Chapitre 9 : Le modèle structuro-fonctionnel et le cas Marjolaine
Les études de cas ne sont pas nécessairement rébarbatives. Elles peuvent même devenir littéraires. Souvenons-nous que Freud avait reçu le prix Goethe qui est la reconnaissance de la qualité de son écriture. Je ne sais pas s'il y a la même beauté dans les textes qui vont suivre, mais il y a très certainement l'humanité, la gravité, l'exemplarité. Marjolaine, une femme dans la force de l'âge, un être comme vous et moi. Elle vit, travaille, étudie à l'université, souffre, cherche et espère. Ce pourrait être vous, ce pourrait être moi. Et puis, elle a eu le courage d'affronter sa souffrance et de réaliser ses attentes en s'engageant dans une psychothérapie longue et approfondie. Elle a même redoublé d'audace en essayant des formes nouvelles de psychothérapie, la somatanalyse et les psychothérapies corporelles. Souffrant dans son corps aussi, elle a travaillé avec ce corps, par ce corps, pour ce corps. En fait, elle a tout simplement refusé de mettre ce corps entre parenthèses. C'est ce que son récit nous témoigne. Nous commencerons par cette histoire, si passionnante et si grave. Nous la présentons d'abord, Marjolaine, avant l'étude clinique, avant la théorie. Nous en faisons notre héroïne, unique et singulière. De toute façon, c'est ainsi que cela s'est passé dans cette thérapie. Elle a été notre objet de sollicitude et d'amour avant d'être un cas et des concepts. Elle se propose à vous avec la même humanité et la même gravité. Elle est là et veut servir d'exemple. Elle est là et veut être aimée.
Dans le sixième mois de sa nouvelle tranche de thérapie et après cinq ateliers de somatanalyse, Marjolaine me livre le rêve suivant: « Je conduisais ma voiture avec Christine, en ville, pour aller voir un film où jouait Romy Schneider. Il n'y avait pas de place pour stationner et je tournais en rond. Je proposai à Christine d'y aller seule en attendant que je trouve une place, ainsi elle au moins verrait le début du film. Je trouve enfin une place, à la limite de l'interdiction de stationner. J'ai peur d'oublier mes clés. En allant vers le cinéma, je passe devant une salle où l'on chante et danse. Puis je me dis que Christine est peut-être encore dehors en train de me chercher ». Marjolaine a déjà sept années de psychanalyse à son actif, avec un autre thérapeute, aussi connaît-elle la méthode. Elle a noté son rêve au réveil, l'a relu avant de venir me voir et démarre l'analyse d'elle-même. J'ai beaucoup d'idées sur ce rêve mais je me garde bien de les livrer avant l'exploitation qu'en fera Marjolaine elle-même. Elle démarre à propos des clés. Elle ne fermait jamais à clé, surtout pas sa voiture, jusqu'à ce qu'on la lui vole. Elle stationnait toujours en infraction et collectionnait les contraventions. Les clés lui évoquent la période cruciale de ses quatre ans où sa mère l'enfermait dans l'appartement pour aller voir son amant. Elle raconte, pour la seconde fois, l'épisode où elle sortit par la fenêtre, monta à l'appartement des voisins en hurlant tellement que ceux-ci paniquèrent. « Et Christine? » est ma première question. Christine est une amie, mais elle rappelle surtout un film intitulé « Christine» dans lequel joue Romy Schneider. A douze ans, Marjolaine visite le château de Versailles quand elle tombe sur le tournage de ce film. Elle voit une femme en robe blanche sur l'un des balcons ; ce n'est pas Romy Schneider mais sa doublure. Voulant savoir quel est ce film, elle interroge sa mère qui l'envoie se renseigner elle-même. Elle aborde un garde d'honneur à cheval qui lui dit : «Christine». Marjolaine est allé voir ce film à sa sortie. Elle y verra que la dame en blanc, Christine, se suicidera en sautant de ce balcon. Romy Schneider s'est aussi suicidée, poursuit Marjolaine, sans s'encombrer de savoir s'il s'agissait de suicide ou de mort naturelle. Ce rêve précède un retour à Strasbourg qui signifie : installation. Marjolaine s'installe dans son appartement, elle l'aménage six mois après le début de sa seconde thérapie alors qu'elle l'avait laissé précaire pendant trois ans. Elle s'installe dans un emploi qui correspond à son désir le plus profond, après trois années d'études. Marjolaine se fixe, alors qu'elle ne l'a jamais l'ait, ni professionnellement, ni affectivement. Or l'installation, la sédentarisation, sont viscéralement liées à la mort, suffisamment pour qu'il n'y en ait pas eu jusqu'à présent. La reprise de cette psycho- et somato-analyse s'est faite trois mois avant les examens universitaires finaux. Marjolaine n'arrivait plus à se concentrer, ni à travailler, ni à rédiger. Elle n'a pas passé ces examens. Elle n'arrive pas à terminer. Le même motif l'avait amenée sur le divan, dix ans auparavant. Elle croyait avoir surmonté sa compulsion à l'échec et voilà que ça recommence. Nous étions rapidement arrivés à la compréhension du scénario : terminer, c'est achever quelque chose et se trouver devant l'absence de projet : réussir les examens, c'est s'installer, se fixer, terminer et se retrouver face au vide ; or ce n'est pas seulement intolérable mais carrément mortel. En somatanalyse, j'ai assisté Marjolaine à deux, trois reprises pour le travail primal. Elle est tendue dans sa musculature et la respiration se fait irrégulièrement. Elle me rejette dans un premier temps et ne veut pas lâcher un son. Désarmée par ma patience, elle s'allonge et répond progressivement à la main posée sur son thorax par une respiration plus souple. Elle parle, essaye de me décourager, introduit quelques éléments émotionnels puis arrive à crier. Dès que l'émotion la submerge un tant soit peu, elle s'arrête, se recroqueville et gémit : « Non, je vais crever, je vais mourir ». L'évocation des journées de réclusion dans l'appartement, à quatre ans, est fréquente, entraînant une attitude agressive envers la mère. L'idée de mort est intense, dramatique, arrachant des sons effrayants. Lors des deux derniers ateliers, Marjolaine a introduit une forme de travail étrange ; elle s'allonge sur la moquette, à côté des matelas centraux, se fait assister pour le cri et se déplace sur le dos, autour de ces matelas. Le premier week-end elle a fait la moitié du tour. Le second week-end, elle reprend à l'endroit de l'interruption et continue encore un quart de tour. Mais elle n'a pas encore achevé son périple, tout en sachant qu'elle devrait aboutir au point de départ, un jour. Dans l'interprétation du rêve, je fais le rapprochement entre le « tourner en rond » à la recherche d'un parking et son tourner en rond en somatanalyse. Une lumière jaillit : elle tourne en rond, effectivement, depuis plus de trente ans, s'activant, s'agitant, commençant tout et n'achevant rien. Si elle s'arrêtait, elle crèverait, elle mourrait. Ce serait son suicide, celui de Romy Schneider et de Christine. Les morceaux du puzzle s'emboîtent et révèlent l'image globale. Le rêve prend son sens. La vie de Marjolaine s'éclaire d'un jour nouveau. Certes, ces différents éléments étaient plus ou moins connus et conscients mais cette nouvelle synthèse jette une lumière encore plus crue. C'est ici que la dimension somatologique prend son sens et son efficacité. C'est elle qui constitue le dénominateur commun de tous ces niveaux de manifestation : psychologiques, comportementaux, relationnels, sexuels. Ce dénominateur commun se ramène à la proposition suivante : le relâchement, c'est la mort ; la crispation garantit la survie. C'est ce qui apparaît dans le travail émotionnel : dès qu'il produit une certaine ouverture émotionnelle et de la détente, la panique surgit et la crispation se réinstalle. Cette alternance se manifeste aux autres niveaux existentiels :
