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Table des matières

Première partie : l’historique des psychopathologies

  • Introduction

  • Les psychopathologies sont des constructions théoriques, disions-nous. Il nous faut donc commencer par étudier ces corpus théoriques. Trois livres nous aideront à réaliser cette tâche, ceux de  

    • PEWZNER, Naissance et développements de la psychopathologie,

    • ELLENBERGER, Histoire de la découverte de l’inconscient,

    • IONESCU, 14 approches de la psychopathologie.

    Evelyne Pewzner nous fait remonter deux mille cinq cents ans en arrière jusqu’à Hippocrate, évidemment. Ellenberger nous livre une impressionnante étude sur la psychiatrie dynamique – avec inconscient – de Mesmer jusqu’à Adler et Jung en passant par Janet et Freud. Enfin Ionescu fait voir la multiplicité des théories puisqu’il en décrit quatorze.

    Pour notre part, nous proposons, à partir de XVIIIème siècle, une séparation entre les deux lieux d’élaboration de ces psychopathologies, à savoir entre la psychiatrie et la psychothérapie. C’est avec Anton Mesmer et son « magnétisme animal » que commence la création de nouvelles théories psychopathologiques à partir de nouvelles thérapies :

     Pour les psychiatres, il en va autrement. Ils héritent de la population de malades les plus gravement atteints et commencent par décrire ce qu’ils observent. Ces pathologies lourdes n’ont pas beaucoup évolué au cours de ces deux millénaires et demi – contrairement à celles que soignent les psychothérapeutes – et c’est surtout le regard porté sur ces sujets qui évolue en fonction des fondements religieux, politiques et humanitaires de la société environnante : 

     

     

     Et nous arrivons aujourd’hui à la situation remarquable où la corporation psychiatrique reconnaît qu’elle n’en sait pas tant que cela et se contente des descriptions athéoriques des DSM et CIM.

    Aussi sont-ce les grandes écoles psychothérapiques qui s’essayent à des théorisations nouvelles, depuis Mesmer et Freud évidemment. C’est la raison pour laquelle nous complétons l’abord historique proposé par Pewzner, Ellenberger et Ionescu par deux descriptions de l’état actuel des psychothérapies : 

     

    • la première, faite en 1985, insiste sur la nouveauté des thérapies psychocorporelles et humanistes ;

    • la seconde, effectuée en 2008, décrit le nouveau courant « intégratif » qui prend en compte toutes les méthodes et théories.

    Nous y découvrons que, contrairement à la psychopathologie athéorique des psychiatres, révisée elle aussi dans le DSM IV TR, les psychothérapies, elles, se spécialisent dans des pathologies de plus en plus précises et proposent volontiers du neuf. Evoquons un seul exemple, celui de la schizophrénie déficitaire, pas trop sévère. 

     

    • Les psychiatres cherchent de nouvelles images dans l’IRMf, ou de nouveaux gènes mal transcodés, trouvent aujourd’hui même une nouvelle chose, selon Le Monde du 29 mars 2008 et attendent les médicaments de la Xème génération.

    • Walter A. Lechler propose à ces hébéphrènes pas trop gravement atteints sa « Teaching and Learning Community », que nous verrons plus loin.

    • Les cognitivistes englobent les parents et proches dans un enseignement systématique.

    • Les EMDRistes désensibilisent les traumatismes infantiles avec le balayage oculaire, à la suite de Wilhelm Reich.

    • Bert Hellinger remonte au même passé avec les « constellations familiales », demandant au « groupe qui sait » ce qui a dysfonctionné dans l’ordre familial.

    • Enfin la socio-somatanalyse remet ce patient dans le bain groupal, relationnel et émotionnel, comme le montreront les nombreux cas cliniques présentés dans la deuxième partie de ce livre.

    Ces propositions thérapeutiques se basent évidemment sur des conceptions psychopathologiques précises que nous découvrirons dans les quatre chapitres de cette première partie. Pour démarrer, nous accumulerons des données, du savoir, du matériel qui sont tellement nombreux et divers qu’ils appellent à une élaboration intégrative. C’est précisément notre tâche. Mais, auparavant, laissons-nous prendre au vertige de toutes ces informations.

     

     

    • Chapitre 1 : Naissance et développements de la psychopathologie

      • La folie dans le monde antique (Ve siècle avant J-C – Ve siècle après J-C)

      • Il n’y a pas de psychiatre dans l’Antiquité. Pourtant on y parle de quatre pathologies bien connues : mania, paranoïa, melancholia, phrénitis (cette dernière préfigurant les psychoses, délirantes en particulier).

        La maladie résulte d’un déséquilibre des quatre humeurs :

        • sang, phlegme, bile jaune, bile noire ou atrabile.

        Elles sont en correspondance avec les quatre éléments :

        • feu, terre, eau, air,

        et quatre qualités :

        chaleur, sécheresse, humidité, froid.

        Cette correspondance connecte fondamentalement l’homme à la nature et au monde. Les écoles se constituent selon la méthode et les philosophies :

        • dogmatique, empirique, éclectique,

        • épicurienne (école méthodiste) et stoïcienne (école pneumatiste).

        • Galien (IIe siècle ap. J-C) fait correspondre aux quatre humeurs autant de tempéraments :

        • sanguin, phlegmatique, colérique, mélancolique. 

        Il n’y a pas de séparation entre l’esprit et le corps, l’âme et l’organisme. Le traitement se base donc sur le régime alimentaire et le mode de vie mais aussi sur l’attitude éducative. Enfin la connaissance de soi passe par les autres ainsi que par la philosophie et la tragédie antique, car la maladie est un drame. On se rappellera que Freud y a trouvé le scénario du complexe d’Oedipe, qu’Héraclès a massacré sa femme et ses trois fils dans un véritable accès de folie et que les femmes ne sont pas en reste avec Médée qui incarne le triomphe de la passion mauvaise sur la raison. 

        Que retenir de ces dix siècles antiques ? L’être humain est une unité psycho-somatique connectée à la nature et à la culture, à l’univers et aux autres. Il est complexe, même s’il est limité à quatre humeurs, et la santé se construit sur le bon équilibre entre ces dernières. Il y a la personnalité et l’éclosion de maladies plus ou moins ponctuelles.

         

        • Emprise diabolique et intériorité du mal

        •  Encore mille ans, du Ve au XVe siècle pour ce Moyen Age si mal connu, traité d’obscurantiste du moins en Occident alors que la civilisation arabo-musulmane est à son apogée. A Bagdad, Razès, le Galien des Arabes, écrit : « L’alimentation du malade, son traitement, son soulagement, sa joie et son penchant à suivre ses désirs augmentent sa force. » (Pewzner. p.30)

          En Occident, on amalgame, pêle-mêle, la folie, la femme, le diable, le péché et la possession qui est volontaire. Pourtant, on valorisait aussi la folie « sous les traits du fou de cour, du fou d’amour, du fou de Dieu » (o.c. p. 35). Mais ce dernier risque néanmoins de succomber, à force de solitude et d’ascèse, à l’acedia, un état dépressif voire mélancolique.

          Hippocrate prônait les causes naturelles pour toutes les maladies ; le Moyen Age chrétien invoque le surnaturel. Les « fous sont victimes de l’exclusion, confondus avec les mendiants, vagabonds, hérétiques et infidèles » (o.c. p. 39). « Les Grecs en appelaient aux dieux… les chrétiens en appellent au diable » (o.c. p. 40).

          « La folie est associée à la sorcellerie, à la possession et au péché… La possession implique la participation volontaire de celui qui devient ainsi le suppôt de Satan… La sorcière – une femme – possède un savoir mystérieux et maléfique où la chair et la sexualité sont à l’origine du mal et du péché » (o.c. p. 39-41).

          A quelques foulées de dromadaire de là, Ishaq Ibn Imran parle bien différemment de la mélancolie : « C’est une maladie qui atteint le corps et dont les symptômes et les méfaits apparaissent dans l’âme. La forme hypocondriaque a pour origine l’orifice de l’estomac ; les autres formes prennent naissance dans le cerveau lui-même. Ses symptômes psychiques sont l’angoisse et la tristesse, qui sont les pires accidents de l’âme. La tristesse est l’état de l’individu qui a perdu un objet cher, quel qu’il soit ; l’angoisse est l’état de celui qui craint un malheur, quel qu’il soit » (p. 31-32). Car les Arabes développent les enseignements d’Hippocrate et de Galien. Ils « ont en effet décrit trois sens internes ou facultés mentales : l’imagination, située dans la « proue » du cerveau, la mémoire dans la « poupe », la raison dans la partie médiane. L’exercice normal et harmonieux des sens internes permet de faire la synthèse de la diversité du donné » (p.32).

          Ces dix siècles de lumière et d’obscurité nous permettent d’appréhender l’importance des contextes culturels et religieux pour la définition de la folie et le traitement des fous. Le passage des humeurs aux sens internes est remarquable : imagination, mémoire et raison.

           

          • Le fou, le médecin et le théologien

          •  La Renaissance (de 1453, chute de Constantinople à 1610, mort de Henri IV), n’apportera que peu de progrès à la psychopathologie et au sort des fous. Certes, elle a suscité  L’Eloge de la folie  d’Erasme et le Narrenschiff du strasbourgeois Sébastien Brandt. Erasme « a célébré la plénitude qu’éprouve le « fou chrétien » qui parvient au contact des vérités éternelles. Mais dans ce même ouvrage, Erasme soulignait aussi la vertu démasquante de la folie, sa fonction démystifiante ; aimant à cultiver le paradoxe, il affirmait que le vrai sage était en réalité celui qui passait pour fou » (p. 56).

            Reprenant l’idée de Brandt, un promoteur a «décidé d’ajouter à la Nef des Fous une petite Nef des Folles, de dimension réduite, certes, mais d’une capacité immense (…) puisqu’il faut y embarquer pour ainsi dire toute la folie humaine. Dans un navire se trouve Eve, l’auteur du péché originel, et chacun des cinq autres navires représente l’un des sens et la folie à laquelle les sens nous entraînent. On ne saurait mieux illustrer les liens entre la folie, la femme et le mal… » (p. 51).

            La Renaissance a aussi brûlé des milliers de sorcières et maints médecins qui voulaient affranchir la folie de la religion, même si elle n’a pas pu empêcher le schisme de Luther avec ses aspects psychologiques : la personnalisation de la relation entre l’homme et Dieu et la promotion de l’individu.

            Malgré tout, le fou n’est pas exclu, il est marginalisé. Le droit pénal commence à le protéger : « la frénésie excuse péremptoirement « quelque meurtre et méchanceté que face le furieux ». (p. 61).

            Le droit civil développe la « curatelle » pour protéger l’insensé contre lui-même. En 1409 fut fondé un hospice pour les fous en Espagne, inspiré par le modèle islamique. On pouvait aussi les enfermer ou les cacher dans la famille.

            Certaines pathologies étaient toujours encore attribuées à une origine surnaturelle ; d’autres, à une pierre de la folie qu’il fallait extraire du crâne comme le montrent des tableaux de Bosch et Breughel. Mais c’est la mélancolie qui représente le plus la folie, dont la noirceur est commune avec celle du diable. « Pendant un siècle et plus, Satan va capturer les intelligences, harceler les volontés, obnubiler les esprits » (p. 65). Hildegarde de Bingen établit un lien entre le péché originel et la mélancolie, et la femme… toujours encore. Même Rabelais était antiféministe.

            Que conclure de cette Renaissance ? Les mentalités et attitudes face à la folie évoluent, si ce n’est la psychopathologie. L’Eglise devient ambivalente : d’un côté, elle continue à assimiler folie, femme, sorcière, diable et en… brûle, d’un autre côté elle ouvre des hospices pour les fous. La société civile commence à excuser et à protéger. Des médecins s’élèvent contre les assimilations au surnaturel et se font même entendre comme Jean Wier et Reginald Scot

             

            • Le triomphe de la raison et l’exil de la folie à l’Age classique

            •  «Au XVIIe siècle, le culte de la raison, la maîtrise de la nature, la centralisation du pouvoir poussée jusqu’à l’absolutisme, sont allés de pair, tissant entre eux des liens significatifs. La défense de l’ordre s’est traduite par un désaveu des expressions outrées de l’imagination et de la fantaisie». La folie fut prise elle aussi, mais indirectement, dans le grand mouvement de mise en ordre (p.73).

              La France créa l’Hôpital Général, l’Allemagne, les Zuchthaüser, l’Angleterre les Houses of Correction pour y rassembler « les pauvres, les errants, les enfants, les vieillards et les fous. Laïcisation de la charité, condamnation de la mendicité et moralisation de la folie semblent aller de pair » (p. 76-78). C’est le passage de l’assistance à l’enfermement.

              L’ordre s’invite aussi dans le rationalisme de la pensée scientifique. En 1637 René Descartes publie le Discours de la Méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. Il nous lègue la séparation de l’âme et du corps. La médecine connaît le même essor scientifique avec une « iatrophysique » et une « iatrochimie ». Harvey découvre la circulation sanguine. C’est la véritable naissance de la psychopathologie avec deux maladies emblématiques : l’hystérie et la mélancolie.

               

              • L’hystérie

              •  Associé à l’utérus, cette maladie remonte sans doute à l’Antiquité égyptienne et se base sur les migrations de l’utérus vers le haut du corps. Pour attirer cet organe vers le bas, on applique des odeurs agréables sur la vulve. Mais pour Hippocrate et Galien, mieux vaut le maintien ou la reprise de relations sexuelles.

                Thomas Sydenham, l’ « Hippocrate anglais », fait une approche véritablement clinique de l’hystérie. «‘Cette maladie est un protée qui prend une infinité de formes différentes : c’est un caméléon qui varie sans fin ses couleurs… Ses symptômes ne sont pas seulement en très grand nombre et variés, ils ont encore cela de particulier entre toutes les maladies, qu’ils ne suivent aucune règle, ni aucun type uniforme, et ne sont qu’un assemblage confus et irrégulier : de là vient qu’il est difficile de donner l’histoire de l’affection hystérique.’ Magnifique description  du caractère changeant, trompeur, labile, de l’hystérie. L’abandon par Sydenham de la théorie utérine pour l’origine cérébrale de l’affection lui permit de rapprocher hystérie et hypocondrie ; la référence à une étiologie cérébrale autorisait à envisager ces deux affections comme une même maladie s’exprimant sous ses deux aspects quelque peu différents : l’hypocondrie était à l’homme ce que l’hystérie était à la femme. (…) ‘J’ai toujours grand soin de leur demander si le mal dont elles se plaignent ne les attaque pas principalement lorsqu’elles ont du chagrin ou que leur esprit est troublé par quelque passion.’» (Sydenham in o.c. p. 86)

                Le savant médecin anglais associe à la maladie traits de personnalité caractéristiques et faiblesse du tempérament. D’autres évoquent l’origine cérébrale, l’atteinte du cerveau et des nerfs. L’homme peut donc aussi être hystérique.


                Voici une autre étude clinique due à Thomas Willis : « Des mouvements dans le bas-ventre (…), des efforts de vomissements, la distension des hypocondres, des éructations et des borborygmes, la respiration inégale et gênée, la chaleur dans la gorge, le vertige, la convulsion et la rotation des yeux, des rires et des pleurs immodérés, des paroles absurdes, quelquefois l’aphonie et l’akinésie, le pouls nul ou faible, des mouvements convulsifs dans la face et les membres et quelquefois dans tout le corps, quoique les convulsions générales soient rares et ne surviennent que dans les cas graves.’ » (Willis in o.c. p. 88).

                 

                • La mélancolie

                •   Robert Benton publie L’Anatomie de la mélancolie en 1621. Il a « privilégié le caractère d’exception des sujets mélancoliques, retrouvant à la thèse développée, immortalisée peut-être, par le célèbre Problème XXX, que la tradition attribue à Aristote. Faut-il le rappeler, « l’homme de génie et la mélancolie » est le thème dont traite le Problème XXX, qui débute ainsi : ‘Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d’exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l’Etat, la poésie ou les arts, sont-ils manifestement mélancoliques, et certains au point même d’être saisis par des maux dont la bile noire est l’origine ?’ (…) Burton a fait une revue soigneuse – quasiment exhaustive – des causes que l’on peut invoquer à l’origine de la mélancolie ; causes organiques, causes morales ou psychologiques : le rôle de la solitude, de l’oisiveté, est souligné. Mais ce livre étonnant parle aussi de jalousie, d’agressivité, de rivalité, de la lutte douloureuse, à l’intérieur de l’individu, de sentiments contradictoires ? L’amour, enfin, est parfois empreint d’une force si tyrannique qu’il peut aussi conduire à la mélancolie » (p. 89).

                  Jacques Ferraud fait paraître, en 1612, De la maladie d’amour ou mélancolie érotique. Voici ce qu’il observe : « l’Amour est le principe et l’origine de toutes nos affections, et l’abrégé de toutes les passions de l’âme : car désirant jouir de ce qui plaît, soit-il beau réellement ou en apparence, nous l’appelons convoitise ou concupiscence : n’en pouvant jouir c’est douleur et désespoir, jouissant de la chose désirée, Amour pend le titre de plaisir et volupté : le croyant pouvoir obtenir c’est espoir, et le croyant perdre de tout, ou en partie, c’est jalousie » (p.90).

                  On connaissait déjà le caractère saisonnier de la mélancolie. Le XVIIe siècle évoque le lien possible avec la manie et l’idée d’une maladie unique. Mais la proximité de l’hystérie et de la mélancolie avec la sexualité ne lève pas une dernière ambiguïté.

                  « Si le point de vue médical, fidèle à la tradition galénique, tend à voir dans l’abstinence sexuelle l’origine de nombreux troubles, un autre point de vue fait autorité, issu lui aussi d’une longue tradition mais située aux antipodes, celle qui depuis trois siècles au moins associe la sexualité – surtout féminine – au mal, au péché, la rendant justiciable à ce titre de poursuites acharnées, de torture, de mort violente » (p. 92).


                  L’âge classique met donc l’ordre aux commandes du politique et la science au gouvernail de la médecine. Une véritable « clinique » s’impose enfin avec les descriptions très modernes de l’hystérie et de la mélancolie. Mais l’existentiel, pour ne pas dire le psychologique, s’invite tout autant à la réflexion : génie et mélancolie sont associés, tout comme amour, sexe et hystérie. Mais la persistance des épidémies de sorcellerie dans les couvents et les condamnations à mort (de confesseurs) ne permet pas encore d’aller au-delà de ces pures observations cliniques.

                   

                • De la philosophie des Lumières à l’appropriation médicale de la folie

                • Le XVIIIe siècle met à la barre « une entière confiance dans la raison humaine par une foi sans limites dans le progrès… La capacité de maîtriser la nature était censée contribuer à l’avènement du bonheur ici et maintenant… Avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la liberté humaine est un droit attaché à la personne : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ».

                  La médecine se laïcise. « S’il ose encore être incroyant, le médecin du XVIIIe siècle est volontiers sceptique… Une chose est remarquable… la référence à l’observation, la suprématie accordée aux faits ».

                  Le mot de « psychiatre » est proposé vers 1808. Cette nouvelle branche de la médecine est mise en œuvre par Pinel. Mais deux autres médecins émergent auparavant : Cullen et Mesmer. William Cullen, médecin écossais, crée le terme de névrose. Cette classe des névroses est très large, débordant sur de l’organique et de l’infectieux, mais elle comprend les principales maladies dites actuellement mentales : adynamie, hypocondrie, chlorose, affections spasmodiques, hystérie, mélancolie et manie, comas ou perte du mouvement volontaire. Voilà de la bonne médecine classique et rationnelle. A la même époque, professait Mesmer et « l’on peut faire remonter la psychiatrie dynamique moderne au magnétisme animal ». C’est l’avis de Henri F. Ellenberger, avis partagé par Evelyne Pewzner dont nous nous inspirons fidèlement jusqu’à présent.

                   

                  • Mystère de la guérison, scandale de l’imagination : l’aventure du magnétisme animal

                  •   Mais c’est à Ellenberger et à sa monumentale Histoire de la découverte de l’inconscient que nous emprunterons la présentation de Mesmer. Avec ce dernier, nous entrons dans une toute nouvelle démarche scientifique, qui ne découle pas de l’observation des malades eux-mêmes mais de l’expérience d’une pratique nouvelle sur qui veut bien s’y soumettre. Plus que de pratique, il s’agit du pouvoir personnel du médecin lui-même.

                    Après des études de théologie et de philosophie, Mesmer apprend la médecine et prend le risque d’un sujet de thèse étonnant : De l’influence des planètes. Il épouse une riche veuve aristocrate viennoise, et se trouve à l’abri du besoin ainsi qu’en contact avec la bonne société. « Au cours des années 1773 et 1774, Mesmer soigna dans sa propre maison une malade de 27 ans, Fraülein Oesterlin, qui ne présentait pas moins de quinze symptômes d’apparence grave. Il nota la périodicité quasi astronomique de ses crises et fut bientôt capable de les prédire. Il chercha alors alors à en modifier le cours. Il venait d’apprendre que les médecins anglais utilisaient des aimants pour traiter certaines maladies, et il eut l’idée de provoquer une « espèce de marée artificielle » chez sa malade. Après lui avoir fait avaler une mixture contenant du fer, il fixa sur son corps trois aimants spécialement conçus à cet effet : un sur l’estomac et deux autres à chacune de ses jambes. La malade sentit bientôt d’étranges courants, comme un fluide mystérieux, traverser son corps de haut en bas, et ses maux disparurent pour plusieurs heures. (…)

                    Il comprit que les effets constatés chez sa malade ne pouvaient être dus aux seuls aimants, mais qu’ils devaient provenir d’ « un agent essentiellement différent », c’est-à-dire que ces courants magnétiques qui traversaient le corps de la malade étaient issus d’un fluide accumulé dans son propre corps à lui, fluide qu’il appela « magnétisme animal ». (…) Mesmer avait 40 ans lors de cette découverte. Il devait consacrer le reste de sa vie à la développer et à la présenter au monde » (Ellenberger p. 89).

                    Mais un autre cas, celui de Mlle Paradis, allait ruiner sa carrière viennoise et… son couple. Cette musicienne aveugle de 18 ans affirmait retrouver la vue, mais en présence de son magnétiseur seulement. Elle développa aussi un attachement très vif vis-à-vis de lui. Puis tout cela s’avéra pur… transfert. La cécité devint définitive et Mesmer quitta Vienne pour Paris, en 1778, où il eut rapidement un énorme succès. Il s’installa Place Vendôme, abandonne les aimants et reçoit tellement de patients qu’il doit inventer un traitement collectif autour d’un « baquet ». Un médecin anglais décrit cette séance.

                    « Toute cette mise en scène était destinée à renforcer les influences magnétiques. De grands miroirs réfléchissant le fluide qui était transmis par des sons musicaux émanant d’instruments magnétisés. Mesmer lui-même jouait parfois sur son harmonica de verre, instrument dont bien des personnes disaient qu’il ébranlait les nerfs. Les malades étaient assis en silence. Au bout d’un moment, certains commençaient à éprouver des sensations physiques étranges. Quant à ceux qui étaient saisis de crises, ils étaient traités par Mesmer et ses assistants dans la « chambre des crises». Parfois, une vague de crises se propageait d’un malade à l’autre. Mesmer utilisait aussi un procédé encore plus extraordinaire, l’arbre magnétisé, sorte de traitement collectif de plein air pour les pauvres » (p. 93).

                    Mesmer avait à cœur de fonder sa pratique scientifiquement et de la faire connaître. Il évoque Newton et la gravitation universelle, il invoque l’électricité qu’on découvre à l’époque et propose un système en 27 points en 1779.

                    « Le système de Mesmer (…) peut se résumer en quatre principes fondamentaux : un fluide physique subtil emplit l’univers, servant d’intermédiaire entre l’homme, la terre et les corps célestes, et aussi entre les hommes et eux-mêmes ; la maladie résulte d’une mauvaise répartition de ce fluide dans le corps humain, et la guérison revient à restaurer cet équilibre perdu ; grâce à certaines techniques, ce fluide est susceptible d’être canalisé, emmagasiné et transmis à d’autres personnes ; c’est ainsi qu’il est possible de provoquer des « crises » chez les malades et les guérir » (o.c. p. 94-95). Et Ellenberger de commenter.

                    « Pour Mesmer, la crise était la preuve, artificiellement provoquée, de la maladie, en même temps qu’elle fournissait le moyen de la guérir. Les crises, disait-il, sont spécifiques de la maladie : un asthmatique aura une crise d’asthme, un épileptique une crise d’épilepsie. A mesure que l’on provoquait ces crises chez un malade, elles devenaient de moins en moins violentes. Elles finissaient par disparaître totalement, signant ainsi la guérison  » (p. 94).

                    « Le magnétiseur, déclarait Mesmer, est l’agent thérapeutique des ses guérisons : c’est en lui-même que réside son pouvoir. Pour être en mesure de guérir, il lui faut d’abord établir une relation étroite avec son malade, c’est-à-dire, en quelque sorte, « se mettre en harmonie avec lui ». Le chemin vers la guérison passe par des crises, lesquelles sont des manifestations de maladies latentes, que le magnétiseur provoque artificiellement afin de pouvoir en triompher. Il vaut mieux induire plusieurs crises, de moins en moins violentes, qu’une seule crises très grave. Dans le traitement collectif, le magnétiseur doit également garder sous sa maîtrise les réactions des patients les uns sur les autres » (p. 100).

                    Ainsi ce siècle des Lumières suscite psychiatrie et névrose et promeut des droits de l’homme dont le malade mental va bientôt profiter. Mais c’est Anton Mesmer qui s’impose à nous comme le premier véritable psychothérapeute et somatothérapeute, et même sociothérapeute avec la séance du baquet. Sa prétention à fonder son art en science, sous le terme de « magnétisme animal », le discrédite. Mais la découverte de la circulation énergétique et du transfert/contre-transfert en fait notre précurseur à tous, bien avant Freud.

                     

                  • Naissance d’une discipline : la psychiatrie

                  •  Les insensés continuent à être enfermés avec les pauvres et les condamnés dans des conditions atroces. Mais l’approche de la Révolution fait bouger les choses : « C’est aux êtres les plus faibles et les plus malheureux que la société doit la protection la plus marquée et le plus de soins » (Pewzner p.131). Daquin, médecin à l’Hôtel-Dieu de Chambéry, écrit dans la Philosophie de la folie (1791) : « On réussit infiniment mieux et plus sûrement, auprès des malades qui en sont atteints, par la patience, par beaucoup de douceur, par une prudence éclairée, par de petits soins, par des égards, par de bonnes raisons et par des propos consolants qu’on essaye de leur tenir, dans les intervalles lucides dont ils jouissent quelquefois. C’est la réunion de tous ces moyens que j’entends par philosophie » (in Pewzner p. 138-139).

                    Mais c’est Pinel qui pratiquera le véritable bouleversement de l’hôpital psychiatrique et de la psychiatrie elle-même. Aidé par son surveillant, Jean-Baptiste Pussin, il transformera la Salpêtrière où il arrive en 1795 « Cinq cent cinquante femmes sont enfermées là. « Livrées à l’agacerie des curieux et au mauvais traitement des employés qui les doivent soigner et qui ne les considèrent que comme des animaux, le spectacle de contorsion, de fureur, les cris, les hurlements perpétuels ôtent tous moyens de repos à celles qui en auraient besoin. (…) Les folles sont bien plus mal que les fous ne sont à Bicêtre (…) tout y est dans un état d’abandon aussi affligeant qu’inconvenant. » (p.145). « Pinel propose une organisation méthodique de l’espace d’enfermement, une classification des différentes formes de l’aliénation plus simple que celles qui avaient été proposées jusqu’alors, un traitement qui ne se situe pas dans le registre du jugement et du châtiment. Les aliénés, loin d’être des coupables qu’il faut punir, sont des malades dont l’état pénible mérite tous les égards dus à l’humanité souffrante, et dont on doit rechercher par les moyens les plus simples à rétablir la raison égarée. Le trouble mental passe du registre de la folie à celui de l’aliénation » (p. 149). « Dans la pensée médicale de Pinel, une question paraît centrale, celle de la curabilité de la folie. Cette idée, affirmée avec force, a partie liée avec l’idée de régénération, indissociable du grand projet de libération du XVIIIe siècle. Un réseau de concepts va forger l’identité d’une spécialité nouvelle, la psychiatrie. En passant de la folie à l’aliénation, Pinel donne toute sa valeur à la question de la liberté humaine. Or l’atteinte de la raison est une entrave à la liberté. Le terme d’aliénation met en relief l’idée qu’un individu peut devenir étranger à lui-même, perdant la liberté de pensée, de jugement, d’action. L’aliénation n’est pas la déraison, elle n’implique pas la perte totale de sens, elle peut être considérée comme une maladie curable ; mais pour cela il faut lui appliquer un traitement approprié, en l’occurrence le traitement moral. Celui-ci se justifie d’une part en raison de l’origine de l’aliénation, à chercher dans les émotions et dans les passions, d’autre part parce qu’il est bien rare qu’un « aliéné » soit totalement privé de raison » (p. 151).

                    Le traitement « moral » est à entendre quasiment comme « mental ». « Le moral est l’ensemble des faits psychologiques, des facultés, des inclinations et des tendances. Il est clair que c’est le sens retenu par Pinel lorsqu’il est question de traitement moral ; ce dernier s’adresse au psychisme du malade, il prétend mobiliser les forces saines de son entendement. Cette approche, que Daquin préconisait déjà, s’oppose aux thérapeutiques physiques ». Et Pewzner de compléter : « Avec le traitement moral, le rôle du médecin lui-même est devenu déterminant. Il faut apaiser, consoler le malade ; conseils et exhortations sont de mise ; il importe par tous les moyens de faire appel à la raison. S’il convient de rassurer le malade, on ne doit pas non plus hésiter à tout mettre en œuvre pour l’impressionner, frapper son imagination » (p. 154).

                    Nous commençons à entrevoir un hôpital psychiatrique géré comme ceux auxquels j’ai été affecté de 1969 à 1975 à Brumath, Strasbourg et Lausanne. Voici ce qu’en disaient Haslam puis Esquirol. « Très souvent des aliénés qui étaient furieux et intraitables au sein de leur famille, deviennent dociles et calmes lors de leur administration dans un hospice. Esquirol (1772-1840) fera sans réserve l’éloge de l’asile, car selon lui ‘une maison d’aliénés est un instrument de guérison entre les mains d’un médecin habile ; c’est l’agent thérapeutique le plus puissant contre les maladies mentales.’ » (o.c. p.156).

                    Une loi de 1838 fixera le cadre médico-juridico-administratif de cet hôpital avec ses placements volontaires (demandés par la famille) et les placements d’office (imposé par le préfet). Cette loi restera en vigueur jusqu’en 1990. Je l’ai connue !

                    Il n’y aura pas eu de production importante du côté de la psychopathologie proprement dite. Mais de remplacer folie par aliénation, d’affirmer la curabilité de cet aliéné et d’y consacrer le traitement adéquat est une révolution plus importante qu’une quelconque nouvelle théorie. Mesmer et Pinel ont transformé la maladie mentale par la pratique, l’un en libéral, l’autre en hospitalier. Les bases sont à présent saines pour en produire de la bonne théorie, psychopathologique.

                     

                    • Psychopathologies : côté psychiatrie, côté psychothérapie

                    • En ce XIXe siècle, les principaux éléments de notre discipline sont en place. Il ne s’agissait pas tellement de véritable théorisation psychopathologique que de mise en situation de la folie, dans la société d’abord, en médecine ensuite. Le sujet était d’importance puisqu’il ne concernait rien moins que la survie des malades ou de leur condamnation, à petit feu et même sur le grand feu du bûcher. Les conceptions médicales oscillaient entre de l’hygiène préventive, la préservation de la société et, peu à peu, le traitement thérapeutique jusqu’à ce que ces trois impératifs se connectent dans un asile humanisé pour ces aliénés… récupérables.

                      L’essentiel était fait. Aussi les professionnels, psychiatres enfin, s’enquièrent-ils d’en savoir un peu plus, pour faire plus, encouragé en cela par le développement des sciences en méthodologie et épistémologie. Claude Bernard avait écrit son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Pewzner peut intituler le nouveau chapitre de son livre : « Genèse de la psychopathologie », la situant dans la deuxième moitié de ce XIXe siècle. Quant à nous, il nous semble pertinent de continuer cet historique en distinguant les deux courants qui se sont précisés avec Mesmer et Pinel, à savoir les courants psychothérapique et psychiatrique. En effet, on doit observer que l’abord de la psychopathologie est bien différent dans ces deux approches :

                      • les psychothérapeutes, tel Mesmer, libéraux de préférence, créent une méthode thérapeutique, acquièrent une nouvelle expérience de la maladie et jettent un regard aussi novateur sur la psychopathologie, construisent une théorie, nouvelle aussi, même si elle reste partielle, congruente avec la praxis ; la praxis engendre la théorie ;

                      • les psychiatres, au contraire, hospitaliers pour la plupart, sont d’abord confrontés à la gravité des maladies qu’ils croisent quotidiennement ; ils ont quelques remèdes classiques subordonnés à la bonne marche de l’hôpital qui reste prioritaire ; le développement de la psychopathologie reste académique et sert à mettre les connaissances en accord avec la praxis, tout aussi conservatrice.

                      Les deux courants se rencontrent évidemment, interagissent, déteignent l’un sur l’autre, surtout lorsqu’ils sont incarnés par une même personne. Mais notre principe didactique permet de jouer ces deux courants en contrepoint, sinon en opposition.

                       

                      • Le courant psychiatrique : de l’organicisme à l’athéorisme

                      •  Commençons par le courant psychiatrique, hospitalier pour l’essentiel et universitaire. On peut y déceler cinq tendances principales :

                        • aliéniste,

                        • organiciste,

                        • classificatrice,

                        • psychodynamique,

                        • athéorique.

                           

                        • L’aliénisme

                        •  Restons encore avec Pinel, Esquirol et la psychiatrie française de ce XIXe siècle, pour souligner que l’aliénisme est une approche existentielle, humaniste, éloignée de l’organicisme, mais aussi une conception uniciste de la psychopathologie.

                          « L’aliénation mentale est un processus unique, même si les manifestations extérieures sont diverses. L’accent est donc mis sur l’unicité du trouble, en dépit des apparences qui pourraient en imposer pour la multiplicité. Les divers tableaux que l’on peut décrire sont autant d’expressions différentes d’une seule et même maladie, ce que montre bien la survenue successive des différentes manifestations chez un même patient : « C’est ainsi qu’on voit des mélancoliques devenir maniaques, certains maniaques tomber dans la démence ou l’idiotisme, et quelques fois même certains idiots, par une cause accidentelle, retomber dans un accès passager de manie, puis recouvrer entièrement la raison ».

                          L’aliénation mentale est unique en son fond et protéiforme dans ses manifestations. Diverses causes peuvent être invoquées selon Pinel : les causes éducatives, excès de tolérance ou de rigidité, l’expression des passions, débilitantes ou oppressives, gaies ou expansives, une constitution mélancolique, diverses causes physiques (fièvre, hémorragie, suites de couches…), l’abus des plaisirs, ou encore le refus ou l’impossibilité de satisfaire les ‘penchants’ » (Pewzner p.221).

                          C’est le concept uniciste fondé sur un processus unique qu’il faut remarquer ici. Il sert de base à notre approche ontopathologique qui peut regrouper en un seul tableau les douzaines de « manifestations » avec seulement trois paramètres de différenciation.

                           

                          • L’organicisme

                          •  Les progrès de la médecine apportent de nouvelles connaissances du côté des organes. Il était tentant de s’en servir pour expliquer les maladies mentales tellement subtiles et impalpables.

                            Laurent Bayle établit un lien de causalité entre l’inflammation des méninges et la paralysie générale. Il généralise : « La plupart des aliénations mentales sont le symptôme d’une phlegmasie chronique primitive des membranes du cerveau. » (p. 168).

                            Gall, médecin neuro-anatomiste, procède à des coupes longitudinales de l’axe nerveux et crée la phrénologie qui fait correspondre chaque faculté à une partie du cerveau, repérable à la palpation.

                            Broussais intitule son livre : De l’irritation et de la folie, ouvrage dans lequel les rapports du physique et du moral de l’homme sont établis sur les bases de la médecine physiologique (1828).

                            Benedict-Augustin Morel traite les vésanies de « dégénérescence héréditaire » qui a comme corollaire sa transmissibilité héréditaire. « Cette transmissibilité est progressive : d’une génération à l’autre la pathologie s’aggrave ; chez les descendants du sujet atteint, la déchéance physique et morale progresse jusqu’à ‘la stérilité…, l’imbécillité, l’idiotie et finalement la dégénérescence crétineuse’ » (p. 170).

                            En Allemagne s’affrontent des « psychistes » et des « somatistes ». « Aux excès des psychistes ont ainsi répondu les excès des représentants de l’école somatiste. (…) L’hérédité et les lésions du cerveau sont les causes habituellement invoquées. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’organicisme triomphe en Allemagne. Si  W. Griesinger (1817-1868), héritier des somatistes, a été un brillant représentant de la psychiatrie universitaire, positiviste, il ne doit cependant pas être considéré comme un organiciste au sens étroit du terme, en dépit de sa célèbre profession de foi : ‘Nous devons toujours voir avant tout dans les maladies mentales une affection du cerveau.’ Car dans un traité publié en 1845, qui fit autorité, Pathologie et thérapeutique des maladies psychiques, il admettait le rôle des conflits internes et celui du refoulement (Verdrängung) des idées et des sentiments – notion sans doute empruntée au philosophe Johann Friedrich Herbert – , et reconnaissait l’utilité d’agir sur le psychisme » (p.173).

                            Sont-ce les excès des psychistes et des somatistes qui font évoluer la recherche vers plus de clinique, d’empirisme et de zèle classificatoire ? La chronologie l’évoquerait.

                            Toute avancée scientifique expose un danger ‘extrapolations hasardeuses, en médecine comme ailleurs. D’expliquer les maladies mentales par des atteintes organiques simplifierait bien les choses et, surtout, rassurerait les psychiatres dans leur impuissance thérapeutique. Mais quelles dérives que ces notions de dégénérescence et d’hérédité. Heureusement que s’annoncent en même temps les concepts de conflit interne et de refoulement, à mi-chemin de Mesmer et Freud.

                             

                            • Empirisme et classification

                            • En Allemagne encore, Karl Ludwig Kahlbaum intitule sa thèse : Classification des maladies mentales. Essai de fonder la psychiatrie comme discipline clinique sur la base de l’empirisme et des sciences naturelles. Il propose la première véritable description de la catatonie, dont il souligne le parallèle avec la paralysie générale.

                              Mais c’est Emil Kraepelin qui réussit la classification des maladies mentales qui fera autorité. Il se base sur l’évolution des différentes formes de maladie. Il a isolé deux syndromes à présent bien précis, la démence précoce (future schizophrénie) et la folie maniaco-dépressive. La France n’arrivera pas à rivaliser avec une telle somme, éditée neuf fois.

                              Le travail de classification va de nouveau défaire l’unité introduite par l’aliénation, et suggérer de forts vilains mots comme ceux de démence précoce, annonciateurs de condamnation à vie.

                               

                              • Le psychodynamisme

                              •  La psychanalyse de Freud et sa théorie psychodynamique n’auront pas de mal à s’engouffrer dans les lacunes béantes de la psychiatrie et de ses classifications. Sans devenir des psychanalystes exclusifs, des psychiatres comme Meyer, Bleuler et Ey feront profiter la profession des nouveaux apports, même s’ils se font désavouer par les puristes.

                                Adolf Meyer, américain né en Suisse, marque sa nouveauté. « Contrairement à Kraepelin auquel il s’est opposé violemment, Meyer considérait les différentes maladies non comme des entités figées, mais comme des modes de réaction, des façons diverses de manifester une incapacité à s’adapter à des situations particulièrement difficiles ou conflictuelles. Une telle perspective impliquait une attitude plus optimiste et s’accompagnait d’un effort pour changer l’environnement, aider le malade à mobiliser ses forces vives pour contrebalancer ses déficiences. Ainsi l’influence de Meyer a favorisé l’approche psychothérapique de la schizophrénie. Ecartant l’ancienne nosologie, il a eu le mérite, très moderne, de s’intéresser à une personne « entière », en situation concrète, et non à un esprit séparé du corps. C’est le sens de sa conception de l’intégration psychobiologique selon laquelle le comportement humain est intégré par la pensée » (p. 258).

                                En Suisse, Eugen Bleuler, médecin chef du Burghölzli à Zürich et patron de C.G. Jung, emprunte à Freud l’importance de l’affectivité dans la vie psychique. Mais c’est pour son concept de schizophrénie que Bleuler est surtout connu. « Il proposait pour désigner la démence précoce le terme de schizophrénie, qui avait le mérite de mettre l’accent non plus sur l’évolution démentielle inéluctable, mais sur le trouble fondamental du fonctionnement de la pensée, la dissociation. Le mot schizophrénie, en effet, est formé de deux racines grecques, schize – fente, séparation et phren – le cerveau. Au critère clinique évolutif de Kraepelin est substitué un abord psychopathologique : ‘La dissociation (Spaltung) des fonctions psychiques les plus diverses est une des caractéristiques les plus importantes de la schizophrénie.’ » (p. 260). La compréhension de ce syndrome se complexifie avec l’opposition des « troubles primaires » et la « lutte du sujet contre l’envahissement psychotique ». « Bleuler oppose d’une part les symptômes durables ou fondamentaux aux symptômes accessoires, qui peuvent manquer à certains moments et même pendant toute l’évolution d’un cas. Il oppose d’autre part les symptômes primaires, qui naissent directement du processus pathologique aux symptômes secondaires qui naissent seulement par la réaction du psychisme malade.

                                On voit qu’une ‘part importante de la symptomatologie ne correspond pas aux effets immédiats de la maladie elle-même (le processus primaire), mais à ce que produit secondairement la lutte du sujet contre l’envahissement psychotique’ (Lantéri-Laura).

                                Les symptômes fondamentaux sont les troubles des associations, les troubles de l’affectivité et l’ambivalence, auxquels s’ajoutent les troubles des fonctions complexes qui en découlent, en particulier la perturbation du rapport à la réalité, décrite par Bleuler sous le nom d’autisme. Les symptômes accessoires sont nombreux ; ils comprennent les hallucinations, les idées délirantes, les altérations de la personnalité à type de dépersonnalisation, la catatonie et les symptômes aigus. Les symptômes primaires consistent surtout dans le trouble des associations, tandis que l’essentiel de la symptomatologie décrite jusqu’alors dans la démence précoce est secondaire » (p. 261). L’essentiel de la toute nouvelle schizophrénie est dit, presque définitivement. Bleuler ne se prononce pas sur l’origine de la pathologie, organique et peu psychogénétique.

                                C’est un français qui s’essayera à allier organicisme et psychodynamique sous l’appellation « organo-dynamisme ». Henri Ey, contemporain, collègue et rival de Jacques Lacan, a tenu le haut du pavé de la psychiatrie française au milieu du XXe siècle, consolidant cette place avec un Manuel de psychiatrie qui a accompagné mes nuits de garde dans les hôpitaux évoqués ci-dessus. Ey construit son approche sur une conception hiérarchisée de la vie mentale. « Ey s’inscrit en effet dans la filiation du neurologue anglais Hughlings Jackson (1835-1911) qui a proposé un modèle de la dissolution des fonctions nerveuses supérieures. Influencé par les idées évolutionnistes de son maître Thomas Laycock et par la thèse du philosophe Herbert Spencer, Jackson a élaboré une théorie globale de l’intégration hiérarchisée des niveaux d’organisation des centres nerveux. Il y a, selon Jackson, une hiérarchie des fonctions psychiques. Les états pathologiques se traduisent par un mouvement de dissolution des fonctions existantes, et cette dissolution entraîne la libération des instances sous-jacentes. La maladie représente ainsi une régression du système à un niveau inférieur, antécédent et sous-jacent. Des troubles négatifs et des troubles positifs vont alors être observés. Les troubles négatifs résultent directement du processus de dissolution, les troubles positifs représentent la manifestation de l’activité du niveau sous-jacent, activité neutralisée dans les conditions normales par l’action du niveau supérieur » (p. 264-265). Voici comment il applique cette hiérarchisation de la vie mentale. « Le modèle le plus caractéristique et le plus compréhensible de dissolution psychique est le rêve. Lors de l’endormissement s’exprime la conscience hypnagogique, métamorphose de la conscience qui devient ‘conscience imageante’. Ey remarque que la pensée schizophrénique, ‘si admirablement analysée par Bleuler’, n’est elle-même qu’une pensée infiltrée de rêve, et l’autisme ne peut être perçu que comme un type de pensée fantasmique. On peut considérer en somme que la dissociation libère une efflorescence de rêveries, de fantasmes, d’images, qui s’apparentent au mode de pensée onirique » (p. 265-266).

                                Si Mesmer a dû attendre cent ans pour inspirer Charcot, Freud a rapidement influencé la psychiatrie. Meyer s’intéresse à la « personne entière », à notre « holanthrope ». Bleuler remplace la démence par la schizophrénie et la pense récupérable. Il reconnaît une polarité avec les symptômes primaires et secondaires qui annoncent la polarité structuro-fonctionnelle. Ey renchérit sur cette vectorisation, complétant la dissociation de Bleuler par la dissolution empruntée à Jackson. Psychiatres, psychanalystes et nanophysiologistes font de belles avancées quand ils collaborent.

                                 

                                • L’athéorisme du DSM et du CIM

                                •   Américains, Suisses, Allemands, Français… Nous n’avons pas évoqué les luttes entre nations par psychopathologies interposées. Psychodynamique, organicisme, phénoménologie, systémisme… N’entrons pas plus dans les querelles d’école qui sont encore en cours. Et pourquoi le même malade serait-il dément précoce d’un côté du Rhin et schizophrène de l’autre ? Et pourquoi la même pathologie serait-elle organogénétique d’un côté de l’Atlantique et psychogénétique de l’autre ? Et nous n’évoquons pas plus d’autres découvertes du début du XXe siècle comme celles des stades du sommeil, du rêve, grâce à l’EEG, la neurochirurgie, les neurosciences. Devant ces incohérences, la profession a senti le besoin de tout remettre à plat. Quelle modestie ; quelle sagesse : et si on laissait tout simplement tomber les théories, parce qu’elles ne sont pas fiables ! Ça laisserait de la place à du neuf ! L’Eepssa l’a entendu ! 

                                  C’est aux Etats-Unis qu’est apparu ce besoin de faire abstraction des théories pour se focaliser sur des pures descriptions qui peuvent s’entendre par toutes les nations et toutes les écoles. Il en résulte le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ou DSM dont nous sommes près de la dixième évolution. Voici ce qu’en dit Serban Ionescu dans son livre : 14 approches de la psychopathologie.

                                  « Publiée en 1952, la première édition du DSM (DSM I) a été fortement influencée par le point de vue psychobiologique d’Adolf Meyer qui concevait les troubles mentaux comme des ‘réactions’ de la personnalité à des facteurs psychologiques, sociaux et biologiques. Seize ans plus tard, lors de la parution du DSM II, on constate, d’une part, que, dans l’ensemble, on se sert de termes qui ne présupposent pas de cadre théorique particulier pour la compréhension des troubles mentaux non organiques.

                                  Le processus d’élaboration du DSM III (American Psychiatric Association, 1980) débute en 1974, lorsque l’Association américaine de psychiatrie (APA) crée un « Groupe de travail sur les nomenclatures et les statistiques » qui fonctionne comme un véritable comité d’orientation supervisant la progression de l’ouvrage. Il nous paraît important de souligner que, parmi les objectifs que les membres du groupe de travail s’étaient engagés à atteindre, figurait celui de « se faire accepter des cliniciens et des chercheurs d’orientations théoriques différentes » (Spitzer, 1985) » (Ionescu p. 9).

                                  « Au cours de la préparation du DSM IV, le groupe de travail et les comités mentionnés ci-dessus ont procédé à l’étude approfondie des publications existantes, ont effectué quarante nouvelles analyses sur des données déjà traitées et ont fait d’importants essais sur le terrain. Ces essais ont impliqué 70 sites et plus de 6 000 sujets. Lors de la prise finale de décisions, le groupe de travail et les comités ont tenu compte de l’ensemble des données empiriques disponibles » (Ionescu p. 10).

                                  Voici comment les psychiatres français ont jaugé l’athéorisation de ce manuel : « L’athéorisme est, sans doute, dominant dans les dernières éditions du DSM. Pichot et Guelfi (1985) constatent, en effet : (a) que l’athéorisme est affirmé dans le titre même du volume où figure le concept de « troubles mentaux » et non celui de « maladies mentales » ; (b) qu’il se manifeste par le fait que la plupart des catégories diagnostics du DSM III sont définies par des constellations de symptômes, donc par des syndromes ; (c) que, dans un nombre important de cas, les termes évoquant une étiologie ou une pathogénie « non démontrées » ont été bannis » (p.11).

                                  Le second intérêt des DSM et CIM réside dans l’évaluation multiaxiale.

                                  « Dans le cas du DSM III, l’adoption d’un système multiaxial est une conséquence logique de l’athéorisme étiologique qui rend nécessaire l’enregistrement de l’ensemble de l’information disponible (Pichot et Guelfi, 1985). Ce système assure une évaluation minutieuse du point de vue psychologique, biologique et social (Skodol & Spitzer, 1985). Dans l’évaluation multiaxiale, chaque axe se rapporte à une classe d’informations différente. Les quatre premiers axes sont typologiques, impliquant des catégories ; l’axe V est dimensionnel, l’évaluation se faisant sur un continuum. Gisselmann et al. (1985)  soulignent l’intérêt des axes IV et V qui font apparaître, à côté du malade, l’environnement de celui-ci, notion qui conditionne, souvent et en grande partie, le pronostic.

                                   

                                  • L' Axe I

                                  • L’Axe I du DSM IV comprend les troubles cliniques ainsi que les différentes autres situations qui peuvent faire l’objet d’un examen clinique. Au total, quinze catégories de troubles mentaux figurent sur cet axe :

                                    • troubles apparaissant habituellement durant la première et la deuxième enfance, ou à l’adolescence :

                                    • delirium, démence, syndrome amnésique et autres troubles cognitifs ;

                                    • troubles mentaux dus à une affection ou à un trouble physique ;

                                    • troubles en relation avec l’ingestion de substances psychoactives ;

                                    • schizophrénie et autres troubles psychotiques ;

                                    • troubles de l’humeur ;

                                    • troubles anxieux ;

                                    • troubles somatoformes ;

                                    • troubles factices ;

                                    • troubles dissociatifs ;

                                    • troubles sexuels et de l’identité sexuelle ;

                                    • troubles de l’alimentation ;

                                    • troubles du sommeil ;

                                    • troubles du contrôle des impulsions non classés ailleurs ;

                                    • troubles de l’adaptation. (…)

                                       

                                  • L'Axe II

                                  •  L’Axe II comprend les troubles de la personnalité et sert, aussi, à coder le retard mental. Au nombre de dix, les troubles de la personnalité constituent trois groupes :

                                    • le groupe A comprend les personnalités paranoïaque, schizoïde et schizotypique. Les sujets présentant ces troubles apparaissent souvent comme bizarres ou originaux ;

                                    • le groupe B est constitué de quatre types de personnalités pathologiques : antisociale, limite (borderline), histrionique, narcissique. Les aspects communs aux personnalités appartenant à ce groupe sont la tendance à la dramatisation, l’émotivité et un caractère irrégulier, erratique, des conduites ;

                                    • le groupe C réunit les personnalités évitante, dépendante et obsessionelle-compulsive. Les sujets présentant ces trois types de personnalités apparaissent souvent comme anxieux ou craintifs. (…)

                                       

                                  • L'Axe III

                                  •  L’Axe III sert à noter les troubles ou affections physique présents chez la personne évaluée et susceptibles d’avoir une importance pour la compréhension ou le traitement du cas. (…)

                                  • L'Axe IV

                                  •  L’Axe IV sert à noter les problèmes psychosociaux et environnementaux qui peuvent affecter le diagnostic, le traitement et le pronostic des troubles mentaux codés sur les Axes I et II. (…)

                                     

                                  • L'Axe V

                                  •  L’Axe V sert à indiquer le jugement du clinicien sur le niveau de fonctionnement global de la personne évaluée. A cette fin, le clinicien utilise l’échelle GAF. L’estimation porte uniquement sur le fonctionnement psychologique, social et professionnel et concerne, dans la plupart des cas, la période actuelle ». (o.c. p. 15-17)

                                    Les DSM et CIM serviront de base à notre propre démarche, ontopathologique. Nous retrouverons donc longuement des pans entiers de ces manuels. De plus, l’ensemble des champs couverts par eux sera considéré comme des totalités qui font structure, et pluriglobalité, à savoir :

                                    • l’ensemble de l’axe I,

                                    • les 13 troubles de la personnalité de l’axe II (+deux),

                                    • les troubles de l’enfance et de l’adolescence.

                                       

                                • La psychopathologie phénoménologique

                                •  Initiée par des philosophes, Husserl, Heidegger puis, plus tard, Sartre, la phénoménologie a été adoptée très tôt par les psychiatres allemands (Jaspers), suisses (Binswanger) et français (Minkowski). Cette approche de l’être, de l’existence, de l’être-dans-le-monde ou Dasein a permis à la profession de faire de la véritable psychopathologie – comme nous le verrons – mais différemment et même à l’opposé de ce que nous avons vu jusqu’à présent qui est la constitution du modèle médical classique. Nous nous inspirons du livre de Serban Ionescu, 14 approches de la psychopathologie.

                                  • Modèle médical

                                  • Ce modèle, dans sa forme typique, peut être défini en utilisant plusieurs assertions : (1) la ‘maladie mentale’ a des causes individuelles, internes ; (2) les comportements des ‘patients’ sont déterminés par des causes ; (3) les personnes peuvent être classées comme saines ou comme malades ;(4) ainsi dans cette loi de 1838 a été en vigueur pendant plus de cent cinquante ans, de 1838 à 1990, objet de nombreuses attaques ; sa longévité, en dépit des critiques qu’elle a suscitées, témoigne peut-être de la difficulté et de l’ambiguïté de la législation dans le champ de la psychiatrie ; (5) les professionnels possèdent le savoir sur ce qu’est la maladie mentale (et donc, un certain pouvoir) » (Ionescu p. 159).

                                    Ce modèle médical a provoqué une première réaction, sociale, contemporaine du courant antipsychiatrique.

                                     

                                  • Modèle social

                                  •  Ce modèle, développé en réaction au modèle médical, peut être caractérisé par les cinq énoncés suivants : (1) l’hospitalisation est le résultat de la déviance des sujets ; (2) la déviance a des causes sociales et externes aux sujets ; (3) les comportements et attitudes des hospitalisés sont le résultat d’une situation sociale oppressante ; (4) l’hôpital psychiatrique est une société qui a des buts précis et qui possède ses propres règles et valeurs ; (5) la personne hospitalisée développe des stratégies, des attitudes, des comportements qui ne sont en relation avec aucune pathologie, mais plutôt avec un système d’interaction sociale en vue d’une adaptation » (o.c. p. 160).

                                    L’un des meilleurs représentants de ce modèle social est Goffman avec son livre Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux. Voici comment Ionescu le présente. « Pour Goffman, l’hôpital psychiatrique est une institution totalitaire dont la fonction est de prendre en charge des personnes jugées à la fois incapables de s’occuper d’elles-mêmes et dangereuses pour la communauté. Au fur et à mesure que son séjour en institution se prolonge, le patient perd progressivement sa culture (‘déculturation’). Le patient se dépersonnalise comme effet des différentes ‘techniques de mortification’ : l’isolement du monde extérieur, la perte de ses anciens rôles, le dépouillement de ses biens, la dégradation de son image de soi, la violation de son intimité, etc. Goffman décrit aussi les différentes stratégies d’adaptation que peut utiliser le patient : (a) le repli sur soi ou la régression ; (b) l’intransigeance (refus de collaborer, mutisme) ; l’installation (appréciation de la vie institutionnelle) ; (d) la conversion (adoption de l’opinion de l’administration et/ou du personnel à son égard et le fait de s’efforcer de jouer le rôle du parfait reclus : soumis, rigide et incolore) » (p. 162).

                                    Cette réaction violente au modèle médical donne le ton du modèle phénoménologique même si ses tenants n’étaient pas aussi agressifs que Goffman ou mes antipsychiatres, parce qu’il s’agit d’une démarche nouvelle et autonome.

                                    « La phénoménologie est à la recherche du trouble fondamental, du trouble générateur qui, à l’instar d’une pierre angulaire, porte tous les autres tels qu’ils s’étalent à la surface et peuvent être l’objet d’une description. Elle a le souci de rendre compte de l’expérience vécue, dans toute sa densité, de comprendre les rapports de l’être-dans-le-monde, de l’être avec le monde. Selon les phénoménologues, la modification de la structure temporelle est au centre de la problématique morbide et, plus particulièrement au cœur du drame mélancolique. Cette malformation particulière du temps vécu se traduit par l’incapacité de relier les expériences les unes aux autres afin d’en tirer une conclusion pour l’avenir » (Pewzner p. 268).

                                    Se voulant simple, purement compréhensive et descriptive, la démarche phénoménologique se présente néanmoins de façon déroutante. Et c’est la focalisation sur le temps qui fait cette difficulté. Nous essayerons quand même de prendre le temps… grâce à nos vulgarisateurs, tout en affrontant le maître, Husserl, et une illustration clinique avec Binswanger.

                                    « Husserl (…) comprend ‘le temps’ à partir de l’intentionnalité et étudie la constitution, dans la conscience subjective du temps, de l’objectivité temporelle, et donc des ‘objets’ temporels noématiques ou intentionnels : passé, présent, avenir. Husserl désigne les moments structuraux intentionnels constitutifs des objets temporels (avenir, passé, présent) comme protention, rétention, présentation. Normalement, dans la structure de l’objectivité temporelle, la protention, la rétention et la présentation ne constituent pas des éléments isolés. Elles ne sont pas dissociables, elles s’intriquent et assurent ainsi la structure du ‘à propos de quoi’ (Worüber) » (Ionescu p. 157).

                                    Après les concepts médicaux, quelques concepts philosophiques ! Résumons ou, mieux encore, traduisons. La conscience est toujours conscience de quelque chose et surtout d’une intention, c’est cela l’intentionnalité. Le temps est l’objet privilégié de cette intention, temps qui n’existe que grâce à la conscience. Il est passé, présent et futur :

                                    le présent, je le présente,

                                    le passé, je le retiens,

                                    le futur, je m’y pro-jette.

                                    Voilà le sens simplifié de ces trois termes : présentation, rétention et protention. Ces trois séquences temporelles sont en relation logique sur la flèche du temps, passéprésentavenir. Ce serait une évidence si ce n’est que la pathologie ne s’engouffre dans les interstices de ces trois séquences. Ainsi pour le maniaque avec l’analyse de Minkowski.

                                    « Le maniaque reste certes en contact avec la réalité : il absorbe même avec une telle avidité le monde extérieur qu’il ne s’en pénètre plus du tout. Le contact existe, mais c’est un contact uniquement instantané. ‘Il n’y a plus de durée vécue en lui. Ce qui fait défaut à notre maniaque, c’est le déploiement dans le temps.’ Le maniaque ne vit que dans l’instant » (Pewzner p. 269).

                                    Quant à Binswanger, c’est du côté de la mélancolie qu’il développe la Daseinsanalyse, du côté de l’autoreproche mélancolique.

                                    « ‘Si je n’avais pas proposé l’excursion’ ou bien ‘si seulement je ne l’avais pas proposée (alors mon mari serait encore en vie, alors je serais encore heureuse et pleine de joie de vivre, alors je n’aurais pas à me faire de reproches, etc.)’ Ce discours du ‘si’, du ‘si… ne pas’, du ‘si j’avais’ ou du ‘si je n’avais pas’ nous offre une série de renseignements sur ce que Binswanger appelle ‘le relâchement des fils des moments structuraux intentionnels de l’objectivité temporelle’. En voici l’explication. Là où il est question de possibilités, il s’agit d’actes protentifs. Or, le discours de la patiente montre que ce qui est possibilité (possibilité libre) se retire dans le passé (qui, normalement, ne contient pas de possibilités) et constitue, en fait, une possibilité vide. Nous constatons ainsi que la rétention se confond avec la protention, que la protention est ainsi altérée, vide. Le ‘processus’ tout entier, la continuité de la temporalisation (tout comme de la pensée en général) est altéré et la protention n’a plus de ‘à propos de quoi’, plus rien qu’il lui resterait à ‘produire’ si ce n’est, pour reprendre la formulation de Binswanger, ‘l’objectivité temporelle du vide à venir ou du vide en tant qu’avenir. ’» (Ionescu p. 157).

                                    Ainsi, si le maniaque n’est que dans l’instant – et même pas dans le présent - le mélancolique n’a comme avenir (protention) que le passé (rétention). Or, dans le cas clinique évoqué, cette femme qui a conseillé une excursion à son mari au cours de laquelle il est mort accidentellement, n’a comme passé que la mort et le vide et comme futur que ce passé tout vide.

                                    Voilà cette psychopathologie phénoménologique qui n’est pas une révolte explicite contre le modèle médical, mais qui le remet implicitement en question. Ce courant est un précurseur de l’athéorisme des DSM et CIM et de l’antipsychiatrie. Voici ce qu’en conclut Evelyne Pewzner.

                                    « L’approche phénoménologique se situe en quelque sorte en dehors ou au-delà de la querelle opposant organicistes et psychogénétistes. Cette position est bien décrite par Minkowski. (…) Il souligne la difficulté que soulève la question de l’origine des troubles mentaux et la présomption qui consiste à se poser en détenteur de la vérité touchant les mécanismes et l’origine : ‘Il faut que je dise tout d’abord que tout le problème de la genèse des troubles mentaux, comme celui d’ailleurs de la genèse des manifestations psychiques normales est rien moins que clair pour moi (…). J’écrivais déjà tout à l’heure que je n’étais pas organiciste ; mais cela ne voulait point dire que je me déclarais adepte de la psychogenèse, du moins sous sa forme habituelle. Les chocs, les traumas, les conflits même qu’on incrimine me paraissent encore des concepts bien obscurs. (…) Bien souvent les théories dites psychogénétiques me donnent l’impression d’être plus matérialistes en fin de compte que le ‘matérialisme’ le plus extrême.’ » (Pewzner p. 271).

                                    Avec la phénoménologie, la patiente devient enfin un être considéré pour lui-même, un être-dans-le-monde à l’instar de tous les autres, au-delà des organogénèse ou psychogénèse. Malheureusement, il se retrouve aussi être-à-l’hôpital ! Ce qui a été relégation, enfermement, refuge et protection, lieu de soin, s’avère aussi institution totalitaire et génère des pathologies spécifiques qui s’ajoutent aux autres. Au-delà des causes, il y a l’expérience de la folie, le pathos du temps.

                                    La transition se fait très logiquement avec la fameuse antipsychiatrie à laquelle j’ai personnellement participé, ce qui m’a coûté… ma carrière universitaire !

                                     

                              • L’antipsychiatrie

                              •  Goffman, Binswanger et Minkowski d’un côté, l’athéorisme de l’autre ont bien entamé les certitudes des psychiatres tout fiers de construire enfin de magnifiques édifices psychopathologiques. Les antipsychiatres vont y porter un véritable coup de pied, dans cette fourmilière. Et même si leur violence en a marqué les limites, ils ont néanmoins profondément marqué la psychiatrie.

                                C’était dans la décennie 1960-1970. Un psychiatre américain, Thomas Szasz écrit Le mythe de la maladie mentale avec, en introduction : « La maladie mentale est, en tant que concept, un mythe et que, en tant qu’événement particulier et concret, le phénomène qualifié de maladie mentale est une maladie métaphorique. En d’autres termes, la maladie mentale est un langage et non pas une lésion ; la pratique psychiatrique fait quelque chose avec ce langage ou à ce langage, elle fait quelque chose avec les gens qui utilisent ce langage (en abusent) ou à ces gens – elle n’opère ni diagnostic ni traitement d’une maladie. ’ » (Szasz in Pewzner p. 279).

                                En France, Michel Foucault avec l’Histoire de la folie à l’âge classique « participe à sa manière, philosophique et historique, à cette grande entreprise de critique et contestation de l’institution et du discours psychiatriques » (o.c. p. 275). En 1961, l’année où Goffman publie Asile.

                                Mais ce sont les Anglais, Cooper, Esterson et Laing, qui incarnent véritablement l’antipsychiatrie. « Soulignant l’intérêt de la régression, David Cooper appelait à la respecter et à l’accompagner jusqu’en ses manifestations les plus troublantes. Car pour Cooper (…), il fallait oublier tout ce que l’on avait appris en psychiatrie, quitter hôpitaux et institutions, ne plus croire aux progrès de la thérapeutique, vivre avec les fous, partager leur existence quotidienne, désapprendre la psychiatrie et tout apprendre des fous eux-mêmes qui savent beaucoup de choses non seulement sur eux mais sur nous. A l’hôpital psychiatrique doit succéder l’ « anti-hôpital » : Cooper a tenté une expérience dont le récit est devenu légendaire. Il a créé une unité de schizophrènes, au sein d’un grand hôpital psychiatrique de la banlieue de Londres. L’expérience s’est déroulée au pavillon 21, de 1962 à 1966. Ont été bannies ou totalement inversées  les méthodes et les pratiques classiques de la psychiatrie asilaire » (p. 280).

                                Cette nouvelle pratique s’accompagne évidemment de considérations psychopathologiques. « Les antipsychiatres anglais ont, d’autre part, à partir de leurs études de familles de schizophrènes, mis l’accent sur la causalité familiale et sociale du trouble mental. La famille est ‘une texture relationnelle, un champ d’interactions concrètes où les affrontements et les interactions réciproques se trouvent majorés en fonction de la proximité des êtres dans un face-à-face permanent’. Dans leur recherche faite sur onze familles au sein desquelles se trouvait un schizophrène, Esterson et Laing montrent que le comportement considéré cliniquement comme symptomatique de la schizophrénie n’est que le résultat d’interactions familiales : la maladie ne serait qu’une création du milieu sociofamilial » (p. 280). 

                                Ce point de vue correspond avec les recherches de l’équipe de Palo Alto en Californie, plus précisément à celles vues de Gregory Bateson présentées dans Vers une théorie de la schizophrénie. « Dans cet ouvrage, qui représente une contribution fondamentale à l’approche dynamique des conflits familiaux, Bateson souligne que dans l’étiologie et les symptômes cliniques de la schizophrénie, une distorsion de la communication – double bind ou double lien – joue un rôle majeur, et que cette distorsion s’est constituée au sein de la relation familiale, bien avant les premières manifestations de la maladie » (p. 281).

                                L’antipsychiatrie italienne a réussi à obtenir la fermeture des hôpitaux psychiatriques sous les coups de boutoir de Franco Basaglia. La France, elle, s’est contentée de la création des… secteurs psychiatriques.

                                Avec les antipsychiatres – et néanmoins psychiatres – nous clôturons cette première série de développements de la psychopathologie. Il s’agit de la pathologie lourde, à enfermer en attendant de la ré-insérer dans la société, à théoriser en attendant d’avoir des outils pour elle, en fait de médicaments surtout. Mesmer est l’heureuse exception, il y a deux cents quarante deux ans déjà. Le diagnostic joue le rôle principal ici, alors que, pour le courant psychothérapique que nous abordons maintenant, c’est le contre-transfert au sens large et l’attitude du thérapeute qui tiendront ce rôle. 

                                 

                              • Chapitre 2 ; Les courants psychothérapeutique et psychiatrique de la psychopathologie

                              • C’est Anton Mesmer qui a marqué la première étape de ce qu’il faut bien reconnaître comme un courant particulier, non pas qu’il se serait constitué comme tel par l’entente des principales personnalités concernées mais parce qu’il procède de la même démarche. Les protagonistes commencent par créer une pratique spécifique, l’appliquent à des pathologies relativement sélectives (les pathologies « invisibles » pour Mesmer, l’hystérie pour Freud, la psychasthénie pour Janet, les personnalités archaïques pour Reich par exemple) et développent une théorie psychopathologique propre reliée à ces bases expérientielles et cliniques. Ces théories d’école ont été remises en question par les classifications athéoriques, tout comme les théories nationales, non sans résistance, de la part des psychanalystes freudo-lacaniens en particulier. Du fait de l’étroite intrication de la psychiatrie et de ce dernier courant psychanalytique, en France plus précisément, la théorie « psychodynamique » reste vivace chez nous. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons longuement cité Freud dans notre dernier ouvrage sur la « Psychothérapie et Psychanalyse Pléni-Intégrative » (PPPI). La prépondérance, sinon l’impérialisme, du freudo-lacanisme a relégué au second rang des écoles et des auteurs pourtant très enrichissants pour notre survol historique de la psychopathologie. Il nous faut réagir à cet ostracisme, suivant en cela nos deux principaux guides, Evelyne Pewzner et Henri F. Ellenberger. Nous avons rétabli Mesmer dans son statut de précurseur de la psychothérapie moderne. Nous devons continuer en redonnant à Pierre Janet sa place entière à côté de et en complémentarité de Sigmund Freud.

                                • Pierre Janet et l’analyse psychologique

                                • Strasbourgeois de par sa mère, érudit et parisien typique, Janet a été le contemporain de Freud (1859-1947 ; Freud : 1856-1939). Ses huit années de survivance à son grand rival ne lui ont pas permis de l’emporter sur lui magré l’une des règles que Thomas Kuhn a édictée pour l’avènement des nouveaux paradigmes : c’est celui qui vit le plus longtemps qui peut en faire bénéficier son œuvre ! A la fin de sa vie, Janet a frappé à la porte de Freud, qui ne l’a pas reçu, et mangé à côté de Jung, lors d’un congrès londonnien, qui l’a snobé ! Nous nous interrogerons aussi sur cette guerre des paradigmes, après Thomas Kuhn. Pour cette présentation, nous nous inspirons à nouveau de l’œuvre magistrale de Henri F. Ellenberger : Histoire de la découverte de l’inconscient. Nous verrons successivement :

                                  • une brève biographie,

                                  • l’automatisme mental,

                                  • l’analyse psychologique,

                                  • la théorie dynamique.

                                     

                                  • Repères biographiques de Janet

                                  •  Janet traversa une période de dépression accompagnée d’une crise religieuse à 15 ans. (Jung le fera à 38 ans et Freud à 41 !) Après des études de philosophie, il projette une thèse sur les hallucinations et ce sera « l’automatisme psychologique », grâce à une patiente, cas princeps et didactique, Léonie. C’était en plein boum de l’hypnose-spectacle et de l’hystérie poussée aux personnalités multiples. Janet a d’ailleurs côtoyé Freud lors d’un congrès d’hypnotisme à Londres en 1889. La même année, il commence médecine. Il travaillera à la Salpêtrière et son intérêt clinique est multiple. « Entre 1902 et 1912, Janet traita des émotions normales et pathologiques, de la conscience, de l’hystérie et de la psychasthénie, de la psychothérapie, de la psychologie des tendances, de la perception et des tendances sociales ». (Ellenberger p. 367)

                                    En 1913, Janet doit apporter un point de vue critique sur la psychanalyse de Freud, lors d’un nouveau congrès à Londres. « La critique de Janet porta essentiellement sur deux points : d’abord il affirma son antériorité dans la découverte de la cure cathartique des névroses par l’élucidation de leurs origines subconscientes ; il estimait que la psychanalyse n’était qu’un développement de cette idée fondamentale. Ensuite, il critiqua sévèrement Freud pour son interprétation symbolique des rêves et pour sa théorie de l’origine sexuelle des névroses. Il qualifia la psychanalyse de système « métaphysique » » (o.c. p. 368)

                                    Au sortir de la première guerre mondiale, notre auteur publie les « Médications psychologiques », traité de psychothérapie complet et systématique de plus de 1100 pages. Il s’agit d’une approche intégrative de la première étape, avec juxtaposition de dizaines de méthodes. Mais « cet ouvrage ne répondait toutefois plus, de par son organisation et son style, à la façon de voir et de sentir de l’après-guerre. Les mentalités avaient changé. Ce fut le dernier ouvrage de Janet à être traduit en anglais. » Sur le tard, Janet s’intéresse au religieux (« De l’angoisse à l’extase ») et à la psychologie du comportement. Mais, d’après notre historien, le nom de Janet « avait apparemment été trop longtemps lié aux concepts d’automatisme psychologique et de psychasthénie » (p. 369). A coté des logos très communicants de Freud (libido, refoulement, Œdipe, psychonévrose…) ces termes sentent le vieillot !

                                    Janet était lui-même psychasthénique, tout comme Freud était hystérique. « Il semble qu’avec l’âge les composantes psychasthéniques de sa personnalité, qui n’avaient jamais été complètement éliminées, devinrent plus manifestes. Il avait sans doute été bien plus affecté qu’il voulait le laisser paraître par l’hostilité de ses collègues de la Salpêtrière et par l’isolement relatif qui s’en était suivi. Peut-être ce travailleur acharné avait-il préjugé de ses forces. On dit que Janet passa de plus en plus souvent par des épisodes dépressifs et qu’il se révéla de plus en plus distrait, manquant d’esprit pratique. » (p. 373).

                                     

                                    • L’automatisme psychologique

                                    •  C’est donc Léonie qui a « instruit » notre professeur de philosophie et l’a emmené dans une certaine impasse. « Janet décrit de façon plus précise le phénomène du rapport, en particulier son trait caractéristique, l’électivité c'est-à-dire l’état permanent de suggestibilité à l’égard d’une seule personne, Janet, à l’exclusion de toute autre.

                                      De nouvelles expériences avec Léonie permirent à Janet de faire plusieurs découvertes intéressantes. Il montra que l’hypnose pouvait faire surgir deux séries de manifestations psychologiques très différentes : d’une part les « rôles » joués par le sujet en vue de plaire à l’hypnotiseur, d’autre part la personnalité inconnue qui peut se manifester spontanément, en particulier sous la forme d’un retour à l’enfance. » (p. 383) Il s’agit d’un cas clinique lourd, digne du service de Charcot qui fige Janet dans la pratique de l’hypnose (contrairement à Freud qui l’abandonne assez vite) et dans la théorie psychopathologique de la dissociation et des personnalités multiples. L’automatisme psychologique est « un phénomène psychologique autonome, comportant toujours une conscience rudimentaire » (p. 384). Il y a l’automatisme total qui se caractérise par la catalepsie (état d’immobilité prolongé, sans conscience). Les automatismes partiels, eux, ont d’innombrables manifestations : somnambulisme, anesthésie, amnésie post hypnotique, existences successives, sentiment d’étrangeté et de bizarrerie, catalepsie partielle, distractions, écriture automatique, spiritisme, médiumnisme, possession… Comme explication, Janet évoque les idées fixes subconscientes dotées d’une vie et d’un développement autonomes. Dans ma longue carrière de psychiatre, j’ai assisté chez une seule patiente à ces fameuses postures cataleptiques totales.

                                       

                                      • L’analyse psychologique

                                      •  Ellenberger résume bien la cure janétienne. Il est intéressant d’en prendre connaissance parce qu’elle correspond quasiment à une « psychothérapie analytique » avec des séquences de traitements actifs très divers.

                                        « Il y eut d’abord la découverte des « idées fixes subconscientes » et de leur rôle pathogène. Ces idées ont habituellement leur origine dans un événement traumatisant ou effrayant dont le souvenir est devenu subconscient et a été remplacé par des symptômes… Autour de l’idée fixe primaire peuvent émerger des idées fixes secondaires, par association ou substitution. Parfois on rencontre toute une succession d’idées fixes subconscientes, chacune trouvant son origine à un moment donné de l’histoire du malade… Les crises hystériques sont des manifestations déguisées des idées fixes subconscientes. Janet fait parfois allusion au caractère symbolique des symptômes. L’idée fixe subconsciente doit être mise au jour en recourant à des techniques d’investigation objectives. Parfois une exploration des rêves du malade fournit quelques indications, mais Janet recourt surtout à l’hypnose… Les idées fixes subconscientes sont caractéristiques de l’hystérie, par opposition aux névroses obsessionnelles où les idées fixes sont conscientes. Cependant Janet ne tarda pas à découvrir l’existence d’idées fixes subconscientes dans d’autres états morbides, tels que l’insomnie grave et les spasmes musculaires. » (p. 397)

                                        «  Le thérapeute doit rechercher l’idée fixe subconsciente. Il faut détruire les idées fixes en les dissociant ou en les transformant. Puisque l’idée fixe n’est elle-même qu’un aspect de la maladie globale, il faut évidemment compléter ce traitement dissociant par un traitement synthétique, sous la forme d’une rééducation ou d’autres types d’exercices mentaux… Janet souligne le rôle du rapport dans le processus thérapeutique. Dans L'Automatisme psychologique, il avait déjà abordé le problème du rapport dans la perspective d'un rétrécissement électif du champ de la conscience autour de la personne de l’hypnotiseur. Janet définit les règles qui permettent de manier cette « influence » au bénéfice du malade. Dans une première période, il faut établir ce rapport ; dans une seconde étape, il faut prévenir son développement indu et le restreindre en espaçant les séances thérapeutiques. Il notait que l'intervalle entre deux séances hypnotiques peut se diviser en deux périodes. Les premiers jours, le malade se sent soulagé, plus heureux, plus efficace, et ne pense guère à l'hypnotiseur. Ensuite il se sent déprimé, ressent le besoin de l'hypnose et ne cesse de penser à l'hypnotiseur. Son sentiment à l'égard de l'hypnotiseur peut varier : amour passionné, crainte superstitieuse, vénération ou jalousie. Certains malades acceptent cette influence, d’autres se révoltent contre elle. » (p. 398)

                                        Comme Janet allie analyse et synthèse, nous pouvons comprendre sa directivité dans le traitement. A ce titre, le « rapport » ne prend pas la dimension du transfert et ne devient pas le « creuset de la thérapie ». Il doit être contrôlé par sa… frustration. Après coup, il vaudrait mieux parler d’une intégration de l’analyse et du cognitivo-comportementalisme. L’analyse janétienne ne peut pas accéder aux purs processus inconscients et en resta au « subconscient », l’équivalent du « préconscient » freudien.

                                        Jusque là, nous évoquons principalement les descriptions cliniques de Janet : automatisme psychologique, catalepsie, idées subconscientes, rapport. Mais il y a aussi une conception psychodynamique, énergétique en particulier, qui pourrait sembler aussi dépassée que l’automatisme si on n’y jetait un regard plus attentif. Essayons de le faire en anticipant notre modèle ontophathologique pour la systématiser.

                                         

                                        • La théorie dynamique

                                        •  Janet établit deux névroses fondamentales, l’hystérie et la psychasthénie. Jung en a repris l’esprit pour lancer les deux pôles, extraverti et introverti, de la personnalité. Du côté de chez Freud, ça ferait anal et oral. Nous y trouverons quant à nous le « continuum structuro-fonctionnel ». A l’époque, on acceptait l’idée d’une « énergie nerveuse ou mentale » malgré certaines incohérences. Janet s’en sort en conceptualisant « l’énergie psychologique » caractérisée par deux paramètres : la force et la tension.

                                          La force psychologique correspond à la quantité d’énergie psychique élémentaire, c'est-à-dire à la capacité d’accomplir des actes psychologiques nombreux, prolongés et rapides ; elle existe sous deux formes : latente et manifeste. Mobiliser l’énergie signifie la faire passer de la forme latente à la forme manifeste.

                                          La tension psychologique correspond à la capacité de l’individu à utiliser son énergie psychique à un niveau plus ou moins élevé dans la hiérarchie des tendances tel que la décrit Janet. Plus est grand le nombre d’opérations synthétisées, plus est nouvelle cette synthèse, plus aussi sera élevée la tension psychologique correspondante. » (p. 403)

                                          Notre modèle ontopathologique traduit la force par fonction ou processus et la tension par maîtrise ou structure, aux deux pôles d’un vecteur qui est un continuum avec une infinité de lieux intermédiaires.

                                           

                                          Schéma 1 : modélisation des pôles énergétiques janétiens : force et tension.

                                           La psychopathologie de Janet s’inscrit sur ce continuum avec deux pathologies correspondant aux deux pôles et différents degrés de gravité : asthénie et hypotonie. En voici notre modélisation et les commentaires d’Ellenberger.

                                           

                                          schéma 2 : syndromes asthénique et hypotonique de Janet

                                           Le syndrome asthénique, défini comme une insuffisance de la force psychologique, se manifeste avant tout par une fatigue augmentant à l’effort et diminuant au repos.

                                          Les états asthéniques comportent une grande diversité. Janet en distingue trois groupes principaux. Dans les cas d’asthénie modérée, le malade est mécontent de lui-même, incapable de jouir pleinement du bonheur ou du plaisir et il devient facilement anxieux ou déprimé. Etant très conscient de sa fatigabilité, il fuit les efforts, l’initiative, les relations sociales, et on le considérera comme égoïste ou ennuyeux…

                                          Le groupe des asthénies intermédiaires, que Janet appelle aussi asthénies sociales, comprend les malades qui souffrent d’un sentiment du vide : les choses, les êtres humains et même leur propre personnalité leur semblent vides ; tout les dégoûte lorsque l’asthénie est importante. Ils n’éprouvent pas d’amour pour les autres et ne se sentent pas aimés, d’où leur impression d’isolement…

                                          Le troisième groupe comprend les malades dont l’asthénie est si grave qu’ils sont incapables de toute activité soutenue. Relèvent de ce groupe les états schizophréniques graves, qu’à cette époque on appelait encore démence précoce. Janet aimait à dire que « la démence précoce est une démence sociale ». (p. 404)

                                          Nous ne commentons pas ici le bien fondé de notre modélisation et de ses concordances avec le système janétien. Cela viendra tout au long de ce livre. Notons seulement que la « démence précoce » décrite comme asthénie grave concerne la forme hebéphénique ou déficitaire de la schizophrénie.

                                          Le syndrome hypotonique, défini par une insuffisance de la tension psychologique, se caractérise par deux ordres de symptômes : les symptômes primaires, dus à l’incapacité d’accomplir des actes de synthèse psychologique dès que celle-ci atteint un certain niveau, et les symptômes secondaires (ou « dérivation »), exprimant un gaspillage des surplus de force nerveuse qui n’ont pas pu être utilisés au niveau psychologique souhaitable. Le symptôme subjectif fondamental est le sentiment d’incomplétude, exprimant le fait que le sujet, incapable d’accomplir des actes achevés, complets, doit se contenter d’un niveau d’activité inférieur. Les symptômes secondaires consistent dans l’immense gamme des « agitations » : agitations motrices, tics, gesticulations, bavardage, anxiété, obsessions, ruminations mentales, et même asthme, palpitations, migraines, etc. Chose caractéristique, la fatigue augmente au repos et souvent diminue à l’effort. Ce type de malade cherchera donc spontanément l’excitation. » (p. 404-5)

                                          Fatigue au repos : c’est le fameux syndrome du week-end décrit à la même époque par Sandor Ferenczi. Quant aux détails de cette description des troubles de la « tension », ils nous introduisent à nos concepts de stress, clivage et dissociation. La polarité janétienne force/tension, précurseur de ma polarité holanthropique fonction/structure se renforce par la proposition d’une polarité pathologique asthénique-hypotonique. « Ces deux syndromes nécessitent des traitements tout différents souvent même diamétralement opposés » (p.405)

                                          Néanmoins l’opposition peut être très subtile parce qu’il s’agit d’un continuum entre les deux pôles extrêmes qui comprend des degrés intermédiaires

                                           

                                          • Le traitement du syndrome asthénique

                                          •  Janet traite l’asthénique comme un « pauvre » dont il faut augmenter les revenus, diminuer les dépenses, liquider les dettes :

                                            • augmenter les revenus, à savoir les forces, par le sommeil, par le repos et la détente, la répartition des moments libres, l’alimentation, des méthodes physiothérapiques exerçant une action sur la peau ;

                                            • diminuer les dépenses, en évitant les affections organiques, supprimant des activités inutiles, gérant les relations aux autres et l’activité professionnelle, en liquidant les conflits ;

                                            • liquider les dettes : prévenir le « moratoire » (notre burn out) après un surmenage ; liquider les idées fixes subconscientes et réminiscences traumatiques ; « passer sa vie en revue avec la collaboration du psychiatre et discuter avec lui l’interprétation de certains faits ; savoir terminer les actes (achever la Gestalt).

                                            Nous n’avons pas ici de distinction nette entre les trois degrés de gravité (moyen, intermédiaire et grave), à cause de la brièveté de ces présentations mais aussi à cause de la personnalisation de chaque cure. Nous retrouvons l’intégration du cognitivo-comportemental et de l’analytique dans le cadre de cures courtes (6 mois) à moyennes (1 à 2 ans). Cette synthèse se retrouve dans le traitement des hypotoniques qui, rappelons le, ont de la force mais ne savent pas la structurer et débouchent sur des « dérivations ».

                                             

                                            • Le traitement du syndrome hypotonique

                                            •  Il faut d’abord résorber les dérivations (à savoir reconnecter les parties clivées et dissociées) : en diminuant les forces (régression ?), en canalisant les agitations, les transformant en activités utiles, en occupations actives, marche à pied, sport, chasse, travaux manuels ou autres.

                                              Il faut ensuite élever la tension psychologique (on note qu’il faut re-connecter le dis-tendu avant de re-mobiliser les forces) : par la stimulation (émotions stimulantes, voyages, changements dans la façon de vivre, intrigues amoureuses (sic) ; par l’entraînement à l’exécution d’un acte achevé complet.

                                              Pour globaliser ces cures à la fois psycho- (cognitives et analytiques) et somato- (activités corporelles et comportementales), il y a le socio- sous l’aspect du rapport qui fleure bon le transfert et l’attachement.

                                              « La vieille notion du rapport thérapeutique, que Janet avait étudiée en 1886 sous son aspect d'électivité, puis, en 1896, sous ses aspects plus généraux d'influence somnambulique et de besoin de direction, se voyait maintenant élargie elle aussi, devenant l’ « acte d’adoption ». Dans les relations entre le patient et le « directeur », dit Janet, apparaîtra tôt ou tard, parfois subitement, un changement remarquable. Le patient adoptera un comportement tout à fait particulier à l’égard du thérapeute, comportement qu'il n'adoptera à l'égard d'aucune autre personne. Il soutiendra que le thérapeute est un être exceptionnel et que lui, le malade, a enfin trouvé quelqu’un capable de le comprendre et de le prendre au sérieux. Ceci signifie en réalité que le sujet est maintenant capable de parler de ses propres sentiments et de parler sérieusement de lui-même ; l'image irréelle fait de son « directeur » est un mélange de toutes sortes d'inclinations plus ou moins analogues, éprouvées antérieurement pour d'autres personnes et synthétisées maintenant sous une forme particulière. Ces opinions et ces attitudes du sujet, qui s'expriment dans l'« acte d'adoption», et le renforcement de son estime de soi lui permettent d'accomplir des actes dont il se sentait incapable jusqu'ici, et permettent au thérapeute de l’aider à se sortir de nombre de difficultés ».

                                              Mais pourquoi avoir insisté ainsi sur Pierre Janet, si ce n’est parce qu’il était français et un peu strasbourgeois ? Parce que, en plus, c’est un loser ? N’a-t-il pas choisi des termes ringards comme asthénie, hypotonie, rapport, acte d’adoption ? N’a-t-il pas traîné trop longtemps du côté de l’automatisme mental, de l’hypnose profonde et des remèdes de bonne femme ? En cela il s’est laissé écraser par le parfait marketing du courant psychanalytique basé sur sa simplification en un système solide. Mais c’est là que le mérite de Janet refait surface : il a évité la systématisation, il a renoncé à la simplification, il a gardé la pluralité des pratiques. Les deux derniers paragraphes sur l’analyse psychologique et la théorie dynamique montrent une certaine modernité si l’on sait lire au-delà d’une présentation un peu vieillotte. Janet est le précurseur de l’approche intégrative. En bon clinicien, il a détecté le continuum structure-processus extraversion-introversion, dissociation-dissolution, hystérie–psychasthénie, symbolique – imaginaire. Il subordonne l’énergétisation à la reconnexion des parties clivées tout comme Mesmer noue la relation (transférentielle) avant de soumettre au magnétisme du baquet. Certes des Léonie, il n’y en a quasiment plus ; certes, l’amour est plus complexe qu’une « intrigue ». Et pourtant ne faisait-il pas comme Jung qui prônait la polygamie ?

                                              Même s’il n’est pas nécessaire de relire Janet, sauf dans le livre d’Ellenberger, nous avons à reconnaître que ce savant et clinicien marque bien son époque, ce début du XXème siècle, qui a apporté tant de progrès à la psychiatrie, à la psychothérapie et à la psychopathologie en peu de temps, en quelques dizaines d’années. Les autres contributions d’écoles psychothérapiques sont beaucoup plus systématisées donc plus réductrices. A vouloir trop embrasser, Janet a mal étreint, il y a 100 ans de cela. Aujourd’hui, nous reprenons sa démarche intégrative, non sytématisée, expérientielle et méthodique néanmoins, donc scientifique.

                                            • Alfred Adler et la psychologie individuelle

                                            •  Il faut continuer cette approche historique de la psychopathologie à travers les apports « scolastiques ». Nous n’incluons pas ici les apports de la psychanalyse (Freud, Ferenczi, Reich, Jung, Lacan) parce qu’ils figurent déjà dans notre premier tome et parce qu’ils s’inviteront de façon ciblée plus loin. Nous ferons une exception pour Alfred Adler, une autre victime de Freud, parce qu’il développe la dimension sociale de la psychopathologie et que nous insistons sur cet aspect dans notre paradigme holanthropique. Il nous suffira de terminer avec les écoles behavioriste, cognitive, existentielle et structuraliste, avant de conclure cette première partie de ce tome II avec notre propre apport des méthodes somatothérapiques et humanistes.

                                               Nous verrons d’Alfred Adler :

                                               

                                              • des repères biographiques,

                                              • la psychologie individuelle,

                                              • la notion de communauté.

                                                 

                                              • Repères biographiques

                                              • Comme Carl G. Jung, Alfred Adler avait des conceptions personnelles avant de rencontrer Freud. Ils ont fait un bout de chemin ensemble puis se sont séparés, Freud ne supportant pas l’absence d’alignement sur ses théories. La suprématie de la psychanalyse freudienne a longtemps étouffé ces compagnons de route ponctuels mais les a aussi fait connaître dans son sillage. Juif, Viennois des faubourgs, médecin généraliste, Adler (1870-1937) avait des convictions de gauche et, à ce titre, privilégiait la dimension sociale, sinon politique. Sa femme était russe et même d’extrême gauche. Le petit Alfred était souffreteux et faillit mourir ce qui suscita une première conception psychopathologique : l’infériorité d’organe. Il recevait beaucoup d’affection de son père mais pas de sa mère, ce qui l’amena à contester l’universalité du complexe d’Œdipe. Coincé entre un grand frère modèle et un puîné compétiteur, Alfred souffrit de sa place dans la fratrie et privilégia, dans sa psychopathologie, les relations entre frères et sœurs plutôt que les relations aux parents. Il était passionné de musique, de chant et de théâtre, faisant encore contraste avec Freud.

                                                Avant de collaborer avec Freud, à 32 ans, il avait déjà écrit le « Livre de santé pour le métier de tailleur » (1898). En 1902, c’est « L’interprétation des rêves » qui lui fait rencontrer Freud et participer aux réunions du mercredi soir pendant dix ans. En 1907, parurent ses « Etudes sur les infériorités organiques », livre bien accueilli par son aîné de quatorze ans. Il assuma la direction de la revue de Freud, le Zentralblatt. C’est sur le thème de la « protestation virile » ou revendication masculine que les relations furent rompues.

                                                Qu’est ce que cette infériorité d’organe, comme le rachitisme d’Adler lui-même ? A l’époque, les cliniciens parlaient de « locus minoris resistentiae » ou organe de moindre résistance que nous retrouverons dans notre propre approche comme état de sensibilité d’une fonction lors de sa période de développement privilégiée. Mais Adler en fait une théorie systématique. Lorsque «l’infériorité d’un organe dérive d’une perturbation du développement fœtal, elle affecte un segment embryonnaire tout entier. Dans d’autres cas, il s’agit d’une infériorité fonctionnelle (insuffisance sécrétoire, par exemple) ou même d’une simple anomalie d’un réflexe (lequel peut être exagéré, diminué ou absent). Dans un troisième groupe de cas, l’existence d’une infériorité organique peut être déduite de l’anamnèse qui révèle un fonctionnement défectueux de l’organe en question au cours de l’enfance (comme exemple, Adler parle de malades ayant souffert de troubles intestinaux précoces, et qui plus tard devinrent diabétique). La fréquence des maladies affectant un organe constitue un autre signe de son infériorité. » «L’infériorité d’un organe peut être absolue ou relative. Son évolution peut être favorable grâce aux mécanismes de compensation.

                                                Avec ce concept, « Adler apportait précisément une théorie plausible du substratum de la névrose » (p. 627), avec l’infériorité elle-même, avec les processus de compensation, avec ses répercutions sur la sexualité. Plus tard, l’infériorité s’est élargie de l’organe à la condition d’enfant, toujours inférieure aux adultes et à la condition de femme, elle aussi subordonnée à l’homme. Adler a vécu cela dans son couple avec sa femme russe, émancipée et révolutionnaire, qui devait entrer dans le carcan de la petite bourgeoisie viennoise. D’où cette appellation de protestation virile.

                                                Plus tard, Adler a opposé la puissance de l’agressivité à la libido freudienne toute puissante. Mais c’est le développement des conceptions sociales et communautaires qui nous intéresse ainsi que nous le verrons après avoir résumé la « psychologie individuelle ».

                                                 

                                                • La psychologie individuelle

                                                •  En 1927, Adler publie « Connaissance de l’homme » qui est le plus clair et le plus systématique de ses ouvrages. Le titre donne le ton : il s’agit d’une Menschenkenntnis, d’une psychologie pragmatique, concrète, d’une approche directe du patient. Voici ses principes de base (o.c. p. 631 – 634)

                                                  • principe de l’unité : l’être humain est un ;

                                                  • principe de dynamisme : il faut agir, avec but, intentionnalité et courage ;

                                                  • principe de l’influence cosmique : interdépendance avec le cosmos et la communauté (Gemeinschaftsgefühl),

                                                  • principe de structuration spontanée des parties à l’intérieur d’un tout ;

                                                  • principe de l’action et de la réaction entre l’individu et son milieu ;

                                                  • loi de la vérité absolue ; il s’agit d’une norme fictive destinée à régir la conduite de l’individu en assurant un équilibre optimal entre les exigences de la communauté et celle de l’individu.

                                                  Quant aux compensations de l’infériorité, elles peuvent être :

                                                  • directes : affirmer sa supériorité sur les autres avec ambition, arrogance, jalousie, haine ;

                                                  • indirectes : se retrancher derrière les barricades manipulatrices : faiblesse, timidité, anxiété, réduction du cercle relationnel qu’on tyrannise ;

                                                  • séquentielles : d’abord directes et, en cas d’échec, indirectes en créant de la distance, des « arrangements » (dépression, phobie, amnésie, névrose et psychose).

                                                  Dans la même « Connaissance de l’homme », Adler met définitivement en avant le « sentiment communautaire ».

                                                   

                                                  • Le concept de communauté

                                                  • « Les divers types de névrose, les dépressions, les perversions, les toxicomanies, la criminalité et même les psychoses ne sont que diverses formes de perturbation des relations entre l’individu et la communauté. » (p. 635)

                                                    Il étudie donc les diverses dialectiques relationnelles :

                                                     

                                                    • relations entre l’espèce humaine et la nature ;

                                                    • relations entre groupes sociaux ;

                                                    • relations entre l’individu et la communauté ;

                                                    • relations mutuelles des individus à l’intérieur d’un petit groupe ;

                                                    • relations entre deux individus.

                                                    C’est ainsi qu’il s’intéresse à la socialisation et à la socialité.

                                                    « La première enfance est aussi la période où l’homme apprend de son entourage, par des voies nombreuses et subtiles, quelles sont les opinions communément reçues sur les rôles respectifs de l’homme et de la femme dans la société, et c’est aussi l’époque où il découvre son identité. Adler attache une grande importance aux désirs que l’enfant exprime successivement quant à sa profession future, et il pense que l’absence de toute ambition de ce genre peut être le signe d’un grave trouble sous-jacent. L’âge adulte est celui où l’individu doit s’acquitter des trois grandes tâches vitales, à savoir : l’amour et la famille, la profession, les relations avec la communauté. La façon dont l’individu s’acquitte de ces trois tâches vitales donne la mesure de son adaptation à la communauté. Les problèmes nouveaux qui surgiront ultérieurement lors du vieillissement doivent également être considérés dans une perspective semblable. » (p. 638)

                                                    Il décline enfin les grandes pathologies en fonction de la dimension sociale dont la mélancolie, la paranoïa, l’alcoolisme et la criminalité.

                                                    Le mélancolique « a manqué d’énergie et d’activité, a fui les difficultés, les décisions et les responsabilités. Il se montre méfiant et critique à l’égard des autres. Le monde lui paraît fondamentalement hostile, la vie une entreprise extraordinairement difficile, ses compagnons de vie lui semblent froids et peu engageants. Par ailleurs, il a toujours secrètement nourri l’idée de sa propre supériorité et le désir d’obtenir la plus grande somme possible d’avantages de la part des autres. Pour atteindre ce but secret, il adopte une tactique bien définie : se faire aussi petit et effacé que possible, limiter ses relations à un petit groupe de personnes qu’il peut dominer, en recourant surtout aux plaintes, aux larmes et à la tristesse. » (p. 639)

                                                    Le paranoïaque « s’assigne un but secret très ambitieux et s’efforce de l’atteindre en recourant à des actes de caractère belliqueux. Pendant quelque temps, le sujet peut avancer dans cette direction, mais survient un moment où il est obligé de s’arrêter à quelque distance du but qu’il s’est proposé. Pour se justifier devant lui-même et devant les autres, il recourt alors à deux stratagèmes : il érige des obstacles fictifs, de façon à épuiser son énergie en luttant pour les surmonter, et il déplace la bataille dans un autre champ qu’il s’est choisi. » (p. 639)

                                                    Pour l’alcoolique, « ces infériorités organiques peuvent jouer un rôle. L’ingestion d’alcool peut être une façon d’apaiser des sentiments d’infériorité, une manifestation de protestation virile, ou une façon de renforcer une attitude hostile à l’égard des autres. L’ivresse est une façon de s’exclure soi-même de la communauté. L’alcoolisme est un procédé pour échapper aux responsabilités et aux grandes tâches vitales. » (p. 639-640)

                                                    «  Parmi les grands pionniers de la psychiatrie dynamique, Janet et Adler ont été les seuls à avoir eu une expérience clinique des criminels, et Adler a été le seul a écrire sur ce sujet en se fondant sur son expérience personnelle. A l'origine de la criminalité, comme de la névrose, de la psychose et des déviations sexuelles, Adler constate un manque de sentiment communautaire. Mais le criminel se distingue en ce qu'il ne se contente pas de réclamer l'aide des autres et d'être un fardeau pour eux, il agit comme si le monde entier était dressé contre lui. On reconnaît l'enfant délinquant à sa façon particulière d'arriver à ses fins au détriment des autres. Adler distingue trois types de criminels : d'abord ceux qui ont été des enfants gâtés, habitués à toujours recevoir sans jamais donner et qui persistent dans ce type de conduite ; ensuite les enfants moralement abandonnés qui ont fait l’expérience d’un monde hostile ; enfin, un groupe plus restreint qui comprend des enfants affligés de difformités. Mais quelle qu’ait été leur situation originelle, les criminels sont tous animés de la même soif de supériorité. » (p. 640-641)

                                                    Quant au traitement, il commence par la compréhension de la maladie, continue par sa prise de conscience par le patient et débouche sur la cure proprement dite.

                                                    « Une fois que le patient a ainsi acquis et accepté une image claire et objective de lui-même, on aborde la troisième étape : c'est alors au patient de décider s'il veut changer sa ligne directrice et son style de vie. Il faut l'aider dans ses efforts de réadaptation à la réalité nouvellement découverte, ce qui peut prendre quelques mois de plus. Cependant un traitement par les méthodes de la psychologie individuelle exige rarement plus d'une année. Tandis que Freud considérait le patient comme guéri lorsqu'il retrouvait la capacité de jouir et de travailler, pour Adler, le critère consistait dans la capacité de trois tâches principales de la vie : la profession, l'amour et la famille, la communauté. Quant aux manifestations de la «résistance » et du « transfert », qui jouent un rôle si essentiel dans la psychanalyse freudienne, les adlériens n'y voient guère que des artefacts. Adler assimile la résistance à une forme de protestation virile, dont il faut montrer immédiatement au patient le caractère nocif. Dans le transfert, Adler voit un désir névrotique qu'il faut éradiquer. » (p. 646)

                                                    Henri F. Ellenberger conclut sur l’influence d’Adler comme suit : « la thérapeutique de groupe et la psychiatrie communautaire peuvent légitimement se réclamer de la pensée et de l'œuvre d'Alfred Adler » (p. 646). Plus loin, Ellenberger reconnaît à Adler d’avoir inauguré la médecine psychosomatique moderne… la psychologie sociale et l’approche sociale de l’hygiène mentale, que sa conception du soi créateur en fait le père de la psychologie du moi. (p. 671)

                                                    Mais notre historien va plus loin dans la réflexion sur la psychiatrie du début du XXème siècle, nous rappelant ce que Pewzner nous apprenait de l’histoire de la psychopathologie.

                                                    «  Les vicissitudes de la psychiatrie dynamique au XIXème siècle pouvaient être considérées comme des manifestations de l’antagonisme entre les Lumières et le Romantisme, Janet et, à moindre degré, Adler, se présentant comme des épigones tardifs des Lumières, Freud, et à plus forte raison Jung, quant à eux, apparaissant comme des représentants tardifs du Romantisme. Remontant plus loin encore dans la passé, nous voyons les mondes hellénistique et romain partagés entre le stoïcisme et l’épicurisme, et nous pouvons retrouver aujourd’hui certains traits du stoïcisme dans les écoles adlérienne et existentialiste, tandis que R. de Saussure a justement comparé la psychanalyse freudienne à la philosophie d’Epicure. Enfin, l’humanité a toujours connu deux voies différentes pour la guérison psychique : l’une faisant appel à des techniques rationnelles, l’autre mobilisant des forces irrationnelles. Ainsi Adler et Freud se ramène-t-il, en dernière analyse, à une illustration parmi bien d’autres d’une loi fondamentale de l’histoire de la culture, celle d’une oscillation permanente entre deux attitudes fondamentales de l’esprit humain. » (p. 674)

                                                    Ces deux attitudes qui alternent peuvent-elles coexister comme nous essayons de le faire dans notre approche intégrative ? Mais avant de proposer des éléments de réponse, continuons notre étude de l’histoire des psychopathologies.

                                                    Adler n’est pas un dissident comme je le disais ci-dessus, compagnon de route des débuts de la psychanalyse freudienne. A ce titre, il a profité de la notoriété de cette dernière tout en étant écrasé par elle. Il n’a pas vraiment fait école mais a grandement influencé le courant culturaliste aux Etats-Unis et la psychologie du moi notamment. Nous lui devons l’insistance sur le social et la communauté plus précisément dont nous tenons largement compte dans notre approche pléni-intégrative. Comme pour Mesmer et Janet, il pouvait être dangereux de miser sur les mauvais… sujets ! C’est un risque à prendre, que je prends avec reconnaissance.

                                                     

                                                  • La psychopathologie behavioriste

                                                  • Le comportementalisme s’est développé en même temps que la psychanalyse, il y a une centaine d’années. Il n’est pas né en réaction à cette dernière, mais parallèlement. Ce n’est que vers le milieu du XXe siècle que les deux courants ont commencé à s’affronter, suscitant très logiquement un troisième courant opposé à cet affrontement, le courant dit humaniste. La Gestalt-thérapie présentée dans le tome I illustre bien cet humanisme qui se prolongea très vite en « transpersonnel ». Aujourd’hui encore les deux premières écoles s’affrontent violemment, en France notamment, à grand renfort de Livre noir et d’Anti-livre noir. Dans les faits, la psychanalyse résiste par sa théorie tandis que le comportementalisme s’impose par ses pratiques. La première se replie sur ses shibboleths, la seconde s’épanouit et intègre : comportementalisme + cognitivisme + émotionnel + méditation pleine conscience, en une juxtaposition de méthodes qui ne se fonde pas encore sur une base théorique unifiée. Notre démarche pléni-intégrative propose une trêve en situant le comportementalisme dans la durée courte et la psychanalyse dans la durée longue de la cure séquentielle. Quant à la durée moyenne, les deux courants avancent leurs pions, les uns en allongeant leurs thérapies courtes, les autres en raccourcissant les longues années sur le divan ! Il nous faut jeter les bases du behaviorisme tout en les illustrant de conceptions psychopathologiques. Nous nous référons à Serban Ionescu ici.

                                                    Le manifeste du behaviorisme de Watson, La psychologie telle que la voit un behavioriste est paru en 1913.

                                                    « Les principales idées contenues dans ce texte sont : (1) la psychologie est la science du comportement et non l’étude de la conscience par l’introspection. (2) Elle est une branche objective et purement expérimentale des sciences de la nature. (3) La psychologie doit négliger tous les aspects mentalistes et s’appuyer exclusivement sur des entités comportementales visibles telles que le stimulus et la réponse. (4) Le but de la psychologie est la prédiction et le contrôle du comportement » (Ionescu p. 36).

                                                    Trois orientations principales ont été retenues par Ionescu. « La première orientation dans le développement du behaviorisme est basée sur le conditionnement classique ou répondant, lié aux travaux d’Ivan Petrovitch Pavlov. Dans ce type de conditionnement, un stimulus neutre (le son d’une cloche, par exemple) présenté un nombre suffisant de fois en contiguïté avec un stimulus inconditionné (la nourriture), arrive à déclencher une réponse semblable à celle que déclenche le stimulus inconditionné » (o.c. p. 27). Le paradigme du conditionnement classique a été utilisé en Afrique du Sud par Joseph Wolpe et en Angleterre par Eysenck. Le traitement instrumentalise « l’inhibition réciproque ».

                                                    « La deuxième orientation dans le développement du behaviorisme est celle du conditionnement opérant ou instrumental, élaboré par Thorndike et Skinner (Skinner, 1953, 1971) et présenté au public francophone, par Richelle (1972), dans un ouvrage devenu classique. Pour les représentants de ce courant, la réponse est émise spontanément par l’organisme et entraîne un changement dans l’environnement. Les réponses sont émises avec une certaine fréquence et leur probabilité d’apparition augmente si elles sont renforcées. Pour Skinner, tout comportement est contrôlé par ses conséquences dans l’environnement. Le milieu a donc un rôle fondamental dans le behaviorisme skinnerien : il sélectionne certaines réponses de l’organisme » (p. 27-28). Ici, il s’agit de sélectionner et renforcer les réponses utiles et de décourager celles qui sont nuisibles.

                                                    « La dernière orientation dans le développement du behaviorisme est représentée par le behaviorisme de troisième génération, appelé social ou paradigmatique. Elaboré par Staats, ce behaviorisme est présenté comme une théorie hiérarchique à plusieurs niveaux, théorie qui constitue une tentative d’unification des différents courants de la psychologie. Le cinquième niveau de la théorie de Staats est consacré au comportement anormal » (p. 28). Ce dernier comportement, anormal, nous sert d’illustration des nouvelles conceptions psychopathologiques. Il y a deux catégories de base : les lacunes comportementales et les comportements incorrects ou inadéquats. En voici les développements.

                                                    « Les lacunes comportementales et les comportements incorrects peuvent survenir dans l’une ou l’autre des trois sphères de la personnalité décrites par Staats : (a) le système A-R-D (émotionnel – motivationnel) ; (b) le système linguistique et (c) les répertoires instrumentaux. Cette mise en relation des catégories de comportements anormaux et des sphères de la personnalité découle de la conception de Staats que la personnalité est constituée de répertoires comportementaux de base. Dans ces conditions, une des tâches importantes de la psychopathologie est d’étudier les cas de maladie mentale en termes de personnalité, donc de répertoires comportementaux de base. (…)

                                                    - Le manque d’intérêt, d’ambition, de buts, ainsi que l’indifférence affective rencontrée chez les patients présentant une schizophrénie sont interprétés comme des lacunes du système émotionnel-motivationnel. (…)

                                                    - Les mécanismes de défense, mis en évidence et développés dans le cadre de l’approche psychanalytique, constituent des comportements verbaux. Lorsqu’une personne fait appel presque exclusivement à de telles séquences verbales, elle se trouve privée des moyens qui lui permettent de penser, de raisonner, de planifier et de prendre des décisions adaptées à la réalité. Dans de telles conditions, les mécanismes de défense apparaissent comme des comportements incorrects se manifestant au niveau du système linguistique (ou linguistique-cognitif) de personnalité.

                                                    - De nombreux patients psychotiques hospitalisés manifestent des lacunes au niveau des répertoires de comportements instrumentaux. Des lacunes sévères concernant les habiletés sociales peuvent d’ailleurs conduire à l’hospitalisation permanente de ces patients » (p. 31-32).

                                                    Nous côtoyons là un développement beaucoup plus complexe du behaviorisme avec prise en considération de la personnalité, des troubles de la personnalité ou caractéroses.

                                                    « Le behaviorisme paradigmatique s’accorde avec d’autres approches, plus traditionnelles, qui reconnaissent l’importance de la dimension personnalité en psychopathologie. Cette manière d’aborder les comportements dits anormaux a d’importantes implications pour la classification. En effet, les comportements anormaux chevauchent les catégories diagnostics. Des lacunes dans les répertoires langagiers de base sont retrouvées dans des catégories aussi diverses que la déficience mentale, l’autisme, la schizophrénie, les troubles affectifs. Des lacunes dans le système émotionnel-motivationnel se trouvent en schizophrénie, dans les cas de personnalité psychopathe, en neurasthénie » (p. 34). 

                                                    Il nous reste à nous plonger dans ce système complexe dit A-R-D qui illustre le devenir récent du behaviorisme qui n’en est plus à sa seule « Orange mécanique ».

                                                    « Le système A-R-D fait référence aux différents stimuli (par exemple, biologiques, occupationnels, récréationnels, etc.) qui déclenchent chez le sujet des réponses émotionnelles (positives ou négatives), ont un caractère affectif ou conditionnel renforçant et directif. Dans le cadre du behaviorisme social, les stimuli de l’environnement déclenchent des réponses émotionnelles qui, à leur tour, déterminent le comportement du sujet en raison de la fonction renforçante et directive des stimuli qui les ont déclenchées. Les réponses émotionnelles sont apprises par conditionnement classique. Les différences dans les histoires d’apprentissage font que les sujets ont des systèmes A-R-D différents. Le deuxième système de personnalité est le système verbo-cognitif composé de trois répertoires comportementaux : les langages réceptif, expressif et réceptif-expressif. Les répertoires langagiers ont un rôle important dans toutes les étapes de la résolution de problèmes. Parmi les aspects importants du système de personnalité se trouvent le concept de soi (l’étiquetage que le sujet fait de ses caractéristiques physiques et de ses comportements) et l’intelligence (composée de répertoires spécifiques de comportements). Le système instrumental constitue le troisième système de personnalité. Il comprend des répertoires comportementaux très variés qui vont des premières habiletés sensori-motrices (prendre un objet, marcher) et de l’attention, aux habiletés sociales » (p. 37). 

                                                    Cette présentation nous rappelle la différence entre les conditionnements « répondant » (à la cloche) que nous utilisons en désensibilisation (telle l’EMDR) et « opérant » qui permet de sélectionner les réponses spontanées. Voilà le comportementalisme originaire, primaire, sinon primitif, qui ne s’occupe que d’un sympôme à la fois. Avec le comportementalisme social nous abordons une démarche complexe, approchant la personnalité globale en psycho- (le système linguistique), en somato- (le système émotionnel-motivationnel) et en socio- (les répertoires instrumentaux). De thérapie courte, nous passons en durée moyenne et devons réviser notre opinion sur le comportementalisme !

                                                    Avec cette plongée dans les comportements anormaux nous retrouvons aussi le thème privilégié d’Alfred Adler et nous observons la complémentarité de ces deux approches – et non leur opposition – l’une investissant le consensus communautaire et l’autre les comportements. Et c’est la psychopathologie qui fait liaison. En passant au courant cognitiviste, nous illustrons encore plus l’évolution du comportementalisme vers la complexité puisque actuellement on allie les deux courants sous le terme de cognitivo-comportementalisme. Cette alliance scelle une complémentarité évidente puisque les pathologies-cibles se différencient : troubles du comportement et dépression.

                                                     

                                                    • La psychopathologie cognitiviste

                                                    •  Depuis 1960, le concept de cognition s’élargit à « l’ensemble des processus par lesquels une personne acquiert des informations sur elle-même et son environnement, et les assimile pour régler son comportement » (Ionescu p. 53).

                                                      Une première étape du cognitivisme a mis l’accent « sur les troubles ou distorsions de la structure cognitive et s’intéressent surtout à « l’entrée » informationnelle (l’input). C’est le cas de ce qu’on appelle les deux précurseurs des théories cognitives actuelles : la théorie des « construits personnels » de Kelly (1955) et le cadre théorique sous-jacent à la thérapie relationnelle émotive de Ellis (1962). Dans ce même groupe figure la théorie cognitive de la dépression de Aaron Beck (1967, 1976) » (o.c. p. 53)

                                                      « Un deuxième regroupement réunit les théories qui s’intéressent surtout aux stratégies comportementales inefficaces et, par conséquent, à « la sortie » comportementale (l’output). Parmi celles-ci, la plus connue est la théorie de la dépression en tant qu’impuissance acquise, élaborée par Martin Seligman (1974, 1975) et, à présent, dénommée la théorie du désespoir d’Abramson, Seligman et Teasdale (1978) ». (…) « La démarche conceptuelle dominante en psychologie et psychopathologie cognitiviste est, actuellement, le paradigme du traitement de l’information. Conformément à ce paradigme, le fonctionnement humain peut être conceptualisé et compris en termes de : « comment l’information provenant de l’environnement et l’information interne sont traitées et utilisées » (Ingram&Kendall, 1986). Le sujet est ainsi conçu comme un système de traitement de l’information » (p. 54).

                                                       

                                                      • Les théories cognitivistes de la dépression

                                                      •  Aaron Beck a proposé la première théorie de la dépression qui jette les bases cognitivistes et fait toujours recette même si des chercheurs pensent « qu’il n’est pas possible d’évaluer la validité des théories cognitivistes de la dépression sur la base des études réalisées jusqu’à présent. Selon ces auteurs, les stratégies de recherche utilisées ne permettent pas de tester de manière adéquate les postulats de base des deux théories mentionnées, n’évaluent pas tous les types de relations causales que ces théories impliquent et, enfin, ne tiennent pas compte de l’hétérogénéité des troubles dépressifs (il n’y a pas une dépression, mais des dépressions) » (p. 54-55). Pour les cognitivo-comportementalistes, la validation des théories et l’excellence de la pratique testée par des statistiques sont primordiales. Si ce n’est pas le cas, ils le disent et essayent de corriger ou d’améliorer. C’est ainsi que le recours à la méditation est venu pallier aux rechutes dépressives, point encore faible du système.

                                                        La dépression, névrotique surtout, est une réaction à des causes ; il y a une étiologie. Voici d’abord la systématisation de ces causes.

                                                        • « la cause nécessaire représente un facteur étiologique qui doit être présent ou a dû être présent pour que les symptômes apparaissent » ; (…)

                                                        • « la cause suffisante est un facteur dont la présence garantit l’apparition des symptômes » ; (…)

                                                        • « la cause contributive représente un facteur étiologique qui augmente la probabilité d’apparition des symptômes ». (…)

                                                         La cause nécessaire ne provoque pas nécessairement les symptômes ; sans symptôme, il n’y a pas de cause suffisante ; la cause contributive n’est ni nécessaire ni suffisante.

                                                        Certaines causes peuvent agir (…) près du moment d’apparition des symptômes (causes proximales) tandis que d’autres peuvent agir à l’autre bout de la chaîne, à distance du point d’apparition des symptômes (causes distales) » (p. 55).

                                                         

                                                        • La théorie de Beck

                                                        •  « Cette théorie peut être schématisée sous la forme d’une chaîne causale séquentielle qui va des causes contributives distales, aux causes contributives proximales et conduit à la cause suffisante proximale de la dépression.

                                                          Dans la théorie de Beck, les causes contributives distales sont la diathèse cognitive et le stress produit par les événements de vie négatifs. Selon Beck (1967), il y a une diathèse (une disposition) qui fait que certaines personnes ont tendance plus que d’autres à des distorsions cognitives négatives sur soi, sur le monde et l’avenir. Dans la théorie de Beck, la diathèse cognitive est constituée de ce qu’il appelle un schéma, (…) une représentation organisée des connaissances antérieures qui oriente le traitement de l’information actuelle. Le schéma est constitué à partir d’informations recueillies au cours d’expériences passées. Stocké dans la mémoire à long terme, le schéma fonctionne de manière automatique. Le schéma dépressogène a un contenu négatif qui fait référence à des notions comme la perte, l’échec, l’inadéquation, etc… Il sélectionne, filtre et interprète l’information, en donnant un sens dépressif aux événements que vit le sujet. Activé par le stress causé par les événements de vie négatifs, le schéma dépressogène conduit à des distorsions cognitives de l’information qui reçoit le sujet.

                                                          Les distorsions cognitives (causes contributives proximales) sont considérées comme des produits relativement automatiques du traitement de l’information. Beck soutient que les personnes prédisposées à la dépression font des inférences irréalistes, extrêmes et illogiques quant à eux et à leurs environnements. Les distorsions cognitives comportent les types suivants d’erreurs logiques :

                                                          • l’inférence arbitraire, l’erreur logique la plus fréquente, consiste à tirer des conclusions sans preuves ;

                                                          • l’abstraction sélective est présente lorsque le sujet se centre sur un détail et ne perçoit pas la signification globale de la situation ;

                                                          • la surgénéralisation qui consiste à appliquer à toutes les situations possibles les éléments d’une situation isolée ;

                                                          • la majoration et la minoration, erreurs logiques qui consistent à attribuer une plus grande valeur aux échecs et aux événements négatifs et à dévaloriser les réussites et les situations positives, heureuses ;

                                                          • la personnalisation qui est présente lorsque le sujet surestime ses relations avec les événements négatifs, défavorables ;

                                                          • la pensée absolue, dichotomique, rencontrée lorsque le sujet s’enferme dans l’alternative du tout ou rien sans modulation possible entre les extrêmes.

                                                          La triade cognitive négative constituerait la cause suffisante proximale dans la théorie de Beck. Cette triade implique un point de vue négatif (ou une opinion négative) sur soi-même, des jugements pessimistes sur le monde extérieur et un point de vue négatif quant à l’avenir, notamment en s’attendant à ce que les difficultés présentes persistent.

                                                          La présence de la triade cognitive négative s’accompagne de l’apparition des symptômes de la dépression qui sont :

                                                          • l’auto-reproche (ou l’auto-critique) de ne pas réussir, par exemple, une tâche aussi bien qu’on se l’était imaginé ;

                                                          • la culpabilité (lorsque les choses tournent mal, la personne dépressive estime que c’est sa faute) ;

                                                          • la dépendance accrue, conséquence de la vision négative qu’a le sujet de soi-même et du monde » (p. 56-57).

                                                          Nous devons à Ionescu ce résumé parfait de la théorie de Beck que Jean Cottraux a importée en France. Permettons-nous de transcrire en termes simples :

                                                          • les causes lointaines sont une « disposition dépressogène » constituée par des schémas de pensée issus des expériences passées ;

                                                          • les causes immédiates sont des distorsions de la pensée logique qui négativent le présent ;

                                                          • le déclenchement de la dépression se fait avec : opinion négative de soi, pessimisme sur l’extérieur, péjoration de l’avenir ;

                                                          • la libération des symptômes s’ensuit : auto-reproche, culpabilité, dépendance.

                                                          Nous n’évoquons pas ici toutes les recherches faites par les cognitivistes por accréditer un inconscient… cognitif qui serait plutôt du côté du subconscient janétien et du préconscient freudien. Le rapprochement avec la démarche analytique ne s’arrête pas là puisque les causes « distales » d’ici ne sont que les événements de l’enfance de là-bas (psychanalytiques). Quant à des concepts aussi complexes que culpabilité, auto-reproche ou vision négative ils ne dépareilleraient pas sur un divan, ou sur le matelas somatanalytique. Courte d’un côté (6 mois) et longue de l’autre (6 ans), les durées de la cure se modifient pour se retrouver en séquence moyenne (1 à 2 ans) !

                                                           

                                                        • Psychopathologie structuraliste

                                                        •  Ma thèse de doctorat en sociologie/ethnologie est construite sur la méthode structuraliste de Claude Lévi-Strauss : Bisexualité, inceste et prohibition de l’inceste, analyse structurale et psychanalyse du mythe dogon. Il ne faut donc pas s’étonner que je salue de tout cœur le chapitre que Serban Ionescu consacre à la psychopathologie structuraliste. La suite de mon ouvrage montrera amplement que l’approche structuraliste m’est fermement chevillée au corps. Et pourtant on n’en parle pas beaucoup de ce courant structuraliste à propos de notre thème. Nous devons donc évoquer rapidement ce que c’est que le structuralisme, citer les psychiatres et psychothérapeutes qui l’utilisent et donner un exemple fort instructif emprunté à Jean Bergeret.

                                                          « Piaget (1970) note deux aspects communs à tous les structuralismes : ‘d’une part, un idéal ou des espoirs d’intelligibilité intrinsèque, fondés sur le postulat qu’une structure se suffit à elle-même et ne requiert pas, pour être saisie, le recours à toutes sortes d’éléments étrangers à sa nature ; d’autre part, des réalisations, dans la mesure où l’on est parvenu à atteindre effectivement certaines structures et où leur utilisation met en évidence quelques caractères généraux et apparemment nécessaires qu’elles présentent malgré leur variété.’ » (Ionescu p. 193).

                                                          Reprenons : « une structure se suffit à elle-même ». Exemple : depuis 2500 ans, comme le montre notre historique, quatre structures pathologiques s’imposent d’elles-mêmes, mania, paranoïa, phrénitis, melancolia. Elles ont des « caractères généraux malgré leur variété » : phrénitis, démence précoce, schizophrénie, psychose délirante ne sont que des dénominations variées de (presque) la même chose.

                                                          Il découle de cette structure des caractéristiques fondamentales : « ‘En un mot, une structure comprend ainsi les trois caractères de totalité, de transformations et d’autoréglage.’ Piaget rajoute que la découverte d’une structure doit pouvoir donner lieu à une formalisation » (p. 193). Ceux qui auront lu le chapitre sur la Gestalt-thérapie dans le tome I retrouveront ici l’illustration de la structure : la Gestalt est un ensemble qui se transforme en mettant en avant-plan l’un de ses éléments en équilibre avec l’arrière-plan. Ces caractéristiques se formalisent dans le cercle de la Gestalt. 

                                                          C’est Wilhelm Wundt qui a fondé l’école structuraliste de psychologie. La psychologie de la Gestalt a apporté une part appréciable à l’édifice comme nous venons de le voir. « Les débuts de l’approche structuraliste en psychologie sont aussi liés aux travaux de l’école connue sous le nom de « psychologie de la Gestalt » (Koffka, 1935 ; Köhler, 1947), du mot allemand qui signifie « forme », « organisation » ou « configuration ». La « forme » correspond à la manière dont les parties sont arrangées dans le tout. La valeur de chaque élément est déterminée par sa participation à l’ensemble ; une fois intégré, il n’existe plus que par le rôle qu’il joue » (p. 194).

                                                          Beck, que nous avons tout juste évoqué, « a centré son intérêt sur la structure de la dépression et, plus particulièrement, sur la relation entre cognition et affect. Les cognitions (pensées et images visuelles) du patient sont basées sur des structures cognitives (schémas), c’est-à-dire des patterns de tri, de différenciation et de codage des stimuli » (p. 195).

                                                           

                                                          • Les structures psychopathologiques

                                                          •  « Le thème des structures psychopathologiques sera illustré à partir des travaux de Bergeret, professeur à l’université de Lyon II, sur les structures psychotiques, névrotiques et sur les organisations états-limites » (p. 196).

                                                            Selon Bergeret, « la structure psychique s’organise, se « cristallise » progressivement au cours du développement post-natal. Le résultat en serait une structure stable, d’un type ou d’un autre. La stabilité implique l’impossibilité de passer d’une structure psychopathologique à une autre, à partir du moment où la structure en question s’est constituée » (p. 196).

                                                            « Il y a deux grandes structures de base : psychotique et névrotique. La lignée structurelle psychotique a comme point de départ des frustrations très précoces, tirant leur origine essentiellement du pôle maternel. Chronologiquement, la structuration psychotique se passe au cours de la phase orale ou pendant la première partie de la phase anale (de réjection). Un Moi qui a subi de sérieuses fixations ou qui a régressé ultérieurement à ce niveau, se préorganise selon la lignée structurelle psychotique. Une ligne de partage (divided line), décrite pas Abraham, sépare les fixations et régressions psychotiques des fixations et régressions névrotiques. Elle se situe entre le premier sous-stade anal (de réjection) et le second sous-stade anal (de rétention). Exceptionnellement, à l’adolescence, un sujet peut quitter la lignée psychotique préstructurée et dévier vers une lignée de structuration définitive de type névrotique » (p. 197).

                                                            Les structures schizophrénique, paranoïaque et maniaco-dépressive s’installent en amont de la ligne de partage. Les structures obsessionnelle puis hystérique se constituent après la divided line. Quant au borderline, il « se plante » sur la ligne. « Dans le cas des états-limites, le Moi dépasse la période où aurait pu se produire une préorganisation de type psychotique, c’est-à-dire la période allant jusqu’à la ligne de démarcation entre le premier et le second sous-stade anal. Le Moi poursuit son chemin vers l’Œdipe et, le plus souvent, au moment du début de l’Œdipe, se produit ce que Bergeret appelle le « traumatisme psychique précoce » : l’enfant rentre trop brutalement, trop précocement, trop massivement, dans une situation œdipienne » (p. 197).

                                                            La reconnaissance de ces trois grandes familles de pathologie mentale comme structures, permet à Bergeret de les caractériser selon cinq critères empruntés à la métapsychologie freudienne.

                                                            « Dans un effort de synthèse, Bergeret compare les structures névrotiques, les structures psychotiques et les organisations limites en fonction des cinq critères suivants : (1) l’instance dominante ; (2) la nature du conflit sous-jacent ; (3) la relation d’objet ; (4) la nature de l’angoisse ; (5) les principales défenses utilisées.

                                                            L’instance dominante dans les structures psychotiques est le Ça, qui se trouve en conflit avec la réalité. La relation d’objet est plus ou moins fusionnelle à la mère, selon les variétés de psychoses. Le sujet à structure psychotique présente une angoisse profonde, centrée sur le morcellement, la destruction, la mort par éclatement. L’angoisse de morcellement est une angoisse sinistre, de désespoir et de repli. Les principaux mécanismes de défense psychotiques sont le clivage du Moi (intérieur au Moi) et le déni de la réalité.

                                                            Dans le cas des structures névrotiques, l’instance dominante est le Surmoi qui se trouve en conflit avec le Ça. La relation d’objet est génitale et l’angoisse est de castration. Il s’agit là d’une angoisse de faute, dirigée vers un futur anticipé sur un mode érotisé. La principale défense utilisée est le refoulement.

                                                            Dans les organisations limites, l’Idéal du Moi constitue le véritable pôle autour duquel s’organise la personnalité. Le conflit spécifique à ces organisations oppose l’Idéal du Moi au Ça et à la réalité. La relation d’objet est anaclitique (étymologiquement « se replier sur », « incliner vers », « se coucher contre »). Le sujet organisation limite doit s’appuyer sur son interlocuteur, sur son partenaire indispensable. Il s’agit d’une relation de grande dépendance, vécue et jouée à deux. L’anaclitique est en attente passive et quémande des satisfactions positives de la part de son partenaire et, en même temps, procède à des manipulations agressives, évidentes ou non, de ce partenaire. L’angoisse particulière à l’organisation limite est l’angoisse de perte d’objet, l’angoisse de dépression. Elle survient dès que le sujet imagine que son objet anaclitique risque de lui faire défaut, de lui échapper. Parmi les mécanismes de défense, l’organisation limite doit recourir principalement au clivage de l’objet et à la forclusion » (p. 198).

                                                            J’évoquais la métapsychologie freudienne pour cette caractérisation des trois structures principales. Mais on peut tout aussi bien y reconnaître les descriptions athéoriques des DSM et CIM.

                                                            Pour notre part, nous devons souligner la temporalité, la succession de l’apparition de chacune de ces structures, leur ontogénèse en d’autres mots :

                                                            • psychose avant l’Œdipe,

                                                            • névrose après l’Œdipe,

                                                            • état-limite juste avant et un peu à cheval sur l’Œdipe.

                                                            Le modèle ontopathologique esquissé à partir de la polarité fonction-structure, force-tension se complète du vecteur ontogénétique comme suit avec les étapes de vie propres au paradigme holanthropique.

                                                             

                                                          • La psychopathologie existentialiste

                                                          •  A ne pas confondre avec le courant phénoménologique ni avec la Daseinsanalyse de Binswanger ! Il s’agit d’abord d’une démarche psychothérapeutique qui débouche peu à peu sur des conceptions psychopathologiques. Les inspirateurs en sont Kierkegaard, Sartre et Heidegger, Tillich, Buber. L’animateur principal en est Rollo May qui enrôle tout autant Victor Frankl et sa logothérapie ainsi que Ronald Laing (voir l’antipsychiatrie).

                                                            « Une période de sept ans vécus dans un camp de concentration, amène Victor Frankl à l’existentialisme et de là, à la création d’une nouvelle forme de psychothérapie existentialiste, dénommée logothérapie, qui est destinée à aider les hommes à trouver un sens à leur vie. Frankl explique le développement de sa méthode en indiquant qu’un nombre croissant de personnes viennent, pour être aidées, chez les psychothérapeutes, sans présenter de symptômes, mais avec des sentiments d’ennui, parce qu’ils en « ont marre » et parce que leur vie manque de sens. Il n’est donc pas étonnant que la volonté et la prise de décision soient des ingrédients importants de la logothérapie. (…)

                                                            « Dans son ouvrage La politique de l’expérience, Laing (1967) considère que nous nous trouvons actuellement au milieu d’une période de changement d’approche aussi radicale que celle d’il y a trois siècles, lorsque se produisit le passage de la démonologie à une approche clinique. Actuellement, cette dernière cèderait sa place à une approche qui est, en même temps, existentialiste et sociale. A ce stade, la schizophrénie (ou l’expérience et les comportements qui sont étiquetés comme schizophrénie) constituerait, en fait, ce que Laing appelle la stratégie spéciale qu’une personne invente afin de vivre une situation invivable… La seule modalité nous permettant de comprendre et de nous occuper des êtres humains est, selon Laing, celle de clarifier la nature de l’être humain, c’est-à-dire l’ontologie ; toute théorie non fondée sur la nature de l’être humain est un mensonge et une trahison de l’homme » (Ionescu p. 132).

                                                            L’existentialisme affronte les vécus fondamentaux, ontologiques, de l’être, à savoir la volonté, l’angoisse et la mort.

                                                             

                                                            • Volonté

                                                            •   « L’existence de l’homme consiste, en dernière analyse, en sa liberté. A ce sujet, May (1972b) cite Tillich qui a exprimé de manière très percutante cette idée en écrivant que « l’homme ne devient vraiment humain qu’au moment de la décision ».

                                                              « May (1972b) croit que le noyau central de la « névrose » de l’homme moderne est « la destruction de son expérience de lui-même, en tant qu’être responsable, ainsi que l’usure de sa volonté et de sa décision ». Plus grave encore, l’individu moderne aurait très souvent la conviction que même s’il faisait réellement appel à sa volonté, ses efforts ne changeraient rien » (p. 133).

                                                              Par ailleurs, Rollo May nous propose une polarité désir-volonté que nous pouvons associer à l’axe force-tension et à notre vecteur processus-structure.

                                                              « Pour May (1972b), le désir et la volonté peuvent être considérés comme « des bi-pôles ayant une action opposée ». la volonté requiert la conscience de soi, le désir, non ; la volonté implique une possibilité de liberté de choix, le désir ne l’implique pas. Le désir donne la chaleur, le contenu, le jeu et l’enjouement de l’enfance, la satisfaction, la fraîcheur, la coloration et la richesse à la volonté. La volonté donne au désir l’orientation, la liberté et la maturité » (p. 140).

                                                               

                                                              • Angoisse

                                                              • L’angoisse existentialiste est moins la crainte d’un danger précis que le vif sentiment d’avoir été jeté là sans l’avoir voulu, contraint à des options dont on n’aperçoit pas toutes les conséquences et qu’on ne saurait justifier (Foulquié, 1968). Sartre ne fait pas à l’anxiété et au désespoir la place qu’ils occupent dans la vie et l’œuvre de Kierkegaard ou même de Gabriel Marcel. Pour Sartre, l’angoisse résulte du sentiment de la portée de nos options. En effet, l’individu choisit ses propres normes sans avoir pu auparavant juger de leur valeur. Il s’agit, par conséquent, chez Sartre, d’une angoisse du choix » (p. 134).

                                                                 

                                                                • Mort

                                                                •  Vers la trentaine, Rollo May est atteint de tuberculose et passe deux ans alité au sanatorium de Saranac. Comme ceci se passait avant la découverte du traitement de la tuberculose, les malades ne savaient pas s’ils allaient survivre et côtoyaient de près la mort. Pendant ces années, May lut les deux principaux ouvrages sur l’anxiété qui existaient à l’époque : Le problème de l’angoisse de Freud et Le concept de la crainte de Kierkegaard. En lisant ce dernier, il ressent que Kierkegaard parlait exactement de ce qu’il était en train d’éprouver. Pour Kierkegaard, l’anxiété est la lutte d’une personne vivante contre le non-être. La terreur, dans l’expérience de l’anxiété, vient non pas de l’angoisse de la mort en tant que telle, mais de son conflit ambivalent en relation avec la menace, c’est-à-dire le fait que l’on soit tenté de céder à la menace. Comme le dit Kierkegaard, ce n’est pas la mort en tant que telle qui nous effraie, mais le fait que chacun de nous possède en lui des tendances dans les deux camps adverses. « L’angoisse est un désir que l’on redoute » écrit-il. Ainsi, comme un « pouvoir étranger, elle se saisit d’un individu, et il ne peut plus s’en arracher ».

                                                                  En apprenant à affronter directement le problème de la mort, May découvre qu’il est devenu capable de surmonter deux des faux moyens d’aborder la mort : l’attitude nonchalante, déni complet de la terreur de la mort s’exprimant par le fait d’être exagérément gai, insouciant et frivole et l’abandon désespéré que l’on rencontre chez les individus déprimés, apathiques, sans ressort, sans aucune ressource. Lorsqu’il put regarder la mort en face, May constata un changement radical dans sa relation avec le temps. Le temps « maître » ou « camisole de force » s’était transformé en temps « cadeau » (p. 136).

                                                                  Plus encore que d’isoler les vécus fondamentaux pour mieux les affronter, le courant existentialiste considère le patient dans son intégralité comme être-dans-le-monde, monde écosystémique, monde des relations humaines et monde propre. A ce propos, on peut demander au patient, comme le suggère Anne Ancelin-Schützenberger : « Qui suis-je en tant qu’être au monde ? Quelle est mon identité ? D’où est-ce que je proviens ? Comment puis-je me trouver ou m’accepter ? » (p. 137-138).

                                                                  « Dans le cadre de l’approche existentialiste, il faut chercher avant tout à voir le patient tel qu’il est réellement, à le découvrir en tant qu’être humain, en tant qu’être-dans-le-monde, et non pas comme une simple projection de nos théories à son propos. Cette approche nous montre qu’il faut considérer la personne humaine comme un processus plutôt que comme un produit. Très concernés par la volonté et la décision humaines, les existentialistes insistent sur le fait que l’être humain peut influencer sur sa relation à son destin. L’approche existentialiste remet en question la frontière entre « normalité » et « pathologie » en nous faisant découvrir une psychopathologie de la moyenne, largement partagée par les membres de notre société qui vivent l’angoisse de l’isolement et de l’aliénation » (p. 139). Cette psychopathologie de la moyenne s’appelle ailleurs normopathie ou normose.

                                                                  La psychopathologie existentialiste complète et continue la démarche phénoménologique. Elle reconnecte avec le « temps », l’intentionnalité et de « sens de la vie » que Frankl met au cœur du pathos. L’appellerons-nous ontosophie ? Autres concepts fondamentaux : volonté versus désir connectés par la décision, angoisse et anxiété, et la mort, enfin. Nous rencontrons ici un quatrième critère pour le couplage méthode-pathologie : le thème existentiel. Je voulais le développer dans mon dernier livre, le voici esquissé : coupler une méthode sur l’un de ces thèmes, créer des méthodes pour ces grands thèmes, au-delà des couplages usuel, formel et fonctionnel.

                                                                   

                                                              • Chapitre 3 :Psychopathologies, Psychiatrie et Nouvelles Thérapies

                                                              •  Les trois ouvrages auxquels nous nous sommes référés jusqu’à présent, ceux de Pewzner, Ellenberger et Ionescu, fixent une limite chronologique à leur plongée dans l’histoire. Sans définir de date précise, évaluons cette échéance à l’avènement des dites nouvelles thérapies, psycho-corporelles, humanistes, transpersonnelles… Or j’ai fait une présentation de ces Nouvelles Thérapies en 1985, en introduction à mon deuxième livre Portrait de groupe avec psychiatre, la psychiatrie et la psychanalyse à l’épreuve des nouvelles thérapies, qui est lui-même le compte-rendu d’un congrès tenu l’année précédente par l’Association des Jeunes Psychiatres (dont j’ai été l’instigateur et le premier président). Ce congrès a réuni de nombreux psychiatres européens engagés dans les thérapies humanistes et, ensemble, ils représentent l’essentiel de ce courant. Ils ont évoqué :

                                                                • les relations entre psychiatrie, psychopathologies et nouvelles thérapies ;

                                                                • les pratiques ;

                                                                • les théorisations.

                                                                   

                                                                • Changer la psychiatrie avec les nouvelles thérapies

                                                                •  La psychiatrie ronronne doucement.

                                                                  La psychiatrie est contente d'elle-même.

                                                                  Elle a balayé l'antipsychiatrie et digéré la psychanalyse.

                                                                  Elle se retrouve en territoire connu, en terrain sûr avec l'exclusivité de la maladie mentale et l'espoir d'en trouver l'origine biologique et la réponse pharmacologique. En attendant, elle se contente de proposer l'enfermement. La psychiatrie est même dynamique et audacieuse, elle condamne courageusement les détournements de son art à des fins politiques, ceux du moins qui se pratiquent ailleurs.

                                                                  En 1983, deux grands rassemblements ont couronné ce retour au calme, l'un mondial, l'autre national. Au Congrès international de Vienne, on a assisté au triomphe de la biologie et de la pharmacologie et, dans l'antichambre même de Freud, on a proclamé la mise au pas sinon l'inutilité de la psychanalyse. La nouvelle nosographie du DSM III a réussi à éliminer les encombrantes névroses freudiennes. On s'est aussi réconcilié, sur le dos des... de ceux qui abusent de la psychiatrie. Heureusement que ce sont les autres, ceux de l'autre camp.

                                                                  En Avignon, les principaux syndicats psychiatriques français ont organisé les premières journées communautaires autour du thème : « Quelle psychiatrie pour demain ? ». On s'est chamaillé sur quelques points secondaires, sur la pléthore des psychiatres, sur la capacité du praticien isolé d'être chercheur, sur l'accaparement de la psychiatrie par les seuls psychiatres... Et puis, là encore, on s'est retrouvé aux dépens des ...Russes.

                                                                   

                                                                  • Psychiatrie : état des lieux

                                                                  •  A Vienne comme en Avignon, la psychiatrie de demain, c'est celle d'aujourd'hui avec quelques médicaments de plus, une nosographie un peu plus affinée, une petite trace sanguine ou urinaire de la schizophrénie et son diagnostic enfin objectivé par résonance magnétique nucléaire. Il ne s'agit là qu'à peine d'une caricature. Car, en analysant plus finement la situation actuelle, on trouve un conservatisme foncier. En interrogeant les grands thèmes qui agitent le monde psychiatrique en 1984, on trouve les thèmes traditionnels, la nosographie, la pharmacologie et l'enfermement, toutes préoccupations bien anciennes et qui tournent autour du savoir et du pouvoir. Car le psychiatre est celui qui sait et qui peut quant à la maladie mentale, celui qui diagnostique et qui enferme. Et ce pouvoir, il faut le conserver, de même que le savoir qui garantit ce pouvoir. Il faut maintenir la psychiatrie dans la mouvance médicale.

                                                                    On s'agite autour de la nosographie, de cette belle machine à diagnostiquer et à différencier celui qui est fou – même s'il est seulement « troublé » selon le DSM III – de celui qui ne l'est pas. Les Américains nous défient avec cette troisième mouture du Diagnostic and statistical manual of mental disorders et les Français la traduisent en un temps record, ergotant tout autour, mais s'en servant déjà pour faire cours aux psychiatres en formation. L'ancien continent réplique, crée une Association Européenne de Psychiatrie pour défendre la tradition nosographique franco-germanique. Ça en soulève des passions de savoir quelle étiquette on va coller dessus. Mais on s'accorde sur la nécessité d'avoir ces étiquettes. Comment différencierait-on le psychiatre de son client autrement ? Dire que les psychanalystes n'arrivent pas à faire de statistiques sur les effets de leurs cures parce qu'ils ne peuvent même pas mettre de diagnostic commun sur les gens qu'ils prennent en traitement.

                                                                    La pharmacologie produit la même effervescence dans les rangs. On vient de découvrir un marché fantastique pour le médicament, à savoir la dépression. Pensez donc : cinq à dix pour cent de la population seraient plus ou moins dépressifs, de trois à six millions de Français, quelle aubaine ! II suffirait de lancer l'idée que la dépression, ça se soigne aux médicaments. Evidemment, on disait jusqu'à présent que la dépression, c'est réactionnel et existentiel à 95 %, que seule la mélancolie justifie les antidépresseurs. Mais voici que ce merveilleux DSM III vient éliminer la distinction entre dépression névrotique et mélancolie ; alors, dans le doute, autant médiquer tout le monde ! Et nos grands patrons de CHU emboîtent docilement le pas en cautionnant les innombrables petites revues sur la dépression qui se multiplient et dont nous inondent les laboratoires pharmaceutiques. Mais le médicament, c'est le moyen de notre pouvoir et ça nous est exclusivement réservé, à nous autres médecins.

                                                                    Et s'il n'agit pas, le médicament, il y a toujours l'enfermement. Evidemment, là, on n'est plus tellement fier, ce n'est pas aussi scientifique ni moderne. C'est même parfois carrément vétuste. Alors on ferme. En Italie, on a fermé tout. Et puis on rouvre à nouveau. En 1984, on fait marche arrière. La psychiatrie ne peut pas vivre sans enfermement. En France, on le sait, on est prudent, on se contente d'une sectorisation progressive et l'on s'arrange du fait que l'administration aurait plutôt tendance à freiner le mouvement car la sectorisation c'est aussi le pouvoir de pénétrer la famille, le quartier, l'environnement, c'est le risque de psychiatriser l'îlot.

                                                                    Evidemment, ça bouge aussi en psychiatrie, mais c'est pour rattraper les progrès inévitables et les réinscrire dans le statu quo, dans la position de savoir et de pouvoir du psychiatre. En ce sens, il y a conservatisme malgré quelques avancées, malgré les slogans du genre : « quelle psychiatrie pour demain ?

                                                                     

                                                                    • Les limites de la psychiatrie

                                                                    •  Pourtant la situation n'est pas si rose, malgré tout. Même dans son territoire, même sur ce terrain sûr dont la corporation a l'exclusivité, il y a matière à inquiétude. Pendant qu'elle ronronne, la psychiatrie se lézarde. La nosographie en prend plutôt un coup dans le DSM III. Les belles certitudes s'effritent, les grandes entités tombent en miettes. On n'ose plus trop parler de maladie ou de folie, on se rabat sur les concepts plus flous de trouble, de symptôme et d'accumulation de symptômes. On ne sait plus si les perversions sont pathologiques ou si le transsexualisme est délirant. Comme il faut quand même étiqueter, on propose une description multiaxiale et on exige un nombre de symptômes minimum : « Au delà de quatre items, monsieur, vous êtes bon ! ». Le psychiatre devient comptable et s'apprête à s'effacer derrière l'ordinateur après avoir cédé aux chimistes.

                                                                      Pourtant avec ces derniers il a du recul. Il constate de plus en plus que le médicament ne répond pas aux enthousiasmes d'il y a peu. Le neuroleptique ne guérit pas. Il atténue les phases les plus aiguës et évite les troubles sociaux les plus criants. Il avachit plutôt et aggrave l'aspect déficitaire du schizophrène. Le psychiatre le sait, il commence même à le dire et s'apprête à prescrire moins. En pratique de ville, le psychiatre change même radicalement de rôle. Il ne prescrit plus mais se charge du sevrage des traitements entrepris ailleurs et prolongés abusivement. On ne vient plus lui demander des tranquillisants ou des somnifères, on le supplie d'arrêter l'assuétude à ces drogues. Les laboratoires pharmaceutiques le savent, qui ne lancent plus leurs psychotropes auprès des psychiatres mais parmi les généralistes. Ceux-là ne sont pas encore au parfum.

                                                                      La sectorisation déçoit elle aussi. Il manque de l'argent, il manque tout autant de volonté et d'enthousiasme chez les médecins concernés. Ici, il ne suffit pas de troquer un médicament contre un autre, ou une étiquette contre une autre, il faut payer de sa personne et sortir de sa douce quiétude. Car tout changement profond en psychiatrie est affaire de personne plus que de matériel ou de concept.

                                                                      Mais, à la limite, ce conservatisme là n'est pas encore trop grave pour la profession puisque le domaine de l'aliénation mentale lui reste réservé corporativement et légalement. Même si des outsiders viennent rivaliser, comme Bettelheim pour les schizophrènes ou Tinbergen pour les autistes, ces intrusions ne restent que limitées. La psychiatrie classique est bien dévolue aux psychiatres.

                                                                      En fait, on en reste là à une psychiatrie parfaitement objective qui s'accroche au modèle médical parce qu'il sert de modèle précisément, de modèle scientifique, du meilleur modèle qui soit actuellement, de celui qui attire le plus de crédits et de dons. La science, c'est le mythe moderne ; c'est elle qui explique le monde et vaincra la mort. La science, ça se fait avec des machines et des théories, dans des laboratoires. Le scientifique, c'est le Prométhée moderne. De plus, son objet d'étude est objet précisément et non sujet ; c'est plus simple à manier et à manipuler, ça n'implique pas, ça n'émotionne pas. Le fou ne peut même plus s'épancher sur sa petite névrose, il devient « n°309.81 trouble état de stress post-traumatique, forme chronique ou différée » ou encore « n° 300.02 trouble anxiété généralisée », selon le DSM III. Le conservatisme de la psychiatrie se manifeste là, fondamentalement, dans sa volonté de rester une science médicale comme les autres avec diagnostic, étiologie, pronostic et traitement. Le conservatisme du psychiatre s'exerce là, pernicieusement, dans sa volonté de préserver la position de savoir et de pouvoir qui est dévolue au médecin dit scientifique.

                                                                       

                                                                      • Les nouveaux champs de la maladie psy

                                                                      •  Mais la psychiatrie, ce n'est pas seulement ça. Elle occupe une place à part dans le monde médical : la maladie mentale n'est pas une maladie comme les autres et le fou n'est pas non plus un patient comme les autres. Cela, on le sait, c'est entendu. Il se crée régulièrement des mouvements pour le revendiquer. La psychanalyse en a été un, l'antipsychiatrie un autre, les nouvelles thérapies le font actuellement. Or la situation est de nouveau urgente, de nos jours, parce qu'il se développe de plus en plus de domaines-limites qui devraient échoir à la psychiatrie et qui lui échappent en fait. Il est courant de reconnaître la perte du vaste champ de l'alcoolisme et du champ tout neuf de la toxicomanie. On se demandera si ces troubles spécifiques ressortent de la psychiatrie ou non. Mais, à mon sens, la question elle-même ne peut se poser que parce que la psychiatrie s'est d'abord montrée incapable de s'adapter à ces nouveaux problèmes, parce qu'elle s'est recroquevillée sur le noyau dur de la maladie mentale prise dans son sens médical strict. Il est clair qu'une classique hospitalisation en asile ne sied ni à l'alcoolique ni au drogué et que d'autres structures d'accueil s'en occupent mieux. Mais ce n'est que parce que ces structures alternatives ont su offrir un accueil différent. Et quand les psychiatres s'en mêlent néanmoins, c'est avec des pratiques absolument différentes comme ces séances psychothérapiques marathon qu'Olivenstein fait durer pendant des heures avec certains drogués. Du reste, l'alcoolique et le drogué ont beaucoup apporté aux thérapeutes qui les accueillent, dans la direction des nouvelles thérapies notamment. Rappelons que c'est la communauté d'anciens drogués de Synanon qui a inspiré la thérapie émotionnelle de Daniel Casriel que Walter Lechler et moi-même reconnaissons comme l'un de nos maîtres.

                                                                        Il existe d'autres domaines-limites plus récents, moins évidents que l'alcool et la drogue mais non moins importants comme les problèmes sexuels, les troubles du sommeil et la douleur. Tous ces champs sont entrepris d'abord par des non psychiatres même si, par après, on intègre le psychiatre dans l'équipe constituée. Assez rapidement et très souvent, on en arrive à la constatation fondamentale que le trouble privilégié n'est qu'un symptôme d'appel, que le sommet émergé de l'iceberg. Mais on développe néanmoins dans ces nouvelles équipes une ouverture, une créativité et une pluridisciplinarité qui enrichissent la question et apportent des réponses mieux adaptées même si elles doivent être psychiatriques. Le progrès se fait là parce que le conservatisme corporatif n'y exerce pas sa pesanteur.

                                                                        Il faut ajouter le vaste champ des troubles relationnels qui ne sont plus ramenés à leur dimension intrapersonnelle mais sont abordés dans leur réalité interpersonnelle. Le problème sexuel par exemple n'est plus constamment attribué à l'un seul des partenaires mais se conçoit comme problème de communication entre les deux partenaires. Or, actuellement, la thérapie de couple échoit au conseiller conjugal, tout comme la dynamique de groupe, au psychosociologue. C'est un anthropologue, Gregory Bateson, qui jette les bases de la thérapie familiale et un psychologue, Kurt Lewin, qui esquisse la thérapie de groupe.

                                                                         

                                                                        • Les transformations de la psychopathologie

                                                                        •  S'il ne s'agissait que de reconnaître que d'autres se débrouillent mieux avec ces nouveaux problèmes, il n'y aurait qu'à se résigner, qu'à passer la main et se replier sur notre chasse gardée. Mais ces observations nous mènent bien plus loin, en fait ; elles nous obligent à élargir le débat et à constater une transformation de la psychopathologie elle-même. En effet, il ne s'agit plus seulement de domaines-limites et limités mais du cœur même de la psychiatrie. Car la maladie mentale n'est pas conservatrice, elle ; elle évolue avec la société, avec les mœurs et les façons de vivre. La grande hystérie de Charcot n'existe plus. La belle névrose de Freud se fait rare et les catatonies sont passées de mode. Il y aura bientôt du chômage parmi les psychiatres purs et durs.

                                                                          Il est banal de relever que notre société change. Les médias se chargent de nous en informer, soulignant la nouveauté et l'amplifiant. Ce qui reste plus discret, c'est le changement concomitant de la psychopathologie et sa corrélation avec les faits de société. Cette étude reste à faire, en grand et de façon pluridisciplinaire. Voilà du travail pour les psychiatres chômeurs ! Ici, il ne s'agit que de souligner cette réalité et d'en esquisser les grandes lignes. La société change, les mœurs se transforment, c'est banal disions-nous. On peut néanmoins regrouper la multitude des faits sous quatre rubriques plus spécialement responsables des faits psychopathologiques nouveaux :

                                                                          • l'allongement des apprentissages et des formations, scolaires en particulier, et leur spécialisation de plus en plus poussée mettant en jeu des fonctions partielles de plus en plus dissociées ; cette même
                                                                            spécialisation se continue dans la vie professionnelle ;

                                                                          • l'élargissement des libertés et des possibilités d'action menant aux expériences de vie toujours plus poussées, aux mises en acte et à une plus grande extériorisation;

                                                                          • la multiplication des rencontres, intimes en particulier, accentuant l'importance de la communication interpersonnelle, au-delà de tous les codes sociaux préexistants ;

                                                                          • enfin, l'augmentation du temps libre qui oblige à prendre en considération la qualité de vie dans des subtilités de plus en plus fines au-delà des besoins élémentaires.

                                                                           

                                                                          Ces facteurs provoquent très logiquement des modifications des structures caractérielles et des modes de décompensation tout en multipliant les occasions de ces dernières. Cette nouvelle pathologie peut, elle aussi, se résumer sous quatre grandes rubriques :

                                                                          • accentuation des clivages et des dissociations de type schizotypique et borderline, étouffant l'émotionalité névrotique et accentuant les obsessions mentales, les rigidités corporelles et la méfiance relationnelle ;

                                                                          • multiplication des passages à l'acte de type caractériel ou psychopathe avec des excès de tous genres, promiscuité relationnelle, toxicomanies, actes dangereux, suicides ;

                                                                          • exacerbation des problèmes relationnels tant à l'adolescence que dans le couple, tant dans le groupe professionnel et social, qu’avec ses propres enfants ; tendance à la rupture et aux fuites ;

                                                                          • enfin déplacement de la symptomatologie d'appel qui n'est plus tellement positive comme une douleur, un symptôme ou une angoisse, mais négative comme absence de plaisir et manque d'intérêt.

                                                                          Cette dernière perspective, celle du plaisir, pourrait résumer et symboliser ce nouvel état et ce n'est pas par hasard si Roger Gentis y a insisté dans les « Leçons du corps ». Le plaisir devient symptôme autant sinon plus que la souffrance, le plaisir avec sa problématique d'intégration, ses limites et son absence. On ne se plaint plus des symptômes mais d'ennui, on ne souffre plus de maladie mais de manque de satisfaction. Le plaisir devient un droit, une revendication et une quête analogue à celle du Graal. Son absence déprime, rend violent, pousse à l'alcool, aux drogues, à la promiscuité sexuelle, au mariage précipité et à la maternité compensatrice. Le psychiatre lui-même se laisse prendre à cette évolution, comme on pourra l'entendre dans le témoignage d'André Moreau qui cherche la forme de thérapie dont la pratique lui apportera le plus de satisfaction. Cette exigence se généralise puisque le travail perd peu à peu son aspect de malédiction pour devenir moyen d'épanouissement.

                                                                          Evidemment, le plaisir n'est pas à prendre dans le sens simpliste qu'affectionnent les polémistes pour mieux le discréditer. Le plaisir ne doit pas être opposé à la réalité comme le fait Freud mais conçu comme cette qualité que peut prendre toute réalité, fût-ce au prix de l'ascèse et de la discipline comme le prônait Epicure. On arrive alors à rejoindre la définition moderne de la santé qui n'est pas seulement absence de maladie mais état de bien-être. Et c'est l'absence de ce bien-être qui devient maladie et qui concerne le psychiatre.

                                                                           

                                                                          • Les Nouvelles Thérapies

                                                                          •  On rencontre ainsi de nouveaux patients qui ne sont pas à enfermer, qui n'exigent pas de médication, mais relèvent d'une psychothérapie. Ces patients fréquentent les cabinets de ville en consultation ambulatoire et s'il y a un psychiatre à leur disposition, ils choisissent le psychiatre. S'il n'y en a pas, ils vont ailleurs, chez le thérapeute « nouveau », humaniste, si ce n'est chez l'astrologue. Car, ici, s'amorcent ces thérapies dites nouvelles qui nous intéressent aujourd'hui. Elles aussi dérivent de ce nouveau cours de la société occidentale comme en dérivent les pathologies évoquées. Elles s'adressent à cette maladie nouvelle comme à sa meilleure indication. A cause des clivages et des dissociations, à cause des assuétudes toutes corporelles et de la propension à la mise en acte, on pense thérapie intensive, corporelle, groupale. Le psychanalyste classique avoue ici ses limites et un homme aussi prudent que Didier Anzieu, tout en essayant de fonder théoriquement l'interdit du toucher, reconnaît que pour certaines catégories de sujets le toucher serait bénéfique.

                                                                            Ici s'annoncent effectivement et pleinement les nouvelles thérapies. Elles sont l'effet du changement de société tout comme la nouvelle pathologie. La libéralisation des mœurs permet aux thérapeutes aussi de libérer le geste, l'interprétation, le setting et les modes d'expression. Le corps peut s'exprimer dans toute l'amplitude du mouvement, dans toute l'intensité de la voix et toute l'étendue du contact. Il peut se laisser aller au maximum d'émotion et arriver à une intensité qui égale la rigidité des clivages et la solidité des dissociations. Il peut s'abandonner aux sensations et sensualités qui ont à voir avec cette qualité de vie qui se cherche. Il entre dans une nouvelle dimension de rencontre et de relation qui met en scène le besoin de communication actuel. Les nouvelles thérapies sont d'actualité et correspondent à la nouvelle pathologie tout simplement parce qu'elles sortent du même moule culturel.

                                                                            Mais que sont-elles ces thérapies dites nouvelles ? Le terme est vague et la réalité non moins. Il ne suffit pas de dire « nouveau » pour que la chose soit caractérisée. Dans un article intitulé Sociologie des nouvelles thérapies (Meyer ?), j’essaye de préciser cette réalité. On y verra que le contenu reste trop vaste mais qu'il se dégage néanmoins un noyau plus précis qui définit quelque chose de neuf, de cohérent, de représentatif et qui tourne autour des quatre caractéristiques suivantes :

                                                                            • le corps avec ses différents fonctionnements allant jusqu'au cri et au toucher ;

                                                                            • l'émotion qui résulte du libre fonctionnement corporel ;

                                                                            • l'implication du thérapeute dans cette dimension émotionnelle ;

                                                                            • et le groupe (fréquent mais non obligatoire) qui offre le cadre requis pour cette implication.

                                                                            Cette définition correspond aux thérapies que représentent les principaux orateurs de ces rencontres : Gentis avec la bioénergie et l'haptothérapie, Lechler avec la thérapie émotionnelle de Casriel transformée par lui en Teaching-and-Learning-Community, Moreau avec la Gestalt thérapie ; moi-même avec la somatanalyse.

                                                                            Les Nouvelles Thérapies, c'est Reich, Lowen, Perls, Janov, Casriel, Berne, Orr... du moins pour ce noyau caractéristique que nous proposons et représentons ici. Mais elles sont tout autant Ferenczi, Balint et Winnicott. Evidemment, nous avons tendance à privilégier ici les psychiatres et les psychanalystes que la profession reconnaît comme siens. Mais les Nouvelles Thérapies, c'est aussi un courant tout à fait autonome qui ne se confond pas avec la psychiatrie et qui aurait même tendance à s'en méfier.

                                                                             

                                                                            • Les limites des nouvelles thérapies

                                                                            •  Effectivement, si l'on envisage l'évolution actuelle du courant « humaniste », on doit reconnaître que la thérapie l'intéresse de moins en moins, alors qu'elle s'y était spécialisée au départ. Il y a dix ans, tout le monde en était au travail intensif avec positions de stress bioénergétiques, cri primal, interpellations percutantes et volonté pesante de promouvoir du changement. Actuellement, on en est plutôt aux méthodes douces, aux massages, aux méditations. C'est comme si les thérapeutes avaient achevé leur période pure et dure personnelle et que ça ne les intéressait plus de travailler dans l'intensité. Et puis la mode tourne, le marché s'oriente différemment et les animateurs suivent. Le courant humaniste se reconvertit : dans la pédagogie et la formation avec l'analyse transactionnelle par exemple qui se propose aux institutions et aux entreprises plus qu'aux patients ; dans la dimension « transpersonnelle » qui retrouve les spiritualités et sagesses traditionnelles ; dans l'élaboration de modes de vie plus qualitatifs, écologiques, pacifistes tels qu'on les prône dans les revues féminines ou les médecines douces.

                                                                              On sent là un cheminement très rapide et très polymorphe qui pose problème : le thérapeute qui évolue aussi rapidement lui-même peut-il entraîner ses patients au gré de son propre cheminement, de méthode en méthode, de mode de vie en sagesse, jusqu'à leur proposer d'être disciples de sa communauté méditative ainsi que le fait une thérapeute bien connue transformée en Swami ? Dans le compte rendu que j'avais fait pour la revue Psychiatrie Française sur le sixième Congrès Européen de Psychologie Humaniste, je soulignais les risques de cette fuite en avant qui semble devoir masquer et faire oublier la pauvreté théorique et la légèreté de certaines pratiques.

                                                                              Car là se manifeste une autre caractéristique du mouvement humaniste, dans la pauvreté de l'élaboration théorique. Le matériel d'observation est d'une richesse extrême, le vécu émotionnel retourne les cœurs mais trop de textes se contentent de ce matériel brut qui a pour but d'émouvoir le lecteur. Lorsqu'une première élaboration se dessine, elle en reste trop facilement à la justification de la pratique, à la rationnalisation de cette pratique et, comme la thérapie fonctionne surtout au paradoxe, elle ne fait pas la différence entre ce qui fait marcher la thérapie et ce qui peut devenir un nouveau savoir. Roger Gentis a beau jeu de reprocher ces insuffisances criantes, réelles, que ne masquent plus les fuites en avant dans l'oriental ou le transpersonnel.

                                                                              Aussi, même si les Nouvelles Thérapies collent à l'actualité et suivent la nouvelle pathologie à la trace, pour la psychiatrie, ce n'est qu'une raison supplémentaire de s'en méfier. L'évolutivité du courant humaniste contraste absolument avec le conservatisme des psychiatres et, comme dans une fratrie, l'excès de l'un ne fait qu'alimenter l'excès de l'autre, la différenciation dans un sens pousse dans l'autre sens, pourvu qu'on soit bien différent et qu'il n'y ait aucun risque de confusion.

                                                                               

                                                                              • Nouvelles thérapies et psychiatrie

                                                                              •  Pourtant, on pourrait croire que certaines thérapies s'introduisent calmement dans la pratique courante. Dans la clinique psychosomatique de Walter Lechler, on s'inscrit sur une liste d'attente pour pouvoir aller crier. Dans le service de Roger Gentis, pratiquement tous les patients bénéficient d'une prise en charge corporelle, bioénergétique ou haptothérapique. Et chez Moreau ou moi-même, rien n'empêche de proposer à un patient le Gestalt-kibboutz ou la somatanalyse. On pourrait en conclure à une pénétration progressive des nouvelles thérapies, à une évolution graduée. Malheureusement, ce n'est vrai que ponctuellement. Les situations heureuses décrites ci-dessus restent trop exceptionnelles et, surtout, le client qui s'y engage se sent encore marginalisé et rejeté. S'il fait une thérapie classique parallèlement, il doit affronter la désapprobation de ce thérapeute. S'il s'adresse aux autorités en place, on lui répond : « Vous savez, c'est assez farfelu » comme l'a fait mon ancien patron à l'un de ses patients qui lui demandait une adresse.

                                                                                En effet, jusqu'à présent, la psychiatrie officielle se montre particulièrement fermée aux nouvelles thérapies parce qu'elles sortent du domaine purement médical et s'élargissent à toutes les préoccupations existentielles. Mais plus encore que les autres psychothérapies, elles arrachent le thérapeute à son socle de savoir et de pouvoir et l'obligent à une implication bien inconfortable. On pourrait même dire qu'au moment où ces nouvelles pratiques se font néanmoins connaître et se développent imperceptiblement, l'opposition se braque jusqu'au rejet et à la rupture.

                                                                                Cette exacerbation s'illustre à merveille par l'épisode fondateur de l'AJP, de cette Association des Jeunes Psychiatres qui organise ces Quatrièmes Rencontres autour de la pomme de discorde même qui a provoqué sa création. En effet, c'est au moment où l'un de nous proposait à son syndicat professionnel, l'un des plus importants en France, un programme de formation à ces pratiques nouvelles que lui fut répondu : « Dans dix ans, quand ce sera au point ». Le choc fut rude mais il produisit l'étincelle nécessaire pour réagir, à savoir réunir ceux qui seraient encore assez jeunes et assez dynamiques pour ne pas attendre dix ans...

                                                                                Mais que signifie ce : « Dans dix ans, quand ce sera au point » ? Exactement ceci, qu'il faut d'abord faire de ces pratiques des techniques bien codifiées qu'on peut inclure dans l'arsenal du pouvoir et dont on peut revendiquer l'exclusivité médicale. Exactement ceci encore, qu'il faut passer des intuitions premières à un savoir théorique figé dans des traités et transmissible dans des cours magistraux. A ce moment, on aura reconstitué le statu quo ante, à savoir la position dominante du spécialiste, la situation de pouvoir et de savoir qui ne saurait évidemment pas se compromettre dans une implication quelconque.

                                                                                Mais les Nouvelles Thérapies se fondent précisément sur l'implication, et le conservatisme psychiatrique fuit cette implication comme la peste. S'il y a rejet d'un côté, il ne peut y avoir que rupture de l'autre. Si les corps constitués ne veulent pas évoluer, il se crée une Association de Jeunes Psychiatres pour les contourner. Car les nouvelles thérapies doivent s'inscrire au cœur même de la psychiatrie, elles doivent en devenir une partie constituante et même renouveler la pratique de la thérapie et la réflexion sur elle.

                                                                                Certes, l'Association des Jeunes Psychiatres n'est pas organiquement liée à cette forme de pratique. Il se présente seulement qu'elle y trouve présentement un thème qui correspond à ses objectifs et à ses capacités. En effet, l'implication s'inscrit au cœur de son programme. La pluridisciplinarité constitue sa spécificité et le plateau des orateurs et intervenants l'illustre suffisamment. Enfin, l'innovation l'interpelle fondamentalement, en réaction à l'immobilisme professionnel ambiant. Aussi le thème des rencontres ne vient-il évidemment pas au hasard.

                                                                                Mais comment changer la psychiatrie ? Comment faire bouger cette institution pesante, ces professionnels sûrs et contents d'eux-mêmes, cette théorisation pour laquelle on ne tolère que d'aimables variations de DSM en DSM ? Sûrement pas en polémiquant, ça les braquerait encore plus. Sûrement pas en rejetant, ça élargirait encore le fossé. De toute façon, la thérapie ne supporte pas la bagarre, sinon elle n'est plus une thérapie, elle s'armerait d'une cuirasse et refoulerait ses meilleurs sentiments : ce serait un comble !

                                                                                Non. Il suffit de proposer, d'exposer, de parler, d'écrire et de montrer : on fait quelque chose d'autre quelque chose de neuf ; c'est positif et constructif ; ça marche et ça s'explique. La revue de l'AJP s'intitule Psyché-Soma-Socius avec, en sous-titre, Le champ (gement) psychiatrique. Comme l'éditorial du premier numéro le souligne, il suffit de s'élargir à « tout le champ psychiatrique », à savoir aux dimensions psychiques, sociales et somatiques pour que le « changement » s'y opère de par la seule ouverture de ce champ.

                                                                                Nous en avons la démonstration, ici, avec les Nouvelles Thérapies. Il a suffi de proposer le thème pour que les orateurs et intervenants arrivent, représentant et couvrant tout le champ psychiatrique. Il y a des psychiatres hospitaliers et libéraux, et, parmi les premiers, des publics (Gentis, Bour, Bourg) et un privé (Lechler). Leurs implications dans les Nouvelles Thérapies sont diverses, d'intérêt seulement comme chez Dufay et Bourg, totale comme chez Meyer, Moreau, Lechler et Gentis, intermédiaire avec Bour et Durand de Bousingen. Enfin les spécialisations varient tout autant, les investissements privilégiés faudrait-il dire plus justement ! Les uns privilégient la psychanalyse comme Durand de Bousingen et Gentis, les autres en sont entièrement aux Nouvelles Thérapies comme Moreau et Lechler ; j'essaye quant à moi d'équilibrer les deux ; Bourg investit l'analyse existentielle, Bour le psychodrame.

                                                                                 

                                                                              • L’institution psychiatrique et les Nouvelles Thérapies

                                                                                • Roger Gentis

                                                                                •  Roger Gentis connaît l'institution psychiatrique sur le bout des doigts. Il a vécu ses principales transformations comme acteur privilégié : l'introduction des neuroleptiques, le développement de la psychothérapie institutionnelle et de la sectorisation, la lente pénétration de la psychanalyse et le soubresaut de l'antipsychiatrie. Il n'a surtout pas raté l'arrivée des Nouvelles Thérapies et, même s'il ne les pratique plus énormément lui-même, il les organise dans son service hospitalier et y réfléchit. Avec ses Leçons du corps, il lance un gros pavé dans la marre et secoue tout le monde, et les nouveaux thérapeutes qui négligent la réflexion théorique et les psychiatres qui ratent le coche. Enfin Gentis n'oublie jamais les dimensions idéologiques et politiques auxquelles se situent nécessairement les faits de la psychiatrie et de la psychothérapie. Il ajoute : « Il faut se méfier de ceux qui ramènent ces changements à un facteur simple... de ceux qui diraient aujourd'hui que ce sont les nouvelles thérapies qui vont tout changer... » (Gentis 1985).

                                                                                  L'état des lieux, c'est la nouvelle donne qu'introduisent le chômage, la loi sur les handicapés, l'explosion de la démographie médicale, l'analyse didactique des psychiatres, la sectorisation. L'état des lieux, c'est l'omniprésence de la psychanalyse en France grâce à Lacan, c'est aussi Ferenczi, ce méconnu qui a préfiguré les nouvelles thérapies il y a cinquante ans déjà.

                                                                                  Mais Gentis témoigne surtout de son cursus personnel, de son cheminement quasi exemplaire à travers les thérapies : psychiatrie, psychanalyse bien sûr, puis groupe analytique et expression corporelle ; là surgissent des problèmes que le travail émotionnel résout merveilleusement ; enfin intégration sans difficulté de la pensée psychanalytique et des nouvelles pratiques. Cet éventail de techniques et concepts permet enfin à ce médecin-chef hospitalier de proposer une thérapie à tous ses patients, groupale ou individuelle, intensive ou douce, à expression émotionnelle ou toucher haptonomique et enveloppement humide. Pour ceux qui connaissent l'hôpital psychiatrique, cette réalisation est remarquable et constitue effectivement une révolution. « Ne s'en trouvent exclus par principe aucun psychotique, aucun déprimé rebelle à la chimiothérapie, aucun névrosé, aucun alcoolique ou toxicomane quelle que soit la gravité de ses problèmes. Ceci ne veut pas dire évidemment que nous guérissons tout le monde... Nous ne considérons personne a priori comme relevant d'une contre-indication d'une psychothérapie » (Gentis 1985). Et ceci, grâce à l'apport des Nouvelles Thérapies venant compléter toutes les autres, plus traditionnelles.

                                                                                  Gentis pose la vraie et seule question importante : « Comment ça marche, comment ça guérit ? ». Au départ, il souligne et dénonce l'idéologie que véhiculent les pratiques thérapeutiques (les « nouvelles » surtout, mais aussi les « anciennes, psychanalyse y compris, ce qui nous permet de ne pas trop nous formaliser des critiques parfois féroces et cavalières pour ne retenir que leur utilité dans la démonstration). Thérapeutes et clients sont des « croyants » qui « partagent une philosophie de la vie et de l'existence », parfois même une visée politique. L'illustration de ce point de vue est aisée avec les exemples choisis : l'église de Scientologie, l'AAO et le cri primal. Affinant son analyse, Gentis distingue deux idéologies plus précises : l'une néo-reichienne qui prône une « conception naturante de l'être humain », l'autre gestaltiste introduisant les « valeurs pragmatiques de la classe dominante de notre société ».

                                                                                  C'est là que se situe le paradoxe de l'idéologie que Gentis débusque avec pertinence et clarté : on veut magnifier l'homme naturel non traumatisé par la société, on veut promouvoir l'individu qui choisit lui-même entre la voie de la névrose et la santé. On rejette la dimension sociale et symbolique et pourtant, avec ces idéologies, on tombe dans le mythe, dans l'explication de la vie et du monde, dans ce champ même de l'inscription symbolique qu'on veut fuir. L'arroseur est arrosé. Gentis y décèle la courte vue des thérapeutes ; on peut quand même supposer que certains d'entre eux sont conscients du paradoxe et s'en servent parfaitement.

                                                                                  Tout en s'y opposant, apparemment du moins, les néo-reichiens et les gestaltistes en arrivent à « s'inscrire dans l'ordre de l'univers et dans le mouvement historique de la société ». Bien plus ils se chargent de « l'assignation au sujet d'une origine », ils endossent cette autre fonction mythique que la société moderne néglige. Et là surgit un nouveau reproche, un regret même. En effet, en colmatant ce vide, les thérapeutes en restent dans l'au-delà de l'apparition de la subjectivité, dans le stade du langage, dans la différenciation d'avec l'objet. Ils répondent aux exigences de l'idéologie individualiste du monde occidental. Mais, en même temps, ils passent à côté de la plus belle chance qu'offrent les nouvelles thérapies, de passer en deçà de cette limite, de se retrouver dans « l'avant le sujet », dans le « défaut fondamental », dans « l'existence infinitive », du côté de la psychose !

                                                                                  « Les thérapies dites émotionnelles – qui sont à cet égard les héritières de ce que Ferenczi appelait « l'analyse en état de transe » – offrent une possibilité d'accès à l'existence psychotique ». Gentis nous parle de sa propre expérience de tels moments psychotiques et il propose carrément une « psychose didactique » qui se ferait grâce à ces thérapies émotionnelles et qui permettrait aux thérapeutes de patients psychotiques d'en ressentir un peu plus le processus. Et voici que le long réquisitoire de Gentis se termine et devient plaidoyer : « Pour en arriver là, il faut faire sauter un verrou théorique : se débarrasser de toute l'idéologie du sujet ».

                                                                                  Or cette idéologie du sujet n'est pas seulement psychothérapique mais plus profondément psychiatrique. Ainsi nous trouvons-nous en plein dans l'institution psychiatrique, dans son histoire et ses certitudes. Gentis nous y situe très précisément ; il nous indique aussi comment les Nouvelles Thérapies nous offrent la chance de la dépasser, de la faire changer... du côté de la psychose. Mais à ce prix là, on peut hésiter, décliner l'offre et même rejeter à bon droit ! En attendant, nous découvrons enfin le vrai message de Roger Gentis qui manifeste une attente énorme de ces thérapies au-delà d'une critique apparente et féroce. Ceux qui, comme Maud Mannoni, voyaient « Roger Gentis contre les Nouvelles Thérapies » se sont carrément trompés.

                                                                                   

                                                                                  • Christian Bourg

                                                                                  •  Avec Christian Bourg, nous restons avec ces hospitaliers si proches de l'institution, tellement imprégnés par elle. Bourg est également médecin-chef de secteur, frais émoulu. Il est philosophe, ce qui est rare chez les psychiatres et pratique l'analyse existentielle de Binswanger. Il s'intéresse aux Nouvelles Thérapies sans les pratiquer et nous offre ici une réflexion théorique sur Le contexte anthropologique et social des nouvelles thérapies. Il nous ramène aux sources institutionnelles lointaines, jusqu'à Pinel et Esquirol, mais nous propose aussi un cadre de compréhension et d'accueil très riche avec l'attitude existentialiste.

                                                                                    Bourg nous propose d'interroger les différentes « lectures de la folie » puisqu'elles sont autant des thérapies que des indices. En effet, « les lectures de la folie » sont des thérapies parce que la thérapie est avant tout l'acte de lire

                                                                                    comme partage et épiphanie d'autrui ». D'autre part, cette même lecture fonctionne comme « révélateur anthropologique central », nous amenant finalement à tirer de la lecture qu'en font les Nouvelles Thérapies « de quel type de rapports entre les hommes, elles sont le symptôme » (Bourg 1985).

                                                                                    A cet effet, Bourg nous ramène à la naissance de la conception moderne de la folie, au début du XIXe siècle, avec Pinel et Esquirol. Nous y assistons à l'avènement du sujet, du fou comme sujet, tout aussitôt voué au traitement individuel, à l'immixtion dans son intériorité subjective. Le traitement « moral » de Pinel ne fait que préfigurer la cure psychanalytique. La reconnaissance et l'appropriation de soi, tant pour le « fou » que pour l'homme réputé « sain », ne sont que le tremplin de la dépossession de soi dans l'Autre.

                                                                                    Plus proche et pragmatique apparaît l'analyse existentielle que Bourg privilégie et qui préfigure bien des nouvelles thérapies ; elle leur propose une formulation claire et cohérente de l'attitude thérapeutique que ne renieront ni Moreau, ni Bour, ni Lechler, à en croire leurs propres textes. Soulignons cette attitude existentielle si peu connue :

                                                                                    « La lecture binswangerienne n'apparaît plus comme un déchiffrage allant... vers de "l'expliquer" mais bien plutôt comme production de textes... selon l'art particulier du "laisser venir au mot"...

                                                                                    La relation psychothérapique est avant tout rencontre, regard, parole, espace où s'articulent cependant les deux mondes irréductibles de Buber, le Je-cela comme monde des choses et le Je-Tu comme monde de la relation...

                                                                                    "L'être psychiatre" dépasse "l'être docteur" puisqu'il ne s'agit ici essentiellement non pas seulement d'une prise de position du "docteur" vis-à-vis de son sujet scientifique, mais de sa relation avec autrui, "fondée" de la même manière sur le "souci" et "l'amour" ». On ne peut en conséquence absolument pas séparer l'existence et la profession.

                                                                                    La cure psychothérapique s'adresse au patient "sur le plan de la présence humaine, comme partenaire" selon "un contact communicatif et une influence réciproque ininterrompus" pour être "avec lui dans une certaine ouverture". Le transfert est compris comme "Tragung", néologisme traduit par portage pour développer la métaphore de l'alpiniste. Le symptôme est donc un fait de communication qui doit être reçu dans l'espace d'une rencontre "sur l'abîme de l'être-présent" selon l'expression de Buber » (Bourg 1985, passion).

                                                                                    Avec une telle attitude, il n'est pas difficile à Bourg de reconnaître que les Nouvelles Thérapies peuvent « privilégier cette notion d'implication qui va jusqu'à engager le corps ». Certes, l'existentialisme est reconnu comme l'un des précurseurs des Nouvelles Thérapies, Binswanger plus particulièrement encore. Mais de là à remonter à Pinel et Esquirol ! C'est pourtant ce que nous propose notre appartenance à cette institution psychiatrique qui nous donne des racines, du recul, de la suite dans les idées et un esprit de corps tout à fait salutaires. C'est pourquoi le dépit est grand d'y être tenu en suspicion. A nous d'y entrer en force, au cœur même, sans perdre notre nouveauté ni notre identité.

                                                                                     

                                                                                  • Le psychiatre et l’implication

                                                                                  • Le mot qui désigne l'attitude du thérapeute dans les Nouvelles Thérapies est « implication ». Il apparaît en filigrane chez Bourg, il tombera clair et fort chez Moreau, Bour et Lechler. Or l'implication est l'un des leitmotiv de l'Association des Jeunes Psychiatres, le plus important. Il s'insurge contre le retrait, la rigidité et l'abstention du psychiatre qui se fige dans son rôle de « médecin » et se réfugie dans une mauvaise compréhension de la « neutralité » psychanalytique.

                                                                                    L'implication était au centre des Premières Rencontres de l'AJP et a donné lieu à la définition suivante :

                                                                                    « Présence au processus thérapeutique en tant que système relationnel original et unique, structurée de façon stable et souple par les référents sociaux, personnels et théoriques, mais non figée par ces mêmes référents devenus trop rigides .

                                                                                    A partir de cette constatation, se dégagent les principes suivants :

                                                                                    1) L'implication doit se concevoir comme l'attitude de base du psychiatre puisqu'elle seule permet de faire de la relation thérapeutique un système singulier et original évoluant de façon singulière et créative.

                                                                                    2) Le psychiatre doit être libre de toute contrainte externe, sociale et/ou théorique, qui empêcherait le processus relationnel et thérapeutique d'évoluer de façon autonome. A ce titre, il faut exiger que l'attitude des formateurs vis-à-vis des élèves et des anciens face aux jeunes soit inversée : qu'elle ne consiste plus à imposer des structures rigides qui empêcheraient d'hypothétiques erreurs mais qu'elle donne toute latitude pour que l'implication se fasse spécifiquement ainsi que l'exige chaque processus thérapeutique.

                                                                                    3) Si le psychiatre a l'obligation de se libérer des structures rigides, tout autant des contraintes administratives ou hiérarchiques que des enfermements techniques ou théoriques, il doit créer les référents sûrs qui soutiennent son implication » (Psyché, Soma, Socius n°1, p.9).

                                                                                    Le thème exact des Premières Rencontres était : « S'abstenir quand ? S'impliquer jusqu'où ? ». Il s'y faisait ouvertement allusion à l'attitude d'abstention du psychanalyste mais il s'est rapidement avéré que l'abstention peut être extrêmement violente, impliquante donc, de par ce refus d'intervenir et que le problème ne se situe pas dans le principe de cette attitude mais dans sa trop grande systématisation et dans le prétexte que ce principe psychanalytique donne indûment au psychiatre qui rechigne à s'impliquer. Cette attitude de retrait est massivement critiquée par les nouveaux thérapeutes, au point qu'ils en arrivent à jeter le bébé avec l'eau du bain, à condamner toute position d'abstinence et, par extension, la psychanalyse elle-même. A l'AJP, on nuance plus avec cette interrogation laissée ouverte et renvoyée à tout praticien : « S'abstenir quand ? S'impliquer jusqu'où ?

                                                                                     

                                                                                    • André Moreau et la Gestalt

                                                                                    •  Laissons la parole à Moreau et à Bour, sans oublier Bourg et Lechler, qui parlent de leur implication de façon détaillée et explicite. André Moreau représente ici le thérapeute Gestalt qui pousse l'implication jusqu'à son extrême puisqu'il formule comme règle de réagir lui-même émotionnellement, d'être « une personne qui réagit à part entière, de façon vivante, acceptant aussi bien que le client, de se remettre en question... » (Moreau 1985). Pour nous, s'impliquer c'est agir ou réagir émotionnellement avec ses sentiments, explicitement, au client qui dit ou manifeste quelque chose : par exemple, le thérapeute peut dire : « Je suis triste quand tu me parles comme ça » ou « Ce que tu fais m'irrite, me met en colère ». Cette attitude doit avoir une fonction diagnostique et thérapeutique. Elle introduit surtout une dimension égalitaire avec le client car, au niveau de l'émotion, nous sommes précisément très proches. Cette attitude est extrêmement courageuse et difficile dans la mesure où le thérapeute a généralement choisi sa profession pour profiter du pouvoir certain qu'elle lui donne sur son client : très longtemps, jusqu'à trouver cette réelle et profonde égalité, il se sentira même en infériorité car le patient qui souffre exprime son émotion bien plus pleinement que le thérapeute qui reste néanmoins gêné par son double rôle de « pair » et de « père ».

                                                                                      André Moreau nous retrace magnifiquement sa longue évolution de l'abstention à l'implication ; ça lui a pris près de vingt ans. Il conceptualise judicieusement trois étapes qu'il formule avec bonheur :

                                                                                      - « avoir » une thérapie ainsi que le propose le modèle médical et la «médecine à une personne » ;

                                                                                      - « être thérapeute » comme le lui apportent ses formations en psychanalyse et groupe Balint, dans une « médecine à 2 personnes » ;

                                                                                      - enfin, « être en thérapie avec » comme il peut l'être en Gestalt thérapie, en s'impliquant émotionnellement.

                                                                                      Une implication aussi radicale pousse à rechercher la congruence la plus forte possible de tous les domaines existentiels : du thérapeute et de son client, du thérapeute et de l'homme privé, de l'adulte actuel et de son passé, de cet adulte et de son entourage, du thérapeute et de sa thérapie. Tout cela est merveilleusement décrit par Moreau. Nous y voyons comment sa thérapie préférée – le kibboutz-groupe - recrée son passé d'animateur scout. Nous y voyons qu'il retrouve la même relation profonde avec ses clients qu'avec ses « garçons » d'autrefois. Cette notion de « congruence » est centrale pour Rogers, l'un des pères des Nouvelles Thérapies.

                                                                                       

                                                                                      • Pierre Bour et le psychodrame

                                                                                      • Pierre Bour est hospitalier, homme de l'institution et sa marge de manœuvre est bien moindre. Il est plus âgé aussi – comme quoi la jeunesse est vraiment une affaire de cœur – et représente la génération qui a immédiatement précédé et préparé les Nouvelles Thérapies, comme Durand de Bousingen. Il pratique le psychodrame depuis son introduction en France, a côtoyé Moreno et créé l'une des formes de cette méthode particulièrement pratique, utilisable à l'hôpital, en grand groupe, avec un minimum de thérapeutes, un seul en fait. Car on a souvent reproché au psychodrame de mobiliser trop de personnel et d'être trop lourd à mettre en œuvre.

                                                                                        Pierre Bour s'implique depuis toujours et il l'illustre plaisamment à partir de faits précis. Il entre dans le psychodrame en tant que participant, acceptant les rôles dont on l'affuble et par lesquels on se venge le plus souvent de sa fonction d'autorité ; mais il reste aussi l'organisateur et l'homme de la synthèse.

                                                                                        L'expérience du psychodrame permet à Pierre Bour d'expliciter ce qu'il entend par « implication ». Le symptôme entre dans la relation, il devient « ce qui est ressenti dans un dialogue partagé ». Quant à cette relation, elle « implique un dialogue d'inconscient à inconscient, à savoir l'inconscient dynamique du patient avec lequel l'expérience de notre propre inconscient dynamique mobilisé permet d'entrer en résonance » (Bour 1985).

                                                                                         Pour Bour, ceci suppose « une forte capacité de réceptivité et, à l'extrême, une possibilité en soi de faire le vide ». Cela donne une « psychothérapie dialoguée », où « le patient est sécurisé par le fait qu'il trouve un répondant chez le thérapeute ». Cela reste analytique, permettant au client de passer par les trois phases du transfert :

                                                                                        - la première, où le sujet prête toutes les qualités au médecin de façon magique;

                                                                                        - la seconde, où il s'aperçoit que le médecin ne fera rien à sa place... où il est déçu ;

                                                                                        - la troisième, où il accepte le médecin pour ce qu'il est.

                                                                                        On sent ici un heureux équilibre entre la psychanalyse, la prise en charge de malades hospitaliers lourds et l'humanisme qui rappelle Binswanger et annonce les Nouvelles Thérapies.

                                                                                         

                                                                                      • Les Nouvelles Thérapies et la théorie

                                                                                      •  L'institution psychiatrique ne peut pas empêcher la pénétration progressive des Nouvelles Thérapies en ses murs. Respectueuse des personnes, elle tolère même qu'ailleurs on s'implique plus, mais avec des limites pourtant comme le montrent les poursuites engagées contre Jean Morenon qui fait de la recherche du côté de la sexualité. Mais alors, elle nous attend sur le terrain de la théorie ! C'est ainsi qu'il faut entendre le : « Dans dix ans, quand ce sera au point », qui équivaut à ceci : « Quand vous aurez concocté un texte bien rationnel et cohérent, qu'on pourra juger sans nous départir de notre savoir mandarinal et comprendre sans sortir de notre modèle médical ». Dans sa toute récente Initiation à la psychiatrie qui se veut pourtant « scandaleuse, hérétique et subversive », Israël (1984) traite encore les Nouvelles Thérapies de façon soupçonneuse.

                                                                                        « Les techniques qui induisent et qui souhaitent parfois la régression ne s'appuient pas toujours sur des fondements théoriques très élaborés. On présente souvent comme innovation des méthodes fondées sur des conceptions extrêmement anciennes que seul l'analphabétisme des consommateurs ne permet pas de ramener à leurs origines ». Pourtant, on aurait pu penser qu'Israël serait des nôtres avec un texte aussi proche. « La France fut particulièrement longue à l'accepter. L'histoire des débuts en France est édifiante. Elle témoigne de l'esprit conservateur, et même rétrograde, des milieux qui auraient logiquement dû l’accueillir avec reconnaissance. Mais la limpidité, la transparence de l'esprit français, de la pensée française, ne pouvait pas accepter l'origine innommable de la psychanalyse ». Et oui, il s'agit de la...psychanalyse. Israël en est encore à l'autre bataille. L'histoire se répète et se ressemble !

                                                                                        Certes, il faut l'avouer, la théorie reste le point faible de notre domaine. Gentis l'a souligné avec vigueur et verdeur dans les Leçons du corps. « Les théoriciens de ces thérapies n'effectuent à aucun moment une analyse sérieuse de leur champ d'observation et d'expérience ». Bourg enchaîne avec l'oeil du philosophe : « On peut y reconnaître tour à tour la recherche d'illusions perdues, des résurgences naïves d'un romantisme désuet, une quête écologique du vrai, un rejet des tensions de l'humain, des réminiscences du bon sauvage, mais aussi une haine de la pensée, une intolérance aux mots, une allergie au sens » (Bourg 1985).

                                                                                         

                                                                                        • Le refus de théoriser

                                                                                        •  Alors suffit-il de réunir des psychiatres pour qu'il se fasse de la bonne théorie ? Le passage par l'institution laisse des traces, donc des exigences, et fournit les capacités. C'est pour cela que les Nouvelles Thérapies doivent pénétrer la profession et se glisser en leur cœur même, pour s'enrichir de cette discipline et enrichir la profession en retour. Pourtant, il ne faudrait pas conclure ici à une incapacité congénitale des non psychiatres à théoriser. Non, la situation est plus complexe ; il se pose un double problème qui explique l'état actuel de la théorie en la matière ; il se revendique intentionnellement un double refus et de théoriser et d'être théoricien... pour faire de la meilleure thérapie et être meilleur thérapeute.

                                                                                          Le refus de la théorie est une attitude assez répandue dans le courant humaniste, de la théorie en général, des théories psychiatriques et psychanalytiques en particulier. « Shit » disent les anglo-saxons dans leur langage fleuri, c'est de la… ! Ce refus s'étend à la théorisation et à la manie de réfléchir, rationaliser, généraliser, intellectualiser... « Laissez la tête, descendez dans votre ventre » est l'un des leitmotiv; « la rose est une rose, est une rose » continue Perls qui reste l'anti-intellectuel le plus farouche. Or il y a là un paradoxe évident, une injonction paradoxale à finalité thérapeutique façon Bateson, Watzlawick et thérapie familiale ; façon thérapie tout simplement car la thérapie repose fondamentalement sur le paradoxe qui déloge. Ce qui est bon pour le client a été bon pour les Nouvelles Thérapies pendant toute une époque. Le fait de s'opposer à l'ancien a été salutaire et thérapeutique. Le seul fait de prendre à contre pied, déséquilibrait et ébranlait les structures trop rigides. La revendication de différence et de nouveauté choque – pour dix ans paraît-il ! On assiste d'ailleurs actuellement à des essais de théorisation de la Gestalttherapie (Ambrosi, 1984) et il faut se demander si ce n'est pas suicidaire, si la Gestalt peut survivre à l'intellectualisation, elle qui repose essentiellement sur le refus de l'intellect !

                                                                                          Voyons le second problème, à savoir le refus d'être théoricien. En effet, « être théoricien » représente une façon d'être bien précise qui est à l'opposé de la façon d'être du thérapeute praticien, plus encore pour le « nouveau » mais presque autant pour le traditionnel. Les psychanalystes ont connu le même problème qui voulaient créer deux classes, de théoriciens et de praticiens. Le nouveau thérapeute se veut ouvert aux émotions, aux sensations, aux sentiments, à la vie ; il se veut en relation profonde avec son client ; il ne peut donc pas se laisser parasiter par les idées, les mots et les concepts ni par les inévitables querelles d'écoles. Il veut évoluer et changer au gré de ses propres découvertes, mais la théorie stabilise et cloue sur place. La pratique est conviviale, surtout dans les groupes ; la théorie se distille dans la solitude. Freud, le théoricien, ne voulait pas s'encombrer du regard de l'autre, Perls, le praticien, ne réclamait que cela. Freud, l'épistémophile, n'a pas supporté l'étreinte d'une patiente sortant de son hypnose ; Casriel, le réveilleur de l'émotion, a découvert le « bonding », ou besoin de contact, dans l'étreinte jubilatoire imposée par une patiente. Ainsi les thérapeutes humanistes préfèrent-ils se référer aux modes de pensée déjà existants, aux sagesses de tous ordres, à la psychanalyse, à la phénoménologie et aux existentialismes, aux spiritualités depuis peu, quitte à passer très vite des uns aux autres. Ils sont facilement disciples et vulgarisateurs, sages et orateurs, mais fuient la plume comme le diable.

                                                                                          Alors il faut des psychiatres qui se sont coltinés dix ans de formation universitaire – dix ans, tiens donc – qui se sont disciplinés à la rigueur, à la pensée, à la logique et à la clarté. Il faut des psychiatres qui ne sélectionnent pas les patients et ne sérient pas les tâches, qui s'immergent dans la totalité des problèmes, y compris somatiques, institutionnels et sociaux, pour s'atteler à la conceptualisation et à la théorie. Le résultat en est impressionnant comme nous le montrent les quatre auteurs suivants. Elle n'est évidemment pas exhaustive mais exemplaire. Chaque innovation est un modèle dans une direction donnée :

                                                                                          • Walter Lechler crée un nouveau concept pour la maladie comme déficit d'apprentissage et bâtit le cadre institutionnel correspondant pour son traitement, la Teaching-and-Learning-Community ;

                                                                                          • Richard Meyer propose de mettre de l'ordre dans le fouillis des thérapies avec l'autonomisation de la thérapie corporelle comme « somatothérapie » autour de son objet propre, « la dimension somatologique » ;

                                                                                          • Robert Durand de Bousingen étudie de façon minutieuse un aspect précis du travail corporel, à savoir le transfert dans la relaxation de Schultz avec les outils psychanalytiques ;

                                                                                          - enfin Richard Meyer plonge dans le caisson d'isolation sensorielle comme dans une nouvelle thérapie et le définit par niveaux d'abstraction successifs à partir de son « setting » jusqu'à son mécanisme d'action global.

                                                                                           

                                                                                          • Walter Lechler et la Teaching-and-Learning Community

                                                                                          •   Avec sa Teaching-and-Learning-Community, Walter Lechler nous fait part d'une démarche majeure puisqu'il explore une position thérapeutique nouvelle et nous propose une attitude logique et systématique, basée sur une réflexion théorique essentielle : il transforme la thérapie en apprentissage, la clinique en école et la maladie en déficit d'apprentissage. Cette systématisation va agacer aussi sûrement que la pratique qui a déjà suscité un malheureux compte-rendu commandé par la revue Autrement aux deux psychanalystes de service, Louka et Louka. Ils ont effectué un lamentable « vol au-dessus d'un nid de gourous ». Ils ont plutôt fondu comme des choucas et des stukas sur la paisible et intense clinique de Bad Herrenalb dans le pays de Bade voisin où se crée cette « communauté d'enseignement et d'apprentissage ». Ils ont fait preuve de cette incapacité trop répandue de sortir de leur propre système conceptuel pour en approcher un autre, de façon d'autant plus impardonnable que les patients de Lechler ne sont pas ceux de la psychanalyse mais des névrosés graves, des psychosomatiques chroniques, des borderlines, des toxicomanes et alcooliques sévères.

                                                                                             Pourtant, la démarche de Lechler est exemplaire au niveau théorique. En effet, il pousse son raisonnement jusqu'à son point ultime ce qui lui apporte une cohérence de béton. De plus, ce point ultime est l'un des deux pôles opposés à partir d'un même héritage, à savoir celui de Daniel Casriel. L'autre pôle est celui de l'analyse stricte que j'ai moi-même développée avec la somatanalyse. En effet, bien que je doive à Lechler la rencontre avec Casriel, nous avons évolué de façon parallèle dans les deux sens opposés : lui vers « l'école de vie », moi vers l'analyse pure. Car Casriel tenait une position médiane, équilibrée, pragmatique, plus liée à sa personnalité qu'à un système conceptuel. On pense ici à Freud qui se situait également en un centre idéal à partir duquel ont éclaté des recherches spécialisées dans les différentes directions potentielles : du côté du social avec Adler, du spirituel avec Jung, du corporel avec Ferenczi et de la linguistique avec Lacan. Et tous font de la bonne thérapie !

                                                                                            Lechler organise donc sa clinique comme une « école de vie », tout en partant des techniques proposées par Casriel : le travail émotionnel, le cri, le « bonding » et le groupe. Mais ces techniques ne sont que des outils. Le thérapeute devient un enseignant dont le seul mérite est d'avoir une longueur d'avance sur les autres, sur ces « élèves » dont la tâche consiste à apprendre ce qu'ils n'ont pas acquis par le passé. On retrouve ici l'analyse que fait Gentis du courant Gestalt où l'on met le patient face à ses problèmes en lui laissant la responsabilité de choisir, ce coup-ci, la bonne solution à la place de celle, névrotique, d'autrefois. Très logiquement, pour Lechler la maladie et le symptôme découlent du « déficit en apprentissages » et d'un « syndrome de manque », à partir desquels ils se développent de façon autonome comme « troubles socio-psycho-somatiques ». Ici se profile un autre apport majeur, à savoir la conception globale du symptôme. De là, on peut déduire qu'il suffit de proposer un cadre thérapeutique élargi où s'expriment le « discours » et le « discorps » en « relation groupale » pour que cette triple dimension du symptôme et du patient se manifeste ; là surgit le véritable champ psychiatrique avec Psyché, Soma et Socius.

                                                                                            Là vient aussi s'associer la théorisation que propose Gentis pour le principe thérapeutique avec la conjonction de « trois aspects peut-être indissociables du procès thérapeutique : un travail de deuil... une renaissance symbolique... et une production de sens ». En traduisant, on retrouve les dimensions corporelles (l'émotion du deuil), sociales (l'inscription symbolique) et psychiques (la production de sens). Ces trois dimensions sont aussi celles que Breuer et Freud convient à l'occurrence de la catharsis et que j'inclus moi-même dans le « moment primaire ». Aussi ne peut-on qu'approuver Gentis qui propose : « Si l'on retient cette hypothèse, on pourrait alors se demander si ce schéma ne s'applique pas peu ou prou à toutes les thérapies... ».

                                                                                            La démarche de Lechler nous donne l'exemple d'un lieu thérapeutique cohérent fondé sur des concepts logiques et une organisation institutionnelle « autogène », en opposition à d'autres méthodes qui reposent avant tout sur une personne, sur une synthèse subjective de pratiques et de valeurs disparates. On peut attendre plus de solidité du premier type que des autres, plus de clarté aussi pour le patient. La Teaching-and-Learning-Community, comme la présente Martin Hambrecht dans sa thèse de doctorat en philosophie, décrit un courant qui va de Kardiner à Lechler en passant par Rado et Casriel, qui plonge dans la mentalité « humanistique » avec Maslow et son travail sur les besoins et satisfactions, qui rencontre le travail « émotionnel » tellement nouveau et controversé, basé sur le cri et le bonding. La « catharsis » est plus que du défoulement et débouche sur ce « lâcher prise » qui est à la base de toute thérapie profonde. Enfin, on découvre que la satisfaction des besoins, par le toucher par exemple, est aussi mobilisatrice que la frustration, donc thérapeutique, tout en servant d'apprentissage.

                                                                                             

                                                                                            • Richard Meyer et la classe des somatothérapies

                                                                                            •   Avec La naissance de la somatothérapie, Meyer propose également un travail méthodologique, plus précisément conceptuel, puisqu'il ne crée pas de pratique et ne fait que réfléchir sur ce qui existe déjà. Pourtant le projet est ambitieux puisqu'il ne tend à rien moins qu'a amener le corps à sa majorité, à l'autonomie, à l'équiparité avec psyché et socius. Dans le foisonnement des nouvelles thérapies, il apporte un peu d'ordre, il définit, délimite, caractérise, compare et classe ce qui se côtoie pêle-mêle. Il constitue les thérapies dites corporelles en somatothérapies, a côté des psycho- et socio- thérapies déjà individualisées.

                                                                                              Trois conditions sont exigées à cet effet : 

                                                                                              • un principe distinctif et unificateur : c'est le parallélisme psycho- socio- et somato- logique avec ses lois d'équivalence et de globalité ;

                                                                                              • une classification ;

                                                                                              • un objet propre : le corps « qualitatif » ou « dimension somatologique 

                                                                                                 

                                                                                              • Robert Durand de Bounsigen et le training autogène

                                                                                              •  Paradoxalement, c'est « l'ancien » du corps qui nous offre l'une de ces études centrées sur le corps comme dimension spécifique, sans les dénominations nouvelles mais avec un contenu tout à fait correspondant. L'ancien, c'est Robert Durand de Bousingen qui nous a fait l'honneur de participer à nos Rencontres, en voisin. C'est lui qui est allé se former au training autogène auprès de Schultz lui-même et qui l'a introduit en France, sillonnant le pays en véritable précurseur des nouveaux thérapeutes itinérants. Depuis, il se tient strictement à la méthode d'origine, sans ajouter ni déplacer le moindre iota. Par contre, il est resté curieux de toutes les nouveautés, de l'eutonie introduite à Strasbourg par Digelman, de la sophrologie vite démasquée (pour lui !), du New Identity Process de Casriel aux stages duquel nous avons crié en chœur !

                                                                                                Il s'essaye à une « théorie psychanalytique du Training Autogène de J.H. Schultz ». Tout est précieusement délimité : l'objet, à savoir le training, pour lequel le concept de somatothérapie convient à merveille, et la grille de lecture, à savoir la théorie psychanalytique. Il y a là une rigueur méthodologique exemplaire qui permet de tancer dès l'abord : « La confusion la plus dense caractérise habituellement l'ensemble des travaux français qui essayent d'élaborer une explication des mécanismes d'action qui spécifient les diverses méthodes dites de relaxation ». Il suffit de remplacer « relaxation » par « Nouvelles Thérapies » pour percevoir l'exemplarité du propos.

                                                                                                Durand de Bousingen se focalise sur ce processus central que constituent les phénomènes de transfert, s'autorisant de Freud pour en reconnaître l'occurrence en relaxation mais employant néanmoins l'appellation plus large de « situation transférentielle » pour respecter les caractéristiques propres à cette thérapie particulière : « La situation transférentielle dépend... étroitement de l'espace psychothérapique… (elle) est différente du transfert analytique qui dépend lui également de la situation analytique elle-même ». En relaxation, ce sont la passivité et l'abandon des contrôles qui sont déterminants pour cette situation ; quant à la remémoration, elle se fait dans l'inscription corporelle. Dans un premier temps, s'établit une dépendance du patient sur un mode hétérohypnotique : « Il y a ... projection de l'idéal du moi du sujet sur le thérapeute ». En même temps, la spécificité corporelle du travail fait adopter au sujet des relations de structure « préverbales », en tout cas préœdipiennes ». Je ne soulignerai, quant à moi, que ce recours au « préverbal », au « préœdipien », qui vient presque systématiquement dès qu'on parle du corps. Pour la somatothérapie, le « corporel » est tout autant pré-, para- et trans-symbolique, pré-, para- et trans-verbal ou -œdipien. C'est ce que j'essaye d'introduire ailleurs avec la dimension somatologique.

                                                                                                Dans un deuxième temps, se développe une relation transférentielle de type autogène. Le sujet se dégage de sa dépendance, dans la mesure où le contre-transfert du thérapeute ne l'empêche pas. Mais c'est au niveau du corps que se réalise surtout cette autogenèse : « C'est à travers l'ancrage au corps du sujet, lieu d'expérience, de débat et de conflit du vécu somatique, lieu de rencontre où se vit la relation thérapeutique que pourra se produire ce dégagement identificatoire. L'étayage du moi du sujet sur le vécu corporel à travers les émois archaïques... permet un réinvestissement progressif de ce moi » (Durand de Bounsingen, 1985).

                                                                                                 Ce résumé ne concerne que le cycle inférieur du training autogène ; l'analyse de Durand de Bousingen s'étend au cycle supérieur mais ce bref aperçu suffit à amorcer la discussion sur l'intérêt général de ce texte, absolument exemplaire :

                                                                                                 

                                                                                                • parce que le training autogène de Schultz est lui-même exemplaire de beaucoup de « somatothérapies » récentes en ce qui concerne le cycle inférieur, et des différentes visualisations, qu'elles soient de Desoille, Leuner, Simonton ou Reddington, en ce qui concerne le cycle supérieur ; il se présente comme une méthode cohérente et bien circonscrite qui s'offre à des études elles-mêmes bien définies comme celle que nous propose Durand de Bousingen à partir de la théorie psychanalytique ;

                                                                                                • parce que cette étude débouche sur la spécificité du corps qui donne, ici, ses particularités aux deux phases de la situation transférentielle tout comme ailleurs, avec Andreoli, elle donne lieu à une « psychosomatose de transfert » ;

                                                                                                • parce qu'elle laisse entendre enfin, ce qui serait capital si cela se confirmait, que le recours au corps permet ce double mouvement de régression et de réinvestissement du moi, de dépendance et d'autonomisation, en une cure aussi courte que le training autogène.

                                                                                                   

                                                                                                • Le caisson d’isolation sensorielle

                                                                                                • L’étude sur le tanking emploie une autre méthodologie, plus expérimentale, dénuée de toute grille de lecture préalable sinon de l'habitude d'analyser ce qui se passe directement au niveau du corps. Le hasard a voulu que le « caisson d'isolation sensorielle » se construise à Strasbourg et qu'il constitue l'une de ces innovations que le psychiatre ne peut pas ignorer, ne serait-ce que parce que ses clients vont l'expérimenter, et qu'on lui demandera son avis.

                                                                                                  Ici tout est clair, logique et compréhensible. Il suffit d'analyser le tanking comme toute thérapie, à partir de son setting et de passer du plus matériel au plus complexe par niveaux d'abstraction successifs :

                                                                                                   

                                                                                                  • d'abord, il y a isolation sensorielle et perte des repères habituels : visuels, auditifs et cénesthésiques ;

                                                                                                  • puis, déplacement des lieux de stimulation au corps viscéral et au psychisme ;

                                                                                                  • puis encore, détente progressive et profonde avec disparition de la pensée réfléchie ;

                                                                                                  • enfin, avènement de sensations et de productions psychiques nouvelles. 

                                                                                                  Globalement, il y a relaxation mais aussi analyse, autoanalyse, dans cette solitude absolue. Les problèmes qui se posent sont ceux de ces émergences de productions nouvelles : sont-elles de l'inconscient, de l'infonctionnant somatologique ? Si oui, comment se structurent ces nouveaux processus en dehors de toute relation ? La poésie et l'étrangeté de cette expérience peut parfaitement constituer une tranche « d'autoanalyse » des plus enrichissante. On peut y vivre des flashs aussi forts que ceux que Raymond Moody relate dans La vie après la vie, dans les moments de mort apparente. On peut y atteindre ces états que les méditations orientales viennent mettre à la mode. On y vit quelque chose de l'ordre du délire contrôlé, retrouvant là une occasion de faire sa « psychose didactique » comme le propose Gentis. Tout cela n'est nullement en marge de la psychiatrie mais en son cœur même comme toutes les Nouvelles Thérapies.

                                                                                                  Malgré ce travail qui s'attelle à la recherche théorique, on pourra toujours encore ne pas s'intéresser aux Nouvelles Thérapies, c'est le droit le plus strict. Mais on ne pourra plus faire semblant de les ignorer. On ne pourra plus les renvoyer aux calendes grecques parce qu'elles sont là, bien là, pratiquées et théorisées, dans tous les lieux de la psychiatrie. On peut même parier qu'il ne faudra plus dix ans pour que les instances professionnelles s'y intéressent de plus près. 

                                                                                                  Avec ce troisième chapitre sur les Nouvelles Thérapies – version 1985 – nous clôturons l’approche historique des psychopathologies, nous rappelant qu’il s’agit de théories. Nous inaugurons tout autant l’approche clinique qui est bien le but ultime et de la psychopathologie et de notre réflexion, constituant le cœur même de notre art thérapeutique.

                                                                                                  Cette évocation des Nouvelles Thérapies nous brosse plutôt une ambiance qu’un savoir, un savoir-faire qu’un pouvoir et cette ambiance nous fait passer logiquement à la deuxième partie de ce livre qui doit poser les bases de notre approche intégrative, présentant le cadre de travail d’où est issue l’observation nouvelle de la psychopathologie et développant le modèle épistémologique d’où se théorisent les nouvelles propositions pour une « ontopathologie ». Nous ferons retour sur ces données historiques pour illustrer et valider nos apports personnels.

                                                                                                   

                                                                                              • Chapitre 4 : La psychothérapie et la psychopathologie en 2008

                                                                                                • La psychothérapie comme « fait social total »

                                                                                                • En ce début de XXIe siècle, l’humanité connaît le meilleur (l’éveil des pays émergents) et le pire (le changement climatique). L’individu voit poindre des prouesses (le grand âge en bonne santé) et des risques (maladies dues à l’environnement et stress de performance). La psychothérapie surfe sur la multiplication des méthodes et le désarroi devant ce foisonnement car la psychothérapie s’inscrit pleinement dans l’évolution de nos sociétés, cultures et civilisations.

                                                                                                  L’usage de la psychothérapie connaît une expansion de la demande sinon une explosion. Des chiffres approximatifs assignent cinq pour cent de la population occidentale à son utilisation, ce qui ferait autour de trois millions de Français en psychothérapie (passée ou actuelle). En face, de cinquante à soixante mille professionnels répondent à cette demande en France. Le développement de cette « activité de service » spécifique nous pousse très logiquement à considérer la psychothérapie comme un « fait social total »

                                                                                                  selon la définition des anthropologues (Durkheim, Mauss), avec comme corollaire qu’il faut la considérer en soi, comme une réalité qui n’a pas à être expliquée autrement (psychologiquement, économiquement, politiquement ou religieusement…). L’autre conséquence est la nécessité de fonder une anthropologie psychothérapique, comme il en existe déjà pour la médecine ou l’économie par exemple. 

                                                                                                  En effet, la psychothérapie comme fait social ne se contente pas seulement de foisonner de méthodes et théories, elle s’anime aussi de tous les processus qui s’observent dans les grands mouvements sociaux et culturels : la compétition jusqu’aux guerres (des écoles et des livres noirs), les convergences et, finalement, les tentatives d’intégration. N’est-ce pas ce qui s’observe pour la nouvelle et terrible pathologie, climatique, qui mobilise enfin les deux cents nations qui squattent notre unique planète ? Le fait psychothérapique pourrait même devenir un modèle de coopération, devant une réalité que Freud évoquait déjà : « N’est ce pas étrange que nous puissions passer des années à tenter d’aider un patient alors que des milliers d’êtres humains peuvent être tués d’une bombe en une seconde » (Schmideberg, 1938).

                                                                                                  Mais restons ici dans notre domaine professionnel (sans oublier cette autre responsabilité). Approchons ces trois mouvements qui animent le fait psychothérapique (incluant la psychanalyse) : foisonnement, convergence et intégration.

                                                                                                   

                                                                                                  • La créativité des méthodes thérapeutiques

                                                                                                  •  Nous accepterons ce premier fait sans statistiques infaillibles. Il y aurait près de sept cents méthodes, thérapies, protocoles. Ce chiffre est purement évocateur : si on considère seulement les grandes méthodes bien différenciées, structurées et pratiquées par un minimum de professionnels, on s’arrêtera à une centaine d’exemplaires. Si on répertorie les variantes, combinaisons et créations encore confidentielles, il faut évoquer le millier. La psychanalyse a éclaté en une dizaine de courants ; le seul courant lacanien, en une douzaine d’associations. Les somatothérapies (méthodes psycho-corporelles) se construisent sur une quinzaine de fonctions corporelles différentes dont chacune occasionne des dizaines d’applications. Le comportementalisme s’adjoint le cognitivisme puis l’émotionnel et encore le méditatif… (Cottraux, 2007).

                                                                                                     

                                                                                                    • Les causes du foisonnement

                                                                                                    •  Interrogeons-nous sur le pourquoi de cette prolifération. Nous pouvons évoquer une demi-douzaine de causes :

                                                                                                      • la mise à disposition de nouveaux outils,

                                                                                                      • la modification des pathologies,

                                                                                                      • le ciblage de maladies et problèmes précis,

                                                                                                      • la création de protocoles structurés,

                                                                                                      • l’élargissement de la demande

                                                                                                      • et la créativité des thérapeutes.

                                                                                                         

                                                                                                      • La mise à disposition de nouveaux outils

                                                                                                      •  Appelons-les ainsi : des outils. La société nous permet d’intervenir dans de nouvelles dimensions de l’être quand elle est permissive puis restreint à nouveau ces libertés en temps de rétraction. Exemple : le contact, l’émotion, l’affectif. Anton Mesmer avait intégré le toucher et la crise émotionnelle lorsqu’il était à Paris à la fin du XVIIIe siècle avec des résultats cliniquement appréciés par une commission royale. Mais cette dernière n’a pas entériné la dimension affective, transférentielle, trop dangereuse pour l’époque. Cent ans plus tard, Freud a utilisé le contact (sur le front, en hypnose) puis l’a abandonné. Ferenczi a repris le toucher thérapeutique avec la néo-catharsis vers 1925 mais s’est fait désavouer par Freud et son école. En ce début de XXe siècle, seul le corps « fonctionnel » donnait assez de garanties : le corps du mouvement (danse thérapie), le corps de relaxation (de Schultz, de Jacobson), le corps en posture (eutonie de Gerda Alexander) notamment.

                                                                                                        Il faudra attendre mai 1968 pour que le corps émotionnel (Reich, Perls, Janov, Casriel) puis sensuel (massages, sexothérapies) prenne sa place officielle et définitive. Mais voici qu’en 2008, une réglementation interdit aux ostéopathes de toucher les bébés de moins de six mois et de « travailler » à l’intérieur des rectums et vagins, ce qui se faisait pourtant avec de bons effets cliniques. Depuis un quart de siècle, ce sont même les états de conscience modifiés qui prennent rang d’outils agréés (Présence Juste de Meyer, Mindfullness de Kabat-Zin et de Segal).

                                                                                                        J’évoque ici les outils corporels que j’ai bien étudiés personnellement à travers les somatothérapies et la somatanalyse. Mais il faut déjà évoquer les nouveaux outils liés aux «tic», technologies de l’information et de la communication (psy-show, téléphone, ordinateur, images virtuelles et blog-thérapie). Nous constatons que notre profession est intimement reliée au social. Elle constitue un fait social total.

                                                                                                         

                                                                                                        • La modification des pathologies

                                                                                                        •  Les psys soulignent généreusement la disparition de l’hystérie (de Charcot, Janet et Freud) sans bien percevoir ses résurgences comme spasmophilie, fibromyalgie, syndrome de fatigue chronique, syndrome d’hypersensibilité chimique multiple notamment. Le grand bénéficiaire de cet effacement n’est autre que le « trouble de personnalité » dont on peut trouver treize formes en recoupant DSM IV et CIM IO (la série schizoïde, schizotypique, borderline, histrionique, psychopathe, paranoïaque et post traumatique marquée par le clivage jusqu’à la dissociation ; et la série narcissique, impulsive, obsessionnelle-compulsive, évitante, dépendante et postpathologique marquée par l’amalgame jusqu’à la dissolution). Quinze pour cent de la population présenteraient une « caractérose » et ils représenteraient cinquante pour cent de nos patients. Il n’est jusqu’à la nouvelle « écolose » ou « climatose » qui ne produit ses nouveaux patients : écopsychotiques, écopathes, écodéliquants, écophobiques, éc’obsessionnels et écomélancoliques… Nous savons combien les personnalités « troublées » nous obligent à « aménager » nos thérapies jusqu’à en inventer de nouvelles (particulièrement nombreuses pour les borderlines, comme la thérapie comportementale dialectique de Linehan ou la schémathérapie de Young). Espérons que de nouvelles approches s’attaqueront aux écoloses ou climatoses.

                                                                                                           

                                                                                                          • Le ciblage de maladies et problèmes précis

                                                                                                          •  Nous assistons, émerveillés, à la prolifération de nouvelles cliniques : de l’alcoolisme, des toxicomanies, de l’addiction aux jeux et à Internet, du sommeil, de la douleur, des troubles alimentaires, des adolescents… Ces cliniques ont lancé les équipes pluridisciplinaires et les pratiques pluriglobales. Mais il y a aussi des méthodes très pointues pour certaines pathologies ciblées. Evoquons l’EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing) pour le symptôme post-traumatique, la méditation pleine conscience (MBCT) pour la prévention de la rechute dépressive et les acouphènes, les constellations familiales pour les troubles (trans-) générationnels…

                                                                                                            Ma propre « Présence Juste » propose des applications pratiques pour : le symptôme fonctionnel habituel (bobo chéri), le trouble sexuel, le trac devant le jury d’examen, l’intimidation (admirative) pour le/la partenaire provoquant éjaculation précoce et vaginisme…

                                                                                                            Mais plus que de nouvelles méthodes, ce sont des protocoles mieux adaptés à telle ou telle pathologie qui excellent et se multiplient. Les courants cognitivo-comportementaux et systémiques excellent dans cet exercice sans oublier les « aménagements du cadre » des psychanalystes.

                                                                                                             

                                                                                                            • Les protocoles et processus structurés

                                                                                                            •  En 2008, il n’y a plus tellement de nouveaux outils, de nouveaux cadres, de nouvelles cliniques à utiliser. Mais il y a des protocoles à construire et des processus à mettre en valeur. Je n’en donnerai que deux exemples, déjà évoqués : l’EMDR et la Présence Juste.

                                                                                                              L’EMDR de Francine Shapiro est exemplaire. Elle retrouve le balayage oculaire de Wilhelm Reich mais l’inscrit dans un protocole de thérapie courte, et même extracourte (2 à 3 séances). Voici ce protocole.

                                                                                                              Les huit étapes du protocole :

                                                                                                                1. exploration de l'histoire du patient, des événements traumatogènes, de leur situation précise et de leurs effets ;

                                                                                                                2. préparation d'une relation de confiance (alliance thérapeutique), en présentant la méthode et sa théorie, en enseignant une technique de relaxation (pour se récupérer en cas de besoin) et en promettant de respecter le besoin du patient de contrôler la situation (possibilité d'interrompre le balayage) ;

                                                                                                                3. évaluation de l'intensité du trauma en sélectionnant l'image traumatogène la plus forte ainsi que de la pensée automatique négative (sur une échelle de 1 à 10) et de la phrase positive, de maîtrise. (Ces trois premières étapes peuvent prendre une partie seulement de la première séance ou plusieurs séances préalables.)

                                                                                                                4. désensibilisation (terme emprunté au comportementalisme) : séquences de 30 à 120 secondes avec visualisation de la scène entraînant émotions fortes, souvenirs associés, idées, sensations ; dialogue après chaque acting et évaluation chiffrée de la souffrance et des pensées négative et positive ;

                                                                                                                5. installation de l'opinion positive après que souffrance et négativisme aient commencé à baisser ;

                                                                                                                6. scanner du corps permettant de déceler les tensions résiduelles du corps et les malaises (intégration du corporel au relationnel (alliance) et au psychique (pensées automatiques) ;

                                                                                                                7. clôture de séance qui consiste à s'assurer d'une amélioration (vécue et chiffrée) et à renvoyer le patient à des exercices de récupération si nécessaire (relaxation, image- refuge) ;

                                                                                                                8. réévaluation en début de séance suivante : chiffrage de la souffrance et des pensées négative et positive. » (Meyer 2008).

                                                                                                              Le dernier livre de Shapiro (2007) reconnaît que les effets de la méthode ne sont plus aussi bons qu’annoncés triomphalement au début. Elle incrimine la… non observance du protocole – en onze points – par ses élèves. Pour ma part, je souligne que les extrapolations du balayage oculaire à quasi toutes les pathologies sont l’erreur qui explique les échecs. Quant au nouveau protocole, il se fonde sur la juxtaposition des deux visions, du doigt à suivre dans son mouvement de balayage et de la scène traumatogène responsable du syndrome de stress post-traumatique. Ce processus est affiné de par les séquences de balayage courtes (de 30 à 80 secondes) avec interruption de l’émotion, alors que l’acting reichien de l’ « essuie-glace » dure quinze minutes. Protocole et processus nouvellement structurés constituent effectivement une méthode différenciée.

                                                                                                               

                                                                                                              • Présence Juste

                                                                                                              • Le second exemple reprend le MBSR, mindfullness based stress reduction de Kabat-Zin qui fait mode comme l’EMDR en thérapie comportementale. Cette « méditation pleine conscience » a un quart de siècle et provient d’une combinaison de yoga, zen et vipassana. Ma propre Présence Juste a le même âge, correspond largement au MBSR, partage donc ses indications et peut se baser sur ses validations d’efficacité. Mais elle s’est construite différemment et présente un protocole bien charpenté pour éveiller la « pleine présence » ou pleine conscience chez les occidentaux bien occupés et préoccupés, stressés et pressés ; à partir de cet éveil, le protocole s’efface et sert de recours… contre distractions, jugements et préoccupations. Voici très succinctement ce protocole en sa progression très étudiée.

                                                                                                                 Premier cycle : personnel, corporel

                                                                                                                 

                                                                                                                1. présence relax par la relaxation de Schultz et la posture de Mathias Alexander,

                                                                                                                2. présence espace par l’expansion dans l’espace de l’haptonomie,

                                                                                                                3. présence énerg’ par l’éveil des sept centres énergétiques (appelés plexus neurovégétatifs, chakras orientaux ou anneaux reichiens) en un mouvement ascendant,

                                                                                                                4. présence contact par l’ouverture des centres de communication de la face antérieure du corps, de haut en bas : vue, ouïe, odorat, goût, lèvres, larynx, cœur, tripes, paumes et voûtes plantaires.

                                                                                                                 Deuxième cycle : interpersonnel, social et affectif

                                                                                                                 

                                                                                                                1. voir : visualiser les images spontanées des personnes de notre vie,

                                                                                                                2. sentir : observer les émotions ou sentiments liés à chaque personne,

                                                                                                                3. centrer : dans son axe énergétique (de l’étape 3),

                                                                                                                4. communiquer activement avec l’une ou l’autre de ces personnes grâce aux centres ouverts en 4.

                                                                                                                Troisième cycle : transpersonnel

                                                                                                                Nous ne développerons par ici les quatre étapes suivantes, plus subtiles, concernant la planète, l’éthique (affirmer le non et le oui), l’univers. Elles débouchent sur un équivalent de méditation ou pratique prise au sens large, non religieuse, comme chez Kabat-Zin. 

                                                                                                                Voilà deux exemples de nouveautés qui doivent plus aux protocoles et aux processus (déjà connus) qu’aux outils eux-mêmes. Les thérapies conjugales, familiales, groupales se (dé-) multiplient principalement de cette façon.

                                                                                                                 

                                                                                                                • La demande des patients et la créativité des thérapeutes

                                                                                                                •  L’explosion de la demande de psychothérapie impose des offres de plus en plus diversifiées. Déjà du temps de Freud. La bourgeoisie viennoise a induit la psychanalyse classique ; la banlieue viennoise a suscité l’analyse caractérielle de Reich ; les analyses traînant en longueur ont nécessité thérapie active et néo-catharsis à Budapest ; l’intelligentsia parisienne a orienté vers structuralisme et linguistique lacaniennes. La réponse de ces auteurs est adaptative et néanmoins créative. Mais il faut encore évoquer la pure créativité des auteurs à partir de leurs besoins et capacités propres.

                                                                                                                  Oserais-je évoquer que si j’ai créé somatanalyse et somatothérapie, c’est que j’avais besoin du corporel pour ma propre thérapie et analyse ; que la Présence Juste a été esquissée lors d’un arrêt prolongé sur un télésiège, pour réduire le stress ? Quant à l’étape transpersonnelle de cette dernière, elle m’a reconnecté avec mes trois années de couvent de ma jeunesse…

                                                                                                                  Et la créativité personnelle n’ayant pas de limites, nous pouvons nous promettre un bel avenir pour les psychothérapies !

                                                                                                                  Là, nous reconnectons aussi avec l’appartenance de la psychothérapie à la société. Cette dernière nous reproche – aux thérapeutes et plus encore aux psychanalystes – d’avoir initié et d’encourager l’individualisme – le narcissisme, de Lash – qui créerait tellement de difficultés à l’esprit communautaire (cher à A. Adler) et à la planète. La prolifération des méthodes et théories en serait l’illustration. Eh bien non. Ou plutôt : oui mais. Tout comme la société actuelle se réunit, volens nolens, au chevet de la planète, les psychothérapeutes esquissent des convergences et même de l’intégration. Il ne s’agit pas tellement de volonté délibérée que du génie propre de ce « fait social total » : la différenciation atteint des paliers – sinon des limites – où des convergences apparaissent, se reconnaissent et entrent en concordance.

                                                                                                                  Le big bang engendre son big crunch.

                                                                                                                  L’entropie suscite la néguentropie.

                                                                                                                   

                                                                                                                • Les convergences des grands courants psychothérapiques

                                                                                                                • Les signes évidents de la rencontre des courants sont récents et il faut s’intéresser de près à la grande famille que nous avons décrite pour les apercevoir. Il s’agit de faits que nous pouvons ranger sous trois rubriques notamment : durée de la cure, canal de communication et nature de la reliance.

                                                                                                                   

                                                                                                                  • Les convergences sur la durée de la cure

                                                                                                                  •  Nous connaissons bien les deux durées classiques, courte et longue, de la cure. Les thérapies comportementales et systémiques ainsi que de nombreuses somatothérapies se veulent courtes (3 à 6 mois, 6 à 12 séances) alors que psychanalyse et somatanalyse s’annoncent longues, jusqu’aux vingt cinq années de Woody Allen. Il y a même une exacerbation de ces critères, la psychanalyse revendiquant de plus en plus d’années et l’EMDR, par exemple, s’enorgueillissant de guérir d’un trauma en deux à trois séances. N’oublions pas, pour la petite histoire, que Freud a guéri Gustav Mahler en une seule après-midi et que J.A. Miller, le gendre de Lacan, théorise les « effets rapides de la psychanalyse » en deux à trois séances aussi. La convergence ne se situe pas ici ; ce ne serait même que revendication accrue de la différence (qui, pour nous, n’est que complémentarité).

                                                                                                                    La convergence se fait entre ces deux extrêmes, à savoir dans la cure de durée moyenne s’étendant entre 6 et 24 mois, 15 et 60 séances. (Ce ne sont évidemment que des moyennes approximatives). Les cures analytiques se raccourcissent à cinquante séances sous l’appellation de psychanalyse brève, psychothérapie d’inspiration analytique, short term anxiety provoking psychotherapy… Adler et Rank s’y étaient déjà rangés. Il en va de même pour l’analyse reichienne qui s’accélère en psychothérapie brève caractéro-analytique (Serrano). Ma propre somatanalyse connaît également des protocoles pour un à deux ans, en groupe (socio-somatanalyse) et en duel (psycho-somatanalyse). Dans cette durée intermédiaire, les indications s’appellent foyer, focus, trouble psychodynamique, trait de caractère, trouble de la personnalité.

                                                                                                                    Aussi spectaculaire est l’allongement des thérapies courtes à la même durée d’un à deux ans. La relaxation devient analytique avec Sapir. La musicothérapie se développe en analyse néo-reichienne voco-posturale avec M-C. Piatkowski. Mais c’est le courant comportemental qui présente l’évolution la plus intéressante après avoir tant vanté la rapidité du traitement. En effet, il s’est quand même mis à s’intéresser à la fameuse boîte noire qui s’intercale entre stimulus et réponse, y découvrant le cognitif avec ses pensées automatiques, schémas conditionnels et postulats inconditionnels. Et cela prend de plus en plus de temps, d’autant plus que ces fixations cognitives constituent des traits de caractère et s’ouvrent sur les troubles de la personnalité. Le cognitivo-comportementalisme s’enrichit depuis peu d’une troisième étape, émotionnelle, et même de cette quatrième dimension, méditative, déjà évoquée, ce qui rajoute une dizaine de séances pour son apprentissage. L’EMDR lui-même accuse ses trente à quarante séances dès que les traumas sont ancrés et graves (névrose de guerre) ou que les indications débordent les seuls clivages post traumatiques.

                                                                                                                    La toute nouvelle importance accordée à la psychothérapie de durée moyenne et surtout la systématisation des protocoles qui permet de tenir la durée entre les deux butoirs sont d’un grand intérêt. Analyses longues et thérapies courtes viennent côtoyer là le courant déjà installé dans la durée moyenne parfois appelé « humaniste », avec la Gestalt thérapie en exemple. Car c’est le travail d’un à deux ans, au-delà du seul symptôme et en deçà de la névrose de transfert, qui s’affirme comme le modèle de thérapie le plus intéressant, avec un rapport qualité/prix des plus rentable. Eh oui, la société nous regarde et demande des comptes !

                                                                                                                     

                                                                                                                    • Les convergences sur les canaux de communication

                                                                                                                    •  La psychothérapie s’inscrit obligatoirement dans une relation et nécessite donc un canal de communication. Ce canal se voulait longtemps exclusivement verbal. Françoise Dolto martelait : « il faut verbaliser ». Mais sa fille Catherine s’est ralliée à l’haptothérapie, à savoir au toucher thérapeutique en prolongement ! Inversement, de nombreux somatothérapeutes ont basculé dans le sens inverse, purement verbal et analytique.

                                                                                                                      Car l’autre grand canal de communication s’inscrit dans le corps : la voix, le mouvement, la mimique, le toucher, qui sont des canaux qui se suffisent à eux-mêmes. Quant au troisième canal, dit médiatisé, il englobe la musique, les arts plastiques, la dramaturgie et même les animaux pour ne pas évoquer l’ergothérapie, ou la bibliothérapie. Tous ces modes permettent d’établir la communication garante de thérapie.

                                                                                                                      Et c’est là que se fait cette autre convergence dans l’élargissement des canaux. Aux côtés de Catherine Dolto, Bernard This, lacanien tout aussi convaincu, a lui aussi annexé le toucher haptonomique comme bien d’autres psychanalystes. Malgré sa mise au placard, Ferenczi a légué son toucher néo-cathartique à Balint, Winnicott et à toute une lignée de psychanalystes, sans parler de ceux qui « aménagent le cadre » pour prendre en analyse les personnalités archaïques et même les psychotiques. Pour ces derniers, les médiateurs sont bienvenus et bien utiles, comme pour les enfants. Mais c’est ma propre somatanalyse qui élargit la communication du verbal au corporel, accordant autant d’importance à l’un qu’à l’autre, que ce soit en groupe ou en individuel.

                                                                                                                      Inversement, les méthodes principalement corporelles ont accordé de plus en plus de place au verbal, et peuvent ainsi s’inscrire dans un cadre analytique qu’elles affichent gaillardement : analyse reichienne, analyses bioénergétique, biodynamique, biosystémique par exemple. Le rêve éveillé devient lui-même analytique en insistant sur la verbalisation.

                                                                                                                      Quant aux méthodes reléguées à leurs seuls médias (musique, arts plastiques, cheval) elles ont largement accueilli le somato-, le corporel, et le discours verbal évidemment. C’est ainsi que la musicothérapie voco-posturale marie harmonieusement voix, corps et narration. Après les convergences sur les durées et les convergences sur les canaux de communication, voici les convergences sur le mode relationnel, ou reliance, là où ça se bagarrait entre simple alliance thérapeutique et transfert.

                                                                                                                       

                                                                                                                      • Les convergences sur la nature de la reliance

                                                                                                                      •  Trois durées, trois grands canaux de communication… Y aurait-il aussi trois modes de relation ? Et tout cela déboucherait sur des centaines de combinaisons différentes ?

                                                                                                                        Effectivement, il y a là aussi des différences véhémentement affirmées : alliance thérapeutique pour les uns, transfert pour les autres, attachement pour d’autres encore ou refus de l’attachement ; amour inconditionnel, neutralité, implication personnelle, abstinence… nous connaissons ces attitudes bien tranchées. Et pourtant les positions convergent.

                                                                                                                        Reprenons avec les tenants des thérapies courtes qui prônent l’alliance thérapeutique, la position d’égal à égal (et même la position basse en thérapie stratégique), et qui échangent sur le mode de l’intersubjectivité : on est sur la même longueur d’onde, ça coule, je sens que tu sens que je sens, je sais que tu sais que je sais… Et voici que les cognitivo-comportementalistes qui intègrent l’émotionnel s’intéressent à l’attachement. Voici comment F. Mehran résume cette convergence : « Les premiers auteurs qui ont proposé un rapprochement entre la théorie des schémas de Beck et la théorie de l'attachement de John Bowlby sont deux psychothérapeutes cognitivistes italiens Guidano et Liotti (1983), Du fait de leur proximité conceptuelle, ces travaux ont été progressivement transposés en termes de schémas cognitifs Des travaux récents (Williams et Riskind, 2004) ont montré que les perturbations anciennes de l’attachement étaient à relier aux difficultés actuelles dans la relation amoureuse, étaient, également, en lien avec des troubles anxieux et dépressifs, et s'exprimaient dans des mesures des schémas cognitifs. La théorie de l'attachement a été intégrée dans la thérapie des schémas de Jeffrey Young, qui est actuellement validée empiriquement (Giesen-Bloo et coll., 2006). En pratique, ce modèle du développement affectif aide le patient et le thérapeute à conceptualiser la genèse de ses perturbations émotionnelles et à réparer les carences parentales précoces. » (Mehran in Cottraux 2007 p. 29).

                                                                                                                        Mehran évoque la référence à la théorie de l’attachement, et, avec les psychothérapies de durée moyenne comme celle qu’il annonce là, la nature de la reliance se transforme effectivement en attachement jusqu’à la dépendance qui se vit et se rejoue entre patient et thérapeute. C’est ce que les psychanalystes avaient du mal à intégrer, eux pour qui cette reliance n’est que transfert.

                                                                                                                        Bowlby, l’observateur et théoricien de l’attachement, était pourtant psychanalyste. Mais sa famille a longtemps rejeté la théorie et le vécu de l’attachement. René Spitz qui a renforcé l’observation avec la « peur de l’étranger » à huit mois d’âge était aussi psychanalyste. Mais la notion de transfert était trop prégnante, à la fois découverte de Freud et propriété du courant psychanalytique. Et pourtant l’attachement s’annonçait, permettant à Reich d’observer des traits de caractère défensifs et résistants qu’il appela néanmoins « transfert négatif ». Anna Freud elle-même, systématisant les mécanismes de défense, pointait les mêmes traits de caractère issus de l’attachement et de la peur de la dépendance. Mais il ne fallait pas toucher au transfert. Pourtant, peu à peu, les psychanalystes qui prennent en charge les personnalités archaïques, qui raccourcissent les cures ou aménagent le cadre, s’adaptent à cette nouvelle reliance qui tourne autour de l’attachement et de l’intersubjectivité beaucoup plus que de la névrose de transfert.

                                                                                                                        En cela, ils rejoignent Fritz Perls, freudien jusqu’à ses cinquante ans, puis gestaltiste. Lors de ce tournant de vie, il rejette le transfert, propose l’égalité patient-thérapeute et s’implique dans la relation, se dévoilant dans ses ressentis et émotions personnels. Il répond ainsi aux troubles de l’attachement et cherche à réparer ce qui a manqué ou dysfonctionné dans le passé du patient.

                                                                                                                        Voilà une troisième dimension qui dévoile la convergence des grands courants psychothérapiques, dans ce no man’s land entre les durées courte et longue qui s’avère le lieu le plus intéressant : il est assez long pour devenir profond ; il ne déborde pas jusqu’à la névrose de transfert qui change tout. En fait, ces convergences évoquent le fameux « facteur non spécifique » qui serait commun à toutes les méthodes et pratiques.

                                                                                                                        Mais que nous apporte cette observation sur les convergences ? Que change-t-elle à l’autre réalité du foisonnement des méthodes et théories ? Elle nous montre énormément de choses. D’abord qu’il y a des paramètres communs aux méthodes : une durée, un canal de communication, une reliance par exemple. Ces paramètres sont peu nombreux et constituent le cœur même des psychothérapies. Plus ça foisonne, plus ça converge. Plus ça se particularise, plus les traits communs s’affirment. Plus on se veut différent, plus on se retrouve.

                                                                                                                        Certes on peut résister là aussi, clamer l’originalité et l’unicité de sa méthode, scotomiser le voisinage de l’autre, nier la proximité de l’attitude de ce voisin. En fait, la réalité de ces convergences nous oblige à aller plus loin encore, à oser l’intégration.

                                                                                                                         

                                                                                                                      • L’intégration des psychothérapies

                                                                                                                      •  Le courant intégratif vient des Etats-Unis, s’est implanté en France via des universitaires lyonnais et l’Association Française pour l’Approche Eclectique et Intégrative des Psychothérapies, AFIEP, dont je suis fondateur et ancien vice-président. J’ai également édité le premier livre français sur la question (Meyer 1995).

                                                                                                                        Troisième étape de son histoire, (après la simple juxtaposition de quelques méthodes, étape 1, et la recombinaison de méthodes antérieures en un nouveau système fermé, étape 2), l’approche éclectique et intégrative, étape 3, pèche par trois défauts : 

                                                                                                                        • elle ne prend en compte qu’un nombre limité de méthodes, en particulier les méthodes cognitivo-comportementales et la psychodynamique ;

                                                                                                                        • elle se construit sur des paramètres et des processus qui ne sont pas généraux ;

                                                                                                                        • elle se referme en de nouvelles méthodes, les 701ème et 702ème méthodes, qui ne font qu’accroître le foisonnement.

                                                                                                                         Voici deux exemples représentatifs, ceux de Lazarus et de Di Clemente et Prochaska.

                                                                                                                         

                                                                                                                        • La thérapie multimodale : éclectisme méthodique d’Arnold A. Lazarus

                                                                                                                        •  Elle réunit les principaux mécanismes de changement en sept modes :

                                                                                                                          • comportement : renforcement positif, renforcement négatif, punition, contre conditionnement, extinction,

                                                                                                                          • affect : prise de conscience, clarification et acceptation des sentiments, abréaction,

                                                                                                                          • sensation : relâchement de la tension, plaisir sensoriel,

                                                                                                                          • imagerie : images de la réussite, modification de l’image de soi,

                                                                                                                          • cognition : restructuration cognitive, prise de conscience,

                                                                                                                          • relations interpersonnelles : modelage (pour développer l’assertivité et autres habiletés sociales), élimination des collusions malsaines,

                                                                                                                          • facteurs organiques : identification des maladies organiques, arrêt de la consommation abusive de toute substance, alimentation équilibrée et exercice régulier, méditation, médication psychotrope si indiquée » (Norcross p. 220).

                                                                                                                          Cette liste est intéressante et très riche. Nous ne savons pourtant pas ce qui en constituerait la globalité au-delà d’une accumulation de procédés (certes assez large). Nous avons ici un exemple du seul éclectisme : additionner les méthodes intéressantes même s’il y a une unité autour des « modes » ou fonctions comme nous le verrons plus loin.

                                                                                                                          La deuxième démarche, d’O. Prochaska et Carlo C. Di Clemente, veut aller plus loin puisqu’elle s’intitule « approche transthéorique ». Nous leur laissons la parole.

                                                                                                                           

                                                                                                                          • L’approche transthéorique de Prochaska et Di Clemente

                                                                                                                          • Les deux auteurs ont effectué une déconstruction analogue à celle de Lazarus. Mais au lieu de se focaliser sur la dimension fonctionnelle (avec les sept éléments du BASIC ID), ils privilégient deux autres dimensions : les processus de changement et les étapes de la cure. Voici comment Norcross résume les choses.

                                                                                                                            Des recherches nous ont permis de raffiner nos formulations d’origine pour aboutir à dix processus de changements distincts :

                                                                                                                             

                                                                                                                            1. développement de la prise de conscience,

                                                                                                                            2. libération de soi,

                                                                                                                            3. libération sociale,

                                                                                                                            4. contre-additionnement,

                                                                                                                            5. contrôle des stimuli,

                                                                                                                            6. remise en cause personnelle,

                                                                                                                            7. remise en cause de l’environnement,

                                                                                                                            8. gestion des contingences,

                                                                                                                            9. techniques théâtrales,

                                                                                                                            10. relations aidantes » (Norcross p. 284).

                                                                                                                            Dans un deuxième temps les auteurs situent les indications de ces dix processus en fonction des étapes de la cure qu’ils pensent être au nombre de cinq.

                                                                                                                            Tableau 4 : processus et stades de changement (Norcross p. 286)

                                                                                                                            Ces deux exemples illustrent bien les restrictions du choix des méthodes et des processus de base. Nous voyons ainsi que les fonctions et processus retenus ne sont pas représentatifs de toutes les psychothérapies/psychanalyses.

                                                                                                                            Aussi proposons-nous un pas de plus jusqu’à constituer la quatrième étape de l’intégration. Trois principes fondent cette nouvelle étape : 

                                                                                                                             

                                                                                                                            • la prise en considération de toutes les méthodes et théories (pour peu qu’elles soient professionnelles et éthiques) ;

                                                                                                                            • la mise en œuvre d’une méthodologie pour l’intégration des pratiques et d’une épistémologie pour l’intégration des théories ;

                                                                                                                            • la dévolution de cette intégration à chaque praticien comme démarche personnelle et non pas comme constitution d’un Xème système.

                                                                                                                               

                                                                                                                            • La prise en considération de toutes les méthodes

                                                                                                                            •  S’il y a effectivement 700 thérapies différentes, il est difficile de les approcher toutes. Et pourtant, c’est un préalable. J’ai passé une vingtaine d’années à parcourir le champ des thérapies psychocorporelles, à les appeler d’un terme universel, somatothérapie, et à les mettre en ordre. Voici la proposition d’un historique de ces somato-psychothérapies qui représentent la catégorie la plus oubliée du courant éclectique et multiréférentiel.

                                                                                                                               

                                                                                                                               Tableau 5 : Histoire des Somatothérapies en Occident.» (Meyer, Liénard p. 21)

                                                                                                                              Nous retrouvons ici l’influence de la société sur la mise à disposition des « outils » corporels. En même temps, nous observons déjà une classification en fonction des « formes d’organisation ». Bien que l’assignation d’une méthode à une place précise soit réductrice, il est important d’en indiquer la fonction prévalente.

                                                                                                                              La plupart de ces méthodes du courant somatothérapique, s’étaient donné rendez-vous au Premier Congrès International de Somatothérapie en 1988 à Paris ; six cents cinquante professionnels ont exposé une soixantaine de techniques et théories. On peut trouver des inventaires identiques pour les autres grands courants, chez Mony Elkhaïm par exemple (Panorama des thérapies familiales, 1995) ou dans le dernier Cottraux (thérapies cognitives et émotions, 2007) qui analyse une dizaine de méthodes récentes dans son domaine.

                                                                                                                               

                                                                                                                              • Une méthodologie pour l’intégration des thérapies : les facteurs organisateurs

                                                                                                                              •  Le tableau réunissant les principales somatothérapies s’ordonne déjà selon deux critères : forme d’organisation et fonction prévalente en plus de la date de naissance. C’est dans cette direction que se développe notre méthodologie, du côté des « facteurs organisateurs ». Toute méthode se construit sur un certain nombre de facteurs infrastructuraux, dont je ne veux énumérer ici que les quatre principaux :

                                                                                                                                • canal de communication : verbal, corporel, médiatisé (musique, arts, animaux, tic),

                                                                                                                                • cadre de vie : duel, conjugal, groupal,

                                                                                                                                • durée : jusqu’à 6-8 mois, de 10 à 24 mois, au-delà de deux années,

                                                                                                                                • attitude thérapeutique : directive, interactionnelle, analytique.

                                                                                                                                 Ces facteurs organisateurs et leur petit nombre de formes différenciées s’agencent en un ensemble relativement limité, avec douze à dix-huit méthodes. Voici ce tableau.

                                                                                                                                 

                                                                                                                                 

                                                                                                                                 Tableau 6 : mise en cohérence des facteurs organisateurs

                                                                                                                                 Il ne s’agit plus de juxtaposer éclectiquement des méthodes choisies on ne sait pourquoi. Il suffit de remplir chaque case :

                                                                                                                                une méthode verbale, une corporelle, une médiatisée,

                                                                                                                                une méthode duelle, conjugale, groupale,

                                                                                                                                un protocole court, une psychothérapie de durée moyenne, une analyse longue…

                                                                                                                                Avec un nombre limité, nous construisons une globalité : c’est ce que j’appelle la « pratique pluriglobale ». J’insiste particulièrement sur le facteur temps, commençant toujours par une séquence courte (50% des thérapies), faisant bilan et nouveau contrat pour une durée moyenne (1 à 2 ans) pour 35% des patients, proposant bilan et troisième contrat d’analyse pour les 15% de patients restant. (…)

                                                                                                                                C’est ce que j’appelle la « cure séquentielle », j’en ai parlé plus longuement à propos de la convergence des courants psychothérapiques. Mais ici nous organisons les trois temps successivement avec contrat, bilan, respect des durées annoncées et proposition de passer au-delà.

                                                                                                                                 

                                                                                                                                • Une épistémologie pour l’intégration des théories

                                                                                                                                •  Les « facteurs organisateurs » permettent d’aller au-delà des techniques particulières. Ici, c’est la pensée méta- qui se généralise au-delà des théories d’école, selon le principe des types logiques de Bertrand Russell. Nous n’avons pas la place de développer tout ce cheminement ici. Je ne voudrais insister que sur l’aspect « inconscient », fondateur de la psychothérapie. Des approