dans l'affectivité du transfert. Son état énergétique est diffus et souple, ce qui permet aux refoulements psychiques, aux répressions émotionnelles et aux blocages corporels de se lever progressivement pour permettre aux trois dimensions de son être – psychique, sociale et corporelle – de s'intégrer, de s’harmoniser. Le transfert ouvre le corps et le cœur et place l'esprit dans son fonctionnement associatif pour donner sens. Le vécu est intégral, harmonisant les sensations et les significations aux situations. C'est là que se retrouve le Self originaire. Cette intégration verticale corps-esprit, à gauche de la carte, augmente la réceptivité des messages. Elle maintient aussi la toute nouvelle mobilité qui entraîne une réactivité très libre à ces messages. Quand ils sont tendres, ils sont vécus sur place, dans l'essensiel. Quand ils sont intenses, ils expédient le vécu à droite jusque dans la pointe du cône. Ces déplacements vers l'attensionnel de plus en plus spontanés et adéquats constituent une véritable expérience de vie, pour peu que le cadre thérapeutique soit aussi un cadre de vie où ce qui s'y passe peut tenir lieu de leçon. Nous sommes là dans la troisième phase de la cure analytique qui est une phase de consistance quoiqu'on en dise. A l'intégration verticale, psychosomatique, s'ajoute l'intégration horizontale, essensio-attensionnelle. Nous avons là un condensé de la stratégie analytique au sens de Freud et de Ferenczi. Elle offre un cadre de vie sécurisant, réparateur et pédagogique dans lequel l'analysant régresse et progresse quasi spontanément, à son rythme et à son heure. Il en est autrement pour Simon : Fixé très à droite, dans l'attensionnel, sa structure est solide et ses défenses aguerries. Même s'il accepte d'entrer dans la situation thérapeutique, il garde beaucoup de recul. Il ne lâche rien et ne transfère que dans la méfiance. Lorsqu'il décoche ses critiques, c'est pour tester la solidité du cadre thérapeutique et du thérapeute. Il prend tout son temps avant d'en être persuadé. Il ne veut pas de tendresse, il attend seulement à ce qu'on résiste à ses coups de boutoir. Dans un deuxième temps, il veut comprendre, savoir, apprécier le nouvel événement qui lui est proposé. Il pose des questions, lit des livres, prend des renseignements sur la thérapie et le thérapeute. Il veut juger lui-même de la justesse de la situation. Il émet des jugements qui sont souvent mal acceptés par les autres membres du groupe. Tout cela constitue un travail de sécurisation qui lui permet de se situer à nouveau dans le lieu attensionnel de la situation thérapeutique. Alors seulement il entre très progressivement dans l'événement, mais toujours partiellement, gardant un pied très ferme dans l’attensionnel. A chaque nouvel engagement, il assure, teste la solidité et évalue la justesse de la situation. Puis il peut à nouveau avancer un peu, insensiblement, parcimonieusement, sans en avoir l'air. Mais, au bout du compte, il est guéri lui aussi ! C'est là la quintessence même de la démarche comportementaliste et cognitive. Le thérapeute crée un cadre de sécurité et apporte son lot de pédagogie, progressivement. Tout est fait pour qu'il n'y ait pas de mouvement ample ni brutal. Tout se fait à petits pas mesurés. Ces deux grands processus de changement sont bien codifiés par la psychanalyse d'une part, le behaviorisme d'autre part. Deux questions viennent pourtant automatiquement. Ces formes aussi typiques existent-elles et ne travaillons-nous pas surtout avec des formes intermédiaires ? Évidemment, mais ces deux grands types existent néanmoins jusqu'à avoir suscité les deux formes de thérapie évoquées.
Si la modélisation des cas cliniques doit mener à un premier niveau d'abstraction de la réalité vécue, pour mieux la comprendre, cette compréhension peut aussi faire retour sur le modèle et nous donner un feedback sur sa pertinence et sa finesse. C'est ce qui peut se faire ici. Nous venons d'ajouter un discours tout à fait classique sur les théories psychothérapiques qui nous permet de mesurer la distance entre les approches somatologique et métapsychologique. Soulignons trois aspects plus précis : En métapsychologie freudienne, les fonctionnements généraux s'inscrivent dans des mots qui font concepts et qui sont en nombre très réduit pour chaque fonctionnement. Le fait que Juliette retrouve un fonctionnement émotionnel et un engagement affectif s'appelle « régression », Par opposition, on dépeint parfois la démarche de Simon de « progression ». Voilà deux concepts qui recouvrent peu à peu la dynamique de changement : on régresse ou on progresse, on regarde dans le passé ou on « anticipe » l'avenir. En somatologie, il en va tout autrement. Au-delà des deux cas cités qui sont typés, il y a moyen de représenter des dizaines et des centaines de dynamiques intermédiaires et même une infinité ! Cette première remarque nous mène tout droit à la seconde, à la représentation de la singularité de chaque cas personnel. Dans le discours classique, il faut toute une littérature pour décrire des traits individuels. En somatologie, la représentation topologique permet une infinité de représentations, en particulier par le somatogramme. A partir du moment où l'on est un peu familiarisé avec le territoire et sa carte, on perçoit toute une histoire, une dynamique et sa structuration et ses variantes très particulières à la seule vue de l'image. Quand on arrive au niveau de la théorie, les choses se corsent encore. L'utilisation de concepts aussi carré que ceux de « régression » et « progression» conduit tout droit à deux scolastiques qui ont vite fait de s'opposer radicalement. C'est le cas entre les écoles psychanalytiques et comportementalistes qui se chargent réciproquement de toutes les turpitudes. Or tous les cas intermédiaires entre la régression et la progression sont possibles et effectivement existants. Si l'on regarde dix modélisations de dix cures, on ne peut déjà plus distinguer deux processus seulement, il y a tout un éventail de faits qui appellent nécessairement autre chose qu'une opposition de deux concepts. C'est l'espoir et la promesse du modèle structuro-fonctionnel, de nous obliger à de nouveaux points de vue. Ici, par exemple, on dira seulement que Juliette travaille plus dans l'essensialité et Simon dans l'attensionalité.
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