Le cœur du problème se situe dans le corps, dans l'impossibilité d'accéder à la détente, à la résolution musculaire, à la levée du contrôle psychique, à l'abandon émotionnel. II s'agit du corps qualitatif et relationnel, pas d'un simple mécanisme biophysiologique: le relâchement, c'est la peur, la panique, le vide, la mort; la crispation, c'est la puissance, le contrôle, la satisfaction, la survie. L'éventualité du relâchement représente le risque d'enfermement et d'abandon comme à quatre ans; elle signifie la relation à la mère rejetante et à tout représentant de l'autorité. Dans le groupe, les différentes projections sur les participants circonscrivent bien ce champ relationnel : Marjolaine choisit un tout petit nombre de personnes bien sélectionnées pour l'assistance au cri ou au rebirth, elle évite tous les autres avec soin et agressivité. On retrouve ici cette notion capitale qu'un même substratum physiologique peut avoir un sens ou son inverse. Au début, Freud pense que le relâchement équivaut au plaisir. Dans un deuxième temps, avec sa pulsion de mort, Freud inverse la qualification qu'il donne au relâchement physiologique puisqu'il l'associe à la répétition, à l'absence de charge libidinale, à l'extinction et à la mort. Les deux points de vue sont justes selon les individus et les moments. Dans sa phase pathologique, Marjolaine vit la détente comme la mort : maintenant qu'elle guérit, elle commence à jouir de cette détente. La définition du problème au niveau somatologique offre une possibilité de compréhension simple et pragmatique débouchant sur des moyens d'action. L'accès au mécanisme fondamental détente-crispation s'affine et s'éclaire à travers les différentes mises en œuvre. Dans le rebirth (thérapie respiratoire) de Marjolaine, la première séance a été surprenante comme cela se passe souvent : la nouveauté de l'exercice a trompé les mécanismes de défense et amené à une détente et à un plaisir surprenants ; mais, dès la seconde séance, les résistances se sont réinstallées, transformant l'hyperventilation en une lutte opiniâtre avec fourmillements, crampes, tétanie et colère. Ce n'est que vers la sixième séance qu'une détente négociée et un plaisir plus durable se sont réinstallés. Une autre approche se fait grâce à l'écoute musicale. Marjolaine aime la musique. A douze ans, elle voulait apprendre le violon mais sa mère l'en a empêchée. Actuellement, elle se rabat sur l'écoute musicale. Il lui faut quelque événement émotionnellement chargé pour penser à mettre un disque. Elle s'enfonce alors dans son fauteuil et se laisse pénétrer par les sons. Elle s'abandonne totalement jusqu'à se retrouver régulièrement dans une absence de conscience qui la fait sursauter et paniquer. Elle se perd dans un trou noir, celui-là même que l'on peut observer en rebirth, et qui s'accompagne d'une apnée de plusieurs dizaines de secondes, analogue à celui qui se présente dans les états de mort apparente avant de déboucher sur la clarté. Dans cette situation de relâchement exemplaire, il y a perte de ce minimum de conscience qui structure, rend présent, constitue la qualité du moment et maintient les référents spatio-temporels et identificatoires. Sans ce minimum d'attention, tout chavire, tout bascule, tout se détruit : c'est la mort, le suicide. Dans le cri primal, ce mécanisme se manifeste clairement. Marjolaine commence par tester la présence de l'assistant, le rudoie, fait mine de le renvoyer pour lui signifier aussitôt qu'il doit rester. Puis elle entre rapidement dans son trou noir, dans le tunnel où elle avance précautionneusement, retenant son souffle puis explosant après l'apnée, avec un cri unique et un énorme saut de carpe articulé à la taille. L'arrêt de la respiration correspond à l'abandon de ce minimum de conscience qui fait précipiter dans le vide, dans la peur et la mort ; l'arrêt de la respiration signifie que Marjolaine déconnecte d'avec son corps tant elle est prise par l'image. Mon intervention constante se résume à : « respire, laisse sortir un son ». Lorsqu'elle se sent seule dans son tunnel noir, je lui propose de m'emmener moi aussi. Quand elle se sent subitement agrippée à la taille par deux mains noires, je l'engage à rester avec elles, à les faire vivre, à les greffer sur une personne précise. Mais toutes ces interventions n'ont d'effet que pour autant que Marjolaine fait confiance, qu'elle transfère positivement, qu'elle accepte consciemment ce mouvement affectif et le manifeste clairement. Au début, elle me reprochait de l'abandonner ; maintenant elle déclare : « Richard, j'ai besoin de toi, peux-tu m'assister? » La production du matériel se fait à tous les niveaux : dans le rêve, dans les comportements, dans les souvenirs, dans le vécu émotionnel du cri primal. L'analyse vient réduire ce matériel à son dénominateur commun, somatologique. Elle correspond au travail du chimiste qui décompose un corps complexe en ses parties constitutives. Ce niveau fondamental du corps qualitatif est le niveau où Marjolaine ressent le mieux les processus en question. Il suffit alors d'interpréter, de rapprocher, d'associer et d'expliquer : la détente, l'installation, la réussite aux examens, l'affection, le plaisir sexuel, la confiance en l'analyste, tous ces éléments se basent sur le même processus émotionnel où la musculature se détend, où le contrôle conscient se relâche et un processus puissant fait irruption. Mais, chez Marjolaine, il n'y a pas de limite à ce processus : la musculature se relâche jusqu'à la flaccidité, la conscience s'élargit jusqu'à la non-conscience, le psychisme décroche du corps et le partenaire fantasmé fusionne et devient menaçant comme la mère. Il n'y a pas mise en œuvre de ce que j'appelle le réflexe attensionnel qui nécessite la connexion psycho-somatique et maintient le minimum de tension musculaire, de conscience et de séparation entre l'extérieur et soi. Sans ce réflexe attensionnel, Marjolaine s'engouffre, s'évanouit et déconnecte. Pour prévenir ce risque, elle reste toujours et constamment tendue, vigilante et méfiante. Elle ne fonctionne que de façon rigide, se défendant de tout accès à l'émotionnel et lorsqu'elle abandonne cette attitude défensive, par mégarde ou surprise, en écoutant la musique ou dans le cri, elle panique tellement qu'elle remet aussitôt sa cuirasse. Le travail d'analyse se situe là. Toutes les significations superstructurelles viennent s'additionner, se rapprocher et trahir leur équivalence fonctionnelle : la peur de l'enfermement, la manie de ne pas fermer à clé, la haine de la mère, la peur de l'abandon, la méfiance vis-à-vis des autres, la non-jouissance comme avatar de cette méfiance, le culte de la parole donnée, l'idéologie marginale et têtue, la solitude, l'échec aux examens, le manque chronique d'argent... toutes ces significations qu'on pourrait multiplier à l'infini se ramènent aux quelques éléments somatologiques de base : « je ne peux pas me laisser aller, me relâcher, jouir, faire confiance... je dois rester crispée et trouver tous les moyens qui entretiennent cette tension : méfiance, intolérance, pauvreté... ». Peu à peu, Marjolaine situe tout cela dans le corps, dans le muscle tendu ou relâché, dans la tripe spasmée ou jouisseuse, dans la pensée compulsive ou apaisée. Toutes ces sensations prennent un sens précis, elles sont reconnues, assimilées, familières, singulières. Cette reconnaissance même les transforme progressivement, quelque chose change à ce niveau, tant en thérapie que dans la vie courante. Marjolaine prend de plus en plus de plaisir, en mangeant, en se détendant, en flirtant, au bonding (l'étreinte, en somatanalyse). Vient alors la troisième phase où cette perlaboration au niveau somatologique s'élargit à nouveau aux autres niveaux existentiels, à la vie quotidienne. Marjolaine nous en donne encore une illustration dans les semaines qui suivent l'analyse décrite ci-dessus. Car, à son nouveau travail, elle échoue une nouvelle fois. Elle a choisi une équipe très peu structurée, l'a investie d'emblée, sans se donner la peine d'étudier la situation. Après quinze jours, tout s'écroule, Marjolaine déconnecte psychiquement et ne se rend même pas compte de l'échec qui s'accélère. Quand elle se réveille enfin et voit le désastre, elle démissionne et part sur le champ. En séance individuelle, elle exhibe de la déprime. Je lui rétorque que ça peut tout aussi bien être de la détente et que tout dépendait du contenu qualitatif qu'elle donnait à cette décompression. Elle était allée au bout de sa rigidité jusqu'à ce que le réflexe émotionnel se déclenche, sous forme d'effondrement. Elle a craqué. En même temps, elle lâche prise, elle lève le contrôle, elle s'engage dans le processus émotionnel, même s'il est dépressif. Au groupe, elle est passive et réceptive. Dans le travail émotionnel, elle exprime son besoin d'être aidée par l'analyste. Pendant le bonding qui succède au cri, elle se relâche, à moitié seulement, mais beaucoup plus que d'habitude. Quelques jours plus tard, elle apporte deux rêves. Dans le premier, elle installe une baignoire dans son appartement. Dans le second, elle trouve une flûte que sa cousine a cassée : elle est fêlée et cette fêlure prend l'allure d'un sexe de femme. L'analyse de ces rêves débouche sur l'évolution en cours. La baignoire est le seul endroit où Marjolaine se détende. Elle peut y rester plus d'une heure et y bouquiner. Quand à la flûte, qu'elle possède réellement, Marjolaine y voit un pénis qui se transforme en vulve. Or c'est ce qui lui arrive, à elle, qui sent subitement l'envie de s'habiller en jupe et robe ; elle retrouve sa féminité. Le même besoin s'était manifesté un an plus tôt lorsqu'elle avait réussi sa licence : la décompression du post-examen s'investissait en féminité. Marjolaine transforme sa dépression en détente, ouverture et féminité. Ainsi, lorsqu'un ancien ami vient la voir, la courtiser et flirter avec elle, elle reste quand même bloquée vers la fin, mais ne s'en prend plus à l'autre ; elle reconnaît sa difficulté à s'ouvrir, à se détendre et le dit à cet ami. La rencontre ne se termine pas sur un échec mais sur un au-revoir. Au début de la cure, la reconnaissance des processus somatologiques ne servait qu'au thérapeute. Ce n'est que progressivement que j'ai introduit ce niveau d'interprétation et de compréhension, au moment où le transfert était suffisamment positif et l'oreille assez réceptive. Car, ici, il ne s'agit pas uniquement d'un paradoxe qui déloge et dérange, mais aussi d'une réalité incontournable que l'intéressée peut reconnaître, ressentir et tester elle-même, avec laquelle elle peut reconstruire sa vie, au niveau le plus pragmatique. L'intérêt de ce type d'interprétation réside dans l'association de la qualité paradoxale et de la réalité somatodynamique. On ne peut y échapper, on ne peut pas s'y mirer complaisamment comme dans un miroir. Cela précipite à travers, au-delà, comme au pays des merveilles. Il importe donc de ne donner cette interprétation qu'au moment opportun. Cela se présente une année plus tard, quand revient le temps de l'examen : à huit jours de la date fatidique, Marjolaine n'a toujours pas rédigé son mémoire : elle court à gauche et à droite, s'agite stérilement et invoque la présence de femmes au jury. Je lui dis : « Marjolaine, ce n'est plus le moment de faire de l'interprétation de bas étage : tu es stressée, trop stressée à l'idée de tout terminer dans huit jours, cela t'empêche de rédiger et te pousse à évacuer le trop plein d'excitation de n'importe quelle façon. Il n'y a qu'une solution : accepte cette explication très simple, vis ton stress, accorde-toi encore une journée pour le moduler de façon consciente et volontaire, vas voir tes amis qui t'apaisent le plus et reviens en séance demain ». Le jour suivant, Marjolaine se lève très tôt pour rédiger l'essentiel de son mémoire. Elle réussit son examen final qui, bien évidemment, déclenche la déprime escomptée. Là encore, le recours aux mécanismes somatologiques est salutaire. Nous renonçons à toutes les interprétations superstructurelles, psychologisantes et moralisatrices, pour revenir aux faits somatologiques, à la nécessité de maintenir le minimum de tension et de conscience, à l'obligation d'éviter le vide subjectif en se remplissant d'affection et de tendresse, de celle des amis, de celle de l'analyste. Ainsi la dépression est évitée.
Sigmund Freud a assigné l'essentiel de l'histoire humaine à une « autre scène » proposant ainsi une imago de l'inconscient que Jacques Lacan a reprise en lançant son « quelque part » qui ponctue dorénavant le discours des initiés. Toujours est-il qu'il s'agit là de références à la topographie qui nous enchantent évidemment et qui introduisent notre propre choix de la notion de « lieu » qui est à la topographie ce que le « mode de fonctionnement » est à la personne. Voyons ces « lieux de fonctionnement » chez Marjolaine que nous retrouvons enfin et qui nous offre tout le matériel requis, des modes de vie positifs et des modes de vie négatifs, des lieux de vie et des lieux de mort. Nous retiendrons deux lieux de vie plus précisément, ceux qui nous semblent fondamentaux et les plus manifestes. Ces deux lieux de vie sont les fonctionnements intellectuels et sensitifs. C'est peut-être le moment de relire la longue présentation de notre héroïne qui se trouve en introduction. Sinon, il faut se rappeler : Marjolaine est étudiante, une étudiante attardée qui a intercalé plusieurs années de vie active entre son bac et la reprise des études. Elle était une commerciale, avait commencé par le porte à porte pour terminer comme responsable d'une équipe de vente. Mais ça ne répondait pas à son ambition, aussi a-t-elle repris des études en Fac de Lettres. Elle achoppe sur la licence en une classique conduite d'échec. Elle est pourtant une intellectuelle, trouvant dans la lecture une activité récréative et dans le débat d'idée un habile moyen de rencontrer les autres. Elle a beaucoup lu sur la psychanalyse et la psychologie ce qui lui permet de prendre une place redoutable dans le groupe de somatanalyse ; tout comme, en général, elle ne tire qu'à bout portant, elle ne parle, dans le groupe, qu'avec des références livresques certaines. L'intellect fait vivre Marjolaine, aussi n'hésite-t-elle pas à entreprendre de longues thérapies pour faire triompher cet intellect, par Université interposée, puisqu'elle terminera avec un bac + 5. L'autre lieu de vie est le lieu sensitif, celui des sensations physiques, solitaires, au-delà de la sensualité plus précise. Marjolaine est une fine gastronome et n'hésite pas à se préparer, pour elle toute seule, un gros homard arrosé d'un bon petit rosé... d'un grand rosé, en fait, une bouteille entière ne l'effrayant pas le moins du monde. Nous l'avons vue s'enfoncer dans l'écoute musicale aussi profondément que dans la baignoire d'eau chaude. Et quand je l'accompagne dans un travail émotionnel individuel, elle rejoint rapidement des sensations intenses qui vont déterminer son comportement et son discours. Remarquons que ces deux lieux de vie sont des lieux relativement solitaires. Il n'y a pas d'échanges intellectuels véritables – ce qui lui ferait réussir ses examens – tout comme il n'y a pas d'échange sensitif, ce qui lui permettrait une vie affective et sexuelle. C'est que l'échange et la socialité lui sont barrés comme des lieux de mort que nous situerons plus précisément du côté de l'émotion et de la communication. Plus généralement, c'est la normalité, le fonctionnement « commun » qui lui fait défaut. Marjolaine ne vit pas ses émotions ; elle n'a pas accès à ces réactions ininterrompues aux messages qui sont tantôt joie, tendresse ou plaisir, tantôt peur, colère ou souffrance. A tout instant du jour et de la nuit (le rêve en est l'illustration), les événements prennent une couleur émotionnelle. L'émotion est l'unité de base du vécu avec ses caractéristiques bien distinctives : durée courte, déroulement cyclique et pulsationnel centré sur un point de résolution (l'orgasme, l'acmé), laissant aussitôt la place à une autre émotion, occurrence spontanée ce qui enlève toute maîtrise. Seule son expression peut être réprimée, son déroulement pulsationnel, ce qui entraîne peu à peu son occultation. C'est ce qui est arrivé à Marjolaine. Quand je la vois habitée par un vécu intense et que je lui propose de l'accompagner en travail individuel, que je lui pose la main sur le thorax pour faciliter l'ouverture, elle réprime encore plus. Au lieu de connecter avec une peur, sa colère ou de la souffrance, elle se pose en face du thérapeute et le teste, le rejetant puis lui demandant quelque chose pour l'obliger à rester néanmoins. Elle part dans l'intellect et raisonne. Son corps se crispe et esquisse ces mouvements de reptation qui vont la faire tourner autour des matelas. Entre l'événement (ma présence et son vécu) et ces comportements, il n'y a rien sinon une occultation, un blanc, l'absence des émotions précisément. On peut remonter à une époque plus précise où des causes relativement plausibles peuvent expliquer cette répression émotionnelle. C'est vers trois et quatre ans. Nous savons déjà que sa mère l'enfermait quand elle allait voir son amant. La souffrance et la peur étaient tellement intenses que l'enfant apprit à les évacuer dans des comportements périlleux comme de sortir par la fenêtre, ce qui évoque déjà l'étouffement de la peur de tomber. Vers la même époque, les problèmes du couple parental avaient poussé le père à se consoler au bistrot du coin. Lorsqu'il y tardait de trop, la mère allait à sa recherche et demandait à l'enfant d'entrer dans le bistrot et de supplier le père de venir. Au début, elle devait certainement fondre en larmes puis, peu à peu, se mordre les lèvres puis serrer les mâchoires pour ne plus souffrir... C'est ainsi que l'on constitue un lieu de mort, un fonctionnement qui ne marche plus, ici la répression de l'émotion. Mais sa communication ne marche pas mieux. Au groupe de somatanalyse, Marjolaine devient rapidement une espèce de leader à la fois admiré et craint, recherché et rarement trouvé. Elle s'allie avec deux, trois autres personnages, certes expressifs mais également manipulateurs, pour constituer un clan redoutable. A l'époque, j'aimais assez sa présence parce qu'elle animait bien le groupe jusqu'à le rendre explosif ; ça bougeait et criait. Les nouveaux arrivants étaient accueillis avec vigueur et rigueur. Les anciens qui se planquaient étaient rappelés à l'action... Mais Marjolaine fonctionnait de façon peu sensible, peu intuitive. Tout venait de la tête et devait déboucher sur l'action. C'était comme à quatre ans : « Allez, papa, viens, maman est dehors, tu dois rentrer, tu as assez traîné ». Marjolaine ne communique pas. Elle impose seulement sa manière de penser brutale, autoritaire, agressive. De l'humour atténue parfois cette rugosité mais de l'humour caustique auquel le thérapeute a droit lui aussi. Il ne faut donc pas s'étonner que son entrée dans la nouvelle équipe de travail, quand elle reprend la vie active, s'effectue en bulldozer. Marjolaine croit déceler du flottement dans la direction de cette équipe, alors elle la prend en main, propose une nouvelle organisation mais, après quinze jours, c'est la débandade. Elle est à côté de la plaque. De communication, il n'y en a pas. Faut-il s'appesantir sur le troisième lieu de mort, sur le barrage fait au fonctionnement normal ? Cette notion est difficile à définir par le seul discours. Elle se précisera mieux sur le modèle topographique qui lui assigne une place centrale, commune, correspondant à une espèce de dénominateur commun de tous les modes de fonctionnement particuliers. Il est clair que Marjolaine ne peut pas fonctionner sur ce mode commun et communautaire. Elle ne ferme pas à clé alors que tous les autres le font. Elle ne vit pas en couple, n'installe pas son appartement. Elle reprend les études très tard après avoir bourlingué à gauche et à droite... Dès qu'il y a des normes, notre héroïne prend ses jambes à son cou. Elle en fait même une philosophie, post-soixantehuitarde. Voilà un premier niveau d'abstraction dans l'analyse du cas Marjolaine : l'approche historique et événementielle se systématise en modes de fonctionnement, et en lieux de vie et de mort. En fait, nous venons de faire un travail préparatoire que nécessite la transmission écrite. Il faut préparer le terrain à l'introduction du modèle structuro-fonctionnel, à la transmission visuelle, topographique. Quand je fais ce travail dans le groupe de somatanalyse, sur le vif, ou avec des élèves en formation, il suffit de dessiner sur le schéma pour que les traits et les courbes disent ce que je viens de décrire si longuement. Approchons à présent ce modèle que le chapitre précédent a déjà mis en place et duquel cette nouvelle approche peut révéler de nouveaux aspects ou, mieux encore, sa simplicité même derrière une complexité apparente. Schéma 15 : Le somatogramme de Marjolaine en début de thérapie : lieu de vie (cercles) et lieux de mort (berlingots).
L'objet de notre recherche, c'est la thérapie : un patient dans le cadre thérapique, l'histoire du patient, les processus de la thérapie. Autant dire qu'il s'agit de l'être humain et de la vie, tout simplement. Cet objet constitue le «territoire » dont il faut dessiner la « carte ». Pour se déplacer dans un pays, il faut une carte routière. Ici, pour le territoire humain, nous aurons le modèle structuro-fonctionnel. Notre territoire, c'est donc un « vécu » situé dans un « cadre ». Ce premier point est fondamental : nous représentons des éléments instantanés, subjectifs, singuliers, des choses uniques tout comme une carte routière indique l'emplacement d'une voiture à un moment donné. Mais ce vécu s'insère toujours dans un cadre, dans un environnement qui, lui, est permanent. La voiture est sur une route qui sera là bien après le passage du véhicule et qui était là bien avant. Notre modèle va donc juxtaposer deux réalités de nature totalement différente, une réalité subjective, vécue, évanescente et une réalité objective, matérielle et durable. Le « vécu » est complexe et polymorphe. II faut néanmoins le préciser, le démembrer, le définir dans ses parties constitutives. C'est ainsi que Freud a proposé un découpage en trois : conscient, préconscient et inconscient ou encore : ça, moi et surmoi. Je propose, quant à moi, six fonctions subjectives que j'ai argumentées dans le tome I : intuition, émotion, sensation, réflexion, communication et action. Ces dénominations courantes ont leurs correspondants plus techniques : Mais, encore une fois, c'est leur intégration dans le modèle qui donne vraiment sens à ce découpage et, en particulier, le mouvement directionnel qui dynamise ce modèle et situe les six fonctions dans un rapport plus précis. Le « cadre » est ce qui permet le vécu. Sans cadre, pas de vécu, puisque c'est lui qui envoie les messages et stimuli initiateurs de ce vécu. Sa caractéristique fondamentale réside dans le fait qu'il constitue une permanence, comme nous l'avons déjà souligné, quelque chose qui est là avant, pendant et après le vécu et se distingue ainsi radicalement de ce vécu. Cette caractéristique d'objectivité permet d'y situer des éléments différents de par leur nature, à savoir des éléments de la personne elle-même (sa réalité psychique et son corps) et des éléments extérieurs à la personne (l'entourage et l'environnement, le social et l'écologique). Cette hétérogénéité est souvent mal comprise. En fait, nous n'envisageons pas la nature du cadre mais seulement sa fonction, pour laquelle nous postulons une équivalence : la réalité psychique, les autres personnes, l'environnement et le corps anatomique et bio-physiologique jouent un même rôle : c'est la règle d'équivalence fonctionnelle que j'ai postulée ailleurs (Meyer 1982).
Schéma 16 : Le modèle structuro-fonctionnel La mise en place retenue pour ce modèle est celle de deux sphères emboîtées ; la sphère interne représente le vécu personnel et la sphère externe le cadre permanent. La disposition des fonctions subjectives et des réalités objectives découle du sens dynamique qui anime ces sphères : les messages venant du cadre partent de gauche, pénètrent l'intérieur et constituent le vécu qui n'est que l'élaboration de ces messages par la personne ; cette perlaboration engendre une réaction qui se répercute sur le cadre, à droite, et transforme ce cadre qui, dans ce nouvel état, envoie de nouveaux messages. C'est un moment de rétroaction qui boucle la boucle et crée le mouvement même de la vie, un mouvement continu et permanent. La vie est mouvement ; la maladie, c'est l'arrêt de cette dynamique ; la thérapie, elle, doit relancer ce mouvement. Dans notre postulat d'équivalence fonctionnelle, le message ou stimulus entraîne les mêmes fonctionnements de base, qu'il soit psychique, social ou corporel. C'est, en tout cas, cette équivalence qui nous intéresse ici. Il reste à trouver le mode de représentation de cet autre élément qui entre dans le schéma de territoire : le somatotope. Le principe en est simple. Tout comme une voiture n'occupe jamais tout un territoire géographique, un vécu instantané ne recouvre pas plus tout le territoire subjectif. Il est dans l'émotionnel, le sensitif ou l'action, mais jamais partout à la fois. Nous ne fonctionnons, à un moment donné, que dans des fonctions limitées. Nous représentons cela par un cercle dans la sphère du vécu ; ce cercle est un lieu de vie quand il est bien rond ; il est lieu de mort quand il implose et se retrouve comme un berlingot. Celte surface de vécu, appelée « somatotope », possède un centre qui indique le fonctionnement principal et une surface plus ou moins grande qui représente l'extension de ce vécu vers d'autres fonctions. Car le vécu n'est évidemment jamais pur, même s'il n'occupe pas tout le territoire. A présent, il nous suffit de placer sur ce schéma de territoire les lieux de vie et les lieux de mort d'un individu pour constituer son « somatogramme ». Ce somatogramme est un instantané, une image de ce qu'il est à un moment donné. Il est une grille de lecture provisoire, comme celle que nous venons d'établir pour Marjolaine. Nous en avons terminé avec la mise en place du schéma de territoire et du somatogramme. Nous pouvons, à présent, revenir à Marjolaine et travailler sur son somatogramme particulier qui doit d'abord être comparé au somatogramme familial, avec toutes les chances d'y trouver des concordances.
Schéma 17 : Somatogramme familial de Marjolaine La famille est constituée des deux parents et d'un frère aîné. Le père est un homme débonnaire, employé modèle, mari soumis, père attendri, avec Marjolaine en particulier. Mais, avec une femme autoritaire et étroite d'esprit, il passe par une phase alcoolique au plus mauvais moment du développement de sa fille qui hérite de cette sensibilité et la refuse par après. Nous pouvons donc situer le lieu de vie principal du père vers la gauche et le bas, dans l'émotionnel et le sensitif. Marjolaine développe cette même capacité mais refuse peu à peu l'aspect émotionnel et glisse plus franchement dans une sensitivité coupée à la fois du relationnel (à mi-hauteur) et de l'expression (à droite). La mère est une femme dynamique, active et ambitieuse, s'arrangeant mal d'un homme aussi falot et d'un fonctionnaire aussi soumis. Dans un premier temps, elle se donnera de l'air avec un amant puis, rentrant dans le bercail familial, elle investira la pratique religieuse et les œuvres de charité avec la même fougue. Le tout s'insère malheureusement dans une rigidité de caractère qui ne peut que rebuter sa fille. Nous la plaçons donc à droite, un peu en bas, dans l'action et la communication. Là encore, Marjolaine ne peut adopter cette attitude parentale de harpie qui affronte les clients du bistrot, les bonnes mœurs et la discrétion des convictions. Elle fera du lieu de vie de sa mère un lieu de mort pour elle-même et glissera vers le haut, vers le réflexif et l'intellectuel. Le frère, lui, a sept ans de plus que Marjolaine et apparaît à celle-ci comme le centre de la famille. Il est apprécié par le père, gâté par la mère, étudie bien et se situe en un lieu d'équilibre qui en impose à la petite sœur. Il est « normal », si l'on donne à cette caractéristique sa définition statistique, il a de tout suffisamment et rien en excès, s'agissant des six fonctions retenues ici. Son lieu de vie se situe donc au centre, là où ces six fonctions se rejoignent et s'équilibrent. Mais, aussi confortable que soit cette place, elle est prise, occupée, et Marjolaine ne peut donc s'y loger sinon elle ne serait que la pâle copie de l'aîné. Fuyant les lieux de vie des parents, elle ne peut pas pour autant se glisser entre les deux, au milieu, puisque cet interstice est occupé par le grand frère. Elle se définira donc à l'extérieur, en excentrement et excentricité. Deux commentaires nous viennent très logiquement à la vue de ce somatogramme familial : Profitons de cette mise en place générale du somatogramme et de l'illustration particulière qu'en donne Marjolaine pour aborder une réflexion plus générale sur les modes de fonctionnement de l'individu. Nous esquissons ici l'une de ces élaborations que suggère le modèle lui-même, à partir de sa logique interne. Le modèle nous propose un lieu central, « normal », caractérisé par un bon équilibre entre les six fonctions constituantes du vécu. C'est celui du frère. En principe, ce lieu est unique mais mobile, permettant à son locataire d'investir l'une ou l'autre fonction plus précisément mais sans jamais se couper des cinq autres. La « normalité » est confortable et sécurisante mais pas passionnante et il ne naît pas de génie en ce lieu, à moins qu'il y ait des « excursions » significatives comme le propose le schéma ci-contre.
Schéma 18 : La personne dans sa complexité Lorsque ce lieu central, consensuel, est barré, interdit, comme pour Marjolaine ici, il se propose une occupation de lieux de plus en plus excentrés. A partir d'une certaine distance du centre, ces lieux, parce qu'ils restent limités en taille, se séparent les uns des autres et se divisent en quatre somatotopes distincts. Chacun de ces lieux est constitué par un plus petit nombre de fonctions et se différencie donc de plus en plus. C'est là qu'on trouve des modes de fonctionnement plus passionnants, jusqu'au génie, mais avec la sécurité en moins. (La sécurité se définie ici très simplement comme la réunion de toutes les fonctions en un lieu central). Voyons Marjolaine. En principe, elle devrait occuper quatre lieux de vie au lieu des deux que nous avons retenus, comme le suggère le schéma suivant.
Schéma 19 : L'excentrement et l’éclatement des lieux de vie jusqu’à la psychose Or les deux lieux, intuitif et actif, ne sont pas suffisamment développés pour que nous en fassions des lieux de vie. Ils restent des « lieux en suspens », des fonctionnements potentiels que Marjolaine n'a pas investis suffisamment. L'une des raisons de cette suspension nous apparaît à la lecture du somatogramme familial : aucun des deux lieux n'était à l'ordre du jour, ni l'intuition, même pas religieuse, car la mère n'était que bigote mais pas croyante, ni l'action parce que le père menait sa carrière de fonctionnaire avec la placidité de mise dans son statut, nous découvrons là l'une des tâches de la thérapie : mener au développement des lieux en suspens. Mais pourquoi seulement quatre lieux d'éclatement et non pas six comme le suggérerait l'existence des six fonctions de base ? Ici s'introduit une nouvelle réalité que Marjolaine illustre également. Nous voyons sur le schéma qu'elle glisse vers des fonctionnements purs, vers la sensitivité et l'intellectualité, tout en laissant en suspens l'imaginaire et l'action. Cette position en des lieux univoques correspond à une réalité bien précise, à la réalité psychotique qui se caractérise par un fonctionnement pur, en une fonction univoque. Lorsque ce lieu est totalement excentré, il donne lieu aux quatre grands syndromes psychotiques : Lorsque les somatotopes ne sont qu'à mi-chemin entre le centre et l'extrême, il s'agit seulement de la structure psychotique, celle-là même que possède Marjolaine. Et puis, il y a un deuxième mode d'éclatement des lieux de vie, un éclatement qui suit les lignes de clivage à mi-hauteur et à mi-largeur comme cela se dessine sur le schéma suivant.
Schéma 20 : La disposition excentrée, semi-clivée comme lieu de névroses A ce moment, le somatotope est à cheval sur deux fonctions : Ce mode de fonctionnement est déjà plus complexe, sans atteindre pourtant la globalité du lieu central. L'expérience montre que ce fonctionnement duel est celui de la névrose avec ses quatre syndromes classiques : Je laisse au lecteur le soin de valider lui-même ces observations en mettant en relation chaque diagnostic avec les deux fonctions prévalentes. Nous touchons ici à cette géométrie du fonctionnement humain que doivent promouvoir la somatologie et ses modèles. La notion de géométrie se justifie par la précision toute mathématique des faits. Mais l'humanisme n'y manque pas lorsqu'on ajoute que toutes les situations intermédiaires (donc singulières) existent et apparaissent sur le schéma dans leur unicité même grâce à l'infinité des somatotopes possibles. Il reste que c'est cette modélisation qui donne la meilleure image de la réalité à la fois par sa mathématicité et sa singularité, l'emportant très largement sur ce que peuvent décrire les concepts. Aussi des termes comme hystérie, mélancolie ou angoisse doivent-ils être enrichis par la géométrie du modèle topographique lui-même qui nous propose les réalités suivantes : Il nous reste à préciser la notion de clivage. Le modèle structuro-fonctionnel nous en propose quatre, de clivages :
Le somatotope d'un vécu et d'un mode d'être est une des pièces maîtresses du modèle structuro-fonclionnel. Il se laisse approcher sous de nombreux aspects dont nous retiendrons quatre :
Tout découle d'une observation qui devrait aller de soi. Tout comme une voiture ne peut être qu'à un endroit du territoire à la fois, le vécu d'un sujet à un moment donné ne peut être que d'un certain ordre. Dans des exercices somato-thérapiques tels que la respiration libre ou la transe giratoire, on constate que tel sujet part dans des images et tel autre dans des sensations corporelles et, ceci, de façon répétitive comme une constante de la personne. Par ailleurs, chacun sait qu'une réflexion attentive empêche d'agir et même de communiquer et inversement. Certes, il existe des vécus plus complexes et l'on peut même avoir l'impression de plénitude. Il s'agit effectivement de la plénitude du vécu mais en aucun cas de la totalisation de toutes les fonctions qui nous intéressent. Quoique mon argumentation ne soit pas suffisante ici, j'insiste sur cette limitation non seulement du vécu du moment mais encore du fonctionnement prévalant d'un sujet à une période donnée, que ce fonctionnement soit agréable ou désagréable. Sur le modèle structuro-fonctionnel, ce fait se traduit par un lieu ou somatotope qui possède un certain nombre de caractéristiques.
Investissant le corps de façon privilégiée, la somatanalyse œuvre dans le présent. La somatologie, fondement théorique, doit elle aussi rendre prioritairement le présent, sans oublier que le présent est aussi le point de rencontre du passé et de l'avenir. La somatologie doit aussi effectuer une seconde rencontre, celle des faits de thérapie et des faits de la vie privée. Enfin, elle devrait rendre justice de toute la singularité de la personne. Avec un tel cahier de charges, il faut multiplier les schémas de représentation, mais sans en créer de nouveaux, tout simplement en extrayant l'un ou l'autre point névralgique du schéma de territoire pour le développer en un nouveau schéma plus détaillé. De la grande carte routière, nous devons passer à la carte d'état major, en attendant les plans de ville et les croquis d'architecture. Le premier de ces développements s'appelle « schéma de situation ».
Schéma 26 : Le schéma de situation Rappelons-nous que le schéma de territoire représente une réalité seulement potentielle et que ce qui s'actualise vraiment dans le moment, hic et nunc, est une « situation ». La situation se définit par deux lignes horizontales parallèles qui découpent le territoire de gauche à droite ; elle se constitue des messages existant à ce moment et à cet endroit, messages psychiques, écosociaux et/ou corporels.
Le schéma de situation extrait celte bande passante d'actualité pour en affiner l'étude. A gauche, l'ensemble des messages constitue l'événement qui va devenir communication à droite. Dans l'entre deux, s'inscrit le vécu qui se partage en essensialité et en attensionnement selon des proportions variables qui vont de 99/1 à gauche à 1/99 à droite avec tous les intermédiaires possibles, en fonction du lieu du somatotope. Nous observons là l'extrême richesse de ce schéma qui peut inscrire toutes les singularités existantes entre ses deux extrêmes. La pertinence de ce schéma de situation réside précisément dans cet alliage subtil d’essensialité et d'attensionnement qu'on ne vit qu'ensemble, en équilibres variés mais dont il faut préciser chaque constituant à présent. L'essensialité est le vécu des messages qui font l'événement, ces messages venant des réalités psychiques, écosociales et somatiques en une totale équivalence fonctionnelle. Il s'agit donc des vécus :
L'essensialité a des caractéristiques précises :
Rappelons-nous le travail émotionnel de Marjolaine. Quand je l'entreprends aux moments forts, elle s'ouvre à ses messages, se laisse happer par leur défilement jusqu'à perdre ses repères habituels (attensionnels) puis sursaute de façon quasi réflexe (dans ce que j'appelle le réflexe attensionnel) et teste la solidité de son repère social, à savoir de son thérapeute, l'envoyant au diable pour s'assurer qu'il restera quand même. Alors seulement elle peut retourner dans ses abîmes essensiels jusqu'à ce que le corps la rappelle à la vigilance avec un spasme, une douleur ou un sursaut quasi automatique. L'attensionnement est plus complexe et plus difficile à saisir. Il s'agit de l'ensemble des processus personnels d'élaboration des messages, de ce qu'on appelle ailleurs structuration et défense ou résistance quand cela devient excessif. Il est à la fois :
Bien qu'il s'agisse d'éléments de nature hétérogène (les processus de réflexion et les lois sociales par exemple), ils fonctionnent de façon équivalente. Quand on réussit à envisager cette notion « d'équivalence fonctionnelle » on est subitement étonné par cette possibilité de traiter ensemble la mise sous tension musculaire et les lois de la communication par exemple. Eh bien, Marjolaine était aussi tendue dans son corps que cassante dans son discours. Quant au mental, quand il était trop stressé avant les examens, il déconnectait pour les mêmes raisons ! L'attensionnement se définit par opposition à l'essensiel. Il est :
Cette dernière caractéristique nous montre qu'il s'agit de processus majoritairement acquis bien qu'ils reposent sur des fonctions bio-physiologiques indispensables. Nous savons quelle est la longueur de la scolarité qui doit développer l'attensionnement psychique, quel est le nombre de gendarmes et de juges qui assure l’attensionnement social et quelle est l'attention qu'il faut porter au corps pour pouvoir fonctionner avec « attension ». Marjolaine illustre bien ce propos qui reprend la Fac à près de trente ans pour ne la terminer que vers quarante. Quant à la somatanalyse, elle est une autre leçon d'attensionnement, paradoxalement. En effet, il faudra bien un jour admettre que toute psychothérapie doit comporter son volet d'apprentissage el d'attensionnement. Habituellement on appelle cela «pédagogie » et les psychanalystes jurent aussitôt leurs grands dieux qu'il n'y a pas de pédagogie dans leur méthode. Il n'y a pas d'enseignement direct dans les méthodes analytiques freudiennes, c'est exact, mais il y a une pédagogie implicite qui est donnée par le cadre lui-même : le discours, qui s'impose en psychanalyse par exemple, impose ses règles et c'est sur les manquements à ces règles que se fait aussi l'interprétation : lapsus, jeux de significations, calembours étymologiques et phonétiques etc. ! En sociothérapie analytique, les règles de la sociabilité s'imposent au fil de la dynamique du groupe. En somatanalyse, les règles du fonctionnement corporel rappellent à l'ordre dès le premier manquement : vous essayez de forcer un son et les cordes vocales s'irritent ; ce n'est pas le professeur qui vous punit, ce sont vos propres cordes vocales, et la leçon ne se retient que d'autant mieux.
Marjolaine nous invite à explorer ce schéma de situation plus avant, nous en dévoilant quatre aspects plus précis : Le travail direct sur le modèle structuro-fonctionnel nous pousse à essayer un certain nombre de combinaisons qui s'avèrent d'abord logiques et géométriques et, ultérieurement, cliniques si la vérification pratique y agrée. Il en va ainsi de la combinaison du schéma de situation et du somatotope. Mathématiquement, il y a cinq combinaisons possibles – plus tous les glissements intermédiaires – qui se lisent sur cette représentation.
Schéma 27 : La présence à la situation et ses avatars
Nous voyons là que la logique du modèle structuro-fonctionnel est une logique réaliste, une géométrie de l'humain. Le contrôle des faits doit être rigoureux. A ce moment là, nous obtenons une espèce de typologie, une nouvelle grille de lecture qui se montre efficace dans la pratique et qui respecte le cahier de charges : se référer à la généralité (la présence à la situation) tout en respectant la singularité de chaque cas. Nous verrons plus loin que ce qui se travaille analytiquement, ici en somatanalyse, peut devenir une pratique ailleurs, avec la « Présence Juste».
Notre hypothèse de travail repose largement sur la notion de lieux (de vie, de mort et en suspens) qui sont autant de modes d'êtres privilégiés qui fonctionnent dans le présent comme des attracteurs et des répulsifs. Cette notion se réfère en partie à la théorie freudienne des lieux de régression, à la différence qu'il ne s'agit pas, ici, de seule régression, mais de tous mouvements, prospectifs comme régressifs. Ces lieux ont une histoire, certes, mais ils ont surtout une organisation (le mode d'être) qui nous intéresse prioritairement, nous qui travaillons dans le présent, au corps. En fait, l'histoire et l'organisation vont de pair, l'une informant largement l'autre, comme nous le suggère la somatologie qui représente les deux aspects à la fois. En effet, le schéma de situation n'indique pas seulement l'organisation du lieu (la proportion d'essensiel et d'attensionnement) mais aussi le temps historique où il s'est constitué. C'est ce que nous montre une autre recombinaison de notre modèle. Schéma 28 : L’attensionnement comme maturation de l’être Sur ce schéma, nous situons quatre temps historiques remarquables :
Nous avons aussi vu que le « schéma de position » détaillait encore plus cette carte historique. En fait, elle ajoute une nouvelle dimension en reliant les lieux de vie et de mort au cadre relationnel du moment constitutif. Il suffit, à présent, de nous rappeler que la « situation » peut se placer en tout lieu du « territoire », en haut dans le psychique, au milieu dans le relationnel, en bas dans le corporel par exemple, pour que nous saisissions une autre dimension encore qui définit le lieu. Nous aboutissons ainsi à une quadruple caractérisation du moment historique de fixation de ce lieu avec : Illustrons ce nouvel acquis sur le somatogramme de Marjolaine. La simple localisation du lieu A, à gauche et vers le bas, nous indique qu'il est : Le lieu B nous montre qu'il est :
Avec l'aspect très schématique que prend notre écriture en ce moment, on pourrait basculer dans un certain vertige, sinon un emballement maniforme. Nous approchons là ces mathématiques du vivant et cette géométrie de l'humain que nous traquons idéalement, et cela peut être exaltant. Mais nous pouvons nous protéger de tout ce vertige en restant dans... la présence juste, la lecture des modèles et le retour à la clinique. Remarquons bien que chaque schéma enrichit le précédent d'un nouvel aspect mais, en même temps, il le relativise en soulignant qu'il ne s'agissait que d'un aspect particulier. Il se fait ainsi une approche phénoménologique où chaque nouvelle manifestation nous signifie qu'il n'y a là qu'un autre éclairage de l'ensemble et que cet ensemble, à savoir notre patient, l'être humain, Marjolaine ici, nous ne sommes pas près de le cerner définitivement. La pluralité des approches est, paradoxalement, une garantie de liberté tout comme, ailleurs, la pluralité des partis politiques et des médias préserve la démocratie.
L'élargissement de notre modèle à l'histoire et au développement de l'individu nous propose une observation fondamentale avec l'élargissement régulier de la zone d'attensionnement au fur et à mesure de l'avancée en âge, et le rapetissement consécutif de la zone d'essensialité. Cette réalité est née d'abord d'un coup de crayon, d'un dessin voulu symétrique sur le schéma de situation. Elle s'est imposée ensuite sur la base de longues années d'observation clinique et de réflexion. La géométrie de l'humain manifeste là l'une de ses formes les plus pures et les plus logiques. Nous en ferons donc un postulat à développer et non plus à justifier. Ces deux lignes convergentes qui tentent de se rejoindre à droite en une communication parfaite ne constituent évidemment que des lignes idéales, exemplaires : voici ce qu'il devrait en être dans un développement harmonieux ! Sa réalité, elle, est plus polymorphe et vient encore une fois inscrire la singularité de chacune des six milliards de trajectoires individuelles en des formes originales. Nous nous y essayerons avec une seule de ces destinées, celle de Marjolaine. En fait, le modèle nous montre tout autant quelles seront les dérogations à cet idéal : l'hyper- et l'hypo-structuration attensionnelle. L'enfant, le jeune, l'adulte développeront trop ou pas assez leur attensionnalité, à des moments divers de leur évolution, ce qui introduit encore une fois la multiplicité des cas de figure : six milliards, en attendant les autres ! Mais référons-nous à Marjolaine et modélisons certains de ces moments remarquables qui ont marqué sa vie. Commençons par le commencement, par une relation au père très proche, tendre, sécurisante et sensitive. Dans ce cocon à prévalence paternelle, Marjolaine s'abandonne aux messages positifs et privilégie l'essensialité, oubliant de développer les processus attensionnels. Jusque vers trois ans, elle baigne dans une hypoattensionalité sans histoire. Mais vers trois-quatre ans, l'histoire et les histoires reprennent leur droit, le ciel s'obscurcit, le père boit et Marjolaine trinque. Quand elle va pister son père dans les bistrots alentours, elle doit développer un attensionnement excessif, démesuré pour son âge, et surtout mal préparé. Elle, qui se prélassait dans le nid, elle en tombe soudainement sans savoir voler. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle met hâtivement en place une structuration mal élaborée et mal intégrée. Représentons ces événements sur notre schéma.
Schéma 29 : Marjolaine et ses premiers grands stress Nous représentons en pointillé les lignes d'attensionnement idéales et visualisons aux écarts d'avec celles-ci l'hypo- puis l’hyper-attensionnement de Marjolaine. Ce schéma nous suggère deux séries de commentaires, et deux réalités importantes. En premier, nous retrouvons ici les prémisses de deux somatotopes de base chez Marjolaine. Le lieu du cocooning familial, paternel surtout, fait le lit du lieu de vie A que nous connaissons bien à présent. L'autre lieu, de conflit avec ce même père, préfigure le lieu de mort le plus proche. Nous pouvons donc généraliser, même si c'est un peu hâtif, et prêter à ce travail d'attensionnement la responsabilité des fixations des somatotopes de base. Poussant les déductions encore un peu plus loin, nous pouvons aussi préciser que le travail thérapeutique se fera préférentiellement sur cette ligne de partage entre l'essensiel et l'attensionnel, dans un équilibre donc, ce qui nous rappelle la complexité et la subtilité de toute psychothérapie, analytique en particulier. En second, nous sommes invités à reconnaître dans ces deux mécanismes d'hypo- et d'hyper-attensionnement le substratum de deux processus de plus en plus marquants dans notre civilisation : les états de choc et de stress. Remarquons bien la différence fondamentale entre les réactions normales du « lâcher prise » ou essensiellement et du « prendre prise » en attensionnement. Dans la normalité, il s'agit de mouvements progressifs vers la gauche ou la droite, respectant les règles psychiques, sociales et corporelles respectives comme l'indique le schéma suivant.
Schéma 30 : Lâcher prise et prendre prise, essensiellement et attensionnement Dans le choc et le stress, il s'agit au contraire d'un lâchage et d'une surprise attensionnelles instantanés, sur place. C'est l'irruption subite d'un autre régime tensionnel, hypo- et hyper-tensionnel, qui provoque les symptômes bien connus du choc et du stress.
Schéma 31 : Le choc et le stress Continuons avec Marjolaine. Vers la même époque, la mère fréquente son amant mais pour quelques mois seulement. Elle retourne bientôt au bercail et même au bénitier. Le père fait une cure de désintoxication. Une nouvelle période de tranquillité s'offre à Marjolaine. Le grand frère est là, grand, fort, intelligent, admiré... Mais à quatorze ans, ce dernier part à l'internat et Marjolaine se retrouve seule avec une mère de plus en plus bigote et étroite d'esprit. Marjolaine investit le travail scolaire et s'ouvre à la musique. Elle voudrait même apprendre le violon mais sa mère refuse. Nous pouvons reconnaître là un second cycle d'hypo- et d'hyper-attensionnement. La nouvelle épreuve des 7-10 ans vient creuser le trou du deuxième lieu de mort, celui qui se situe au lieu du frère, au lieu de la fraternité, du groupe familial, de la culture de groupe, du groupe social. Marjolaine se voit éjectée du lieu central, normal, social. Ces deux lieux de mort nous expliquent ses difficultés en somatanalyse avec le thérapeute d'abord qu'elle houspille comme son père éméché et avec le groupe qu'elle doit dominer comme un partenaire dangereux, comme le frère pour ses départs et ses refus… Autour de sa majorité, Marjolaine vit un troisième cycle remarquable. Elle tombe amoureuse d'un homme marié plus âgé, père de famille, au domicile éloigné de deux cents kilomètres. Elle est très amoureuse, très attachée en tout cas. Elle n'a pas d'orgasme mais apprécie les rencontres sexuelles. Sa mère ne doit évidemment rien en savoir. Seul le frère est au parfum, un frère toujours aussi parfait qui a déjà femme, enfants et maison. Elle, Marjolaine, fait le commercial, et connaît un homme marié ! Mais voici qu'un nouvel événement vient constituer un stress majeur après trois années de fréquentation. L'un des enfants de l'amant tombe gravement malade et Marjolaine s'impose une rupture comme acte d'exorcisme, de déculpabilisation. Elle rompt définitivement sans faire le deuil de la relation pour autant. On reconnaîtra là la répétition parfaite des deux cycles précédents : dans la chaleur de l'amour, Marjolaine s'ouvre à nouveau, relâche son hyper-attensionnement pour ne donner que plus de prise à l'épreuve inattendue qui l'assaillira. Là, elle réagit d'abord par un retour de rigidité puis par une décompensation dépressive, par un choc hypo-attensionnel. Après ces trois cycles majeurs, Marjolaine renonce à l'affectif et même au relationnel. Elle retrouve ses investissements intellectuels mais, ne supportant pas le stress, surtout pas le stress annoncé que constituent les examens, elle développe cette névrose d'échec que nous lui connaissons. Notons au passage que la névrose d'échec est au moins un état-limite sinon une psychose d'échec, comme les autres pathologies modernes : anorexie et boulimie entre autres. Arrêtons-nous là dans cette évocation du passé et tournons-nous à présent vers la somaianalyse de Marjolaine. Précisons seulement que les trois cycles analysés ci-dessus ne se déroulent pas au même niveau ni dans les mêmes contenus : Cette précision nous ouvre une possibilité de vérification, à savoir la superposition des différents schémas, en particulier du somatogramme et des schémas de situation. En principe, ces schémas doivent se superposer parfaitement, témoignant ainsi de l'homogénéité de notre travail même quand il part dans des directions plus particulières.
Schéma 32 : Superposition du somatogramme de Marjolaine et du somatogramme familial Cette superposition devient un de ces moments féconds où le modèle parle de lui-même et donne des indications... à contrôler. L'un de ces enseignements nous renvoie au choc et au stress et montre que les événements du passé font le lit de ces deux processus. Il s'agit de quelque chose d'équivalent aux lieux de régression freudiens. Mais ici nous restons dans le présent, il s'agit alors de lieux de fragilité, les fameux lieux de mort, dans le fonctionnement actuel. Un autre enseignement nous renvoie à un autre concept aussi fondamental. Il existe en somatologie un postulat de base, déjà bien esquissé jusqu'ici et qu'il faut définitivement tirer au clair. Ce postulat concerne la pathologie et la thérapie et s'énonce comme suit : tout symptôme (syndrome) se constitue en un lieu précis défini par : Il en découle, et là réside le postulat, que le moment thérapeutique, de guérison, ne peut survenir qu'en un lieu similaire, aussi précisément défini par : Quant au moment historique, il ne peut malheureusement pas être retrouvé, mais la reconstitution du cadre et du moment formels tels qu'ils s'énoncent ci-dessus suffit. C'est le paradoxe de l'analyse verbale (psychanalyse) qui, à cause de la parole, se focalise sur l'histoire du symptôme mais qui, en réalité, cherche à retrouver son cadre formel à travers cette évocation et nullement à fonder l'objectivité de ce moment. On aura vite compris que la somatanalyse cherche à recréer ces moments formels pour rencontrer le symptôme/syndrome dans son essence même et à le rendre inutile grâce à l'existence d'un cadre thérapeutique positif qui remplace le cadre traumatogène négatif. Référons-nous à Marjolaine, elle nous le montre mieux que l'énoncé de ces principes. Je retiendrai trois lieux remarquables que le cadre thérapeutique a offerts et grâce auxquels notre analysante s'est retrouvée dans l'ambiance même de trois de ses symptômes majeurs, ceux du groupe, de l'amitié et du transfert sur le thérapeute. Commençons par la première et principale rencontre en socio-somatanalyse, celle du groupe. Nous nous rappelons que Marjolaine l'a accosté avec agressivité, s'instituant rapidement comme leader mais avec une insécurité certaine qui l'a poussée à constituer un petit clan de trois à quatre anciens et à rejeter fermement les nouveaux arrivants. Le pouvoir, elle l'a placé là où elle excelle, dans la joute oratoire, intellectuelle, rationnelle. Cette attitude révèle un fond d'énergie et de dynamisme qui provient de l'époque dorée du cocon paternel (à 2-3 ans) mais qui s'est figé et se transforme en échec avec la mère puis en échec professionnel puis universitaire. Le groupe restitue le cadre formel dans lequel se sont précipités ces échecs et échafaudés les mécanismes de défense. Marjolaine se retrouve exactement dans les mêmes états d'être et arrive à le sentir effectivement. Elle déploie la même énergie et le même dynamisme, elle relance la même ambition de réussir et l'impose brutalement au groupe. Mais, ici, l'entourage ne la massacre pas, ne la rejette pas, ne la refuse pas. Tout au plus une confrontation lui fait-elle comprendre les règles de la dynamique de groupe, mais comme un fait de loi et non pas comme une punition personnelle. Peu à peu, elle perd la peur des représailles et l'agressivité préventive. Elle maintient son leadership mais de façon de plus en plus positive, encourageant les autres à «travailler» au lieu de s'inhiber. Cette réparation de son fonctionnement social prend beaucoup de temps (deux à trois années) mais se traduit très vite dans la réussite de sa vie professionnelle. La seconde rencontre en socio-somatanalyse est celle de l'un ou l'autre participant plus personnellement. Nous avons vu que cela s'est d'abord fait sous forme de clan, pour la sécurité. Après une année, la collègue dont nous avons déjà parlé est devenue une relation particulière. Les rapports sont restés comportementaux au départ, à un niveau matériel. Elles sortaient au cinéma ou se faisaient « une bonne bouffe ». D'entraide, il n'y en avait pas plus et surtout pas de prise en charge mutuelle. Quand l'une d'elle allait mal, la relation se distendait. Tout était emprunt de retenue et de timidité. Par ailleurs Marjolaine choisissait mal ses autres relations, trouvant des partenaires bien plus paumées qu'elle comme pour se sécuriser par cette supériorité au rabais. Nous retrouvons là les réactions aux déboires avec la mère et avec le frère. Peu à peu, pourtant, une nouvelle confiance s'est installée, avec cette collègue qui est devenue une amie intime, nous l'avons vu, avec le thérapeute à qui a été demandée une autre proximité toute paternelle puis fraternelle. En effet, Marjolaine a participé aux premières expériences de psycho-somatanalyse, de travail corporel à deux. Il y a eu des séances consacrées uniquement au bonding où elle est entrée au plus profond de ses tripes et de ses abîmes. Elle s'abandonnait à la tendresse puis sursautait brutalement. Peu à peu, elle put éviter ces réactions réflexes en structurant son ressenti. Et, surtout, par la suite, elle a pu demander elle-même ces séances réparatrices, notamment lorsqu'elle sombrait dans la mélancolie. Ainsi se retrouvait un lieu de mort archaïque qui revivait grâce au transfert positif. Il en alla de même avec les figures d'autorité au travail, figures maternelles surtout. Ce lieu de mort aussi a été reconstitué et réparé. Tout ce travail se fait spontanément à son rythme et à son heure. La somatanalyse institue un cadre rigoureux dans lequel ces choses peuvent advenir. Elles arrivent quand elles sont mûres. L'art du somatanalyste s'inscrit dans l'observance du cadre, dans l'intelligence du déroulement spontané et dans l'attitude analytique, toute en patience et en générosité. Tous les canaux se proposent, les canaux verbal, visuel et tactile. Les bras sont ouverts et chauds ; le cœur regorge de tendresse. La tête se concentre dans la compréhension et lâche prise dans l'empathie. Quant à la guérison, elle vient de surcroît.
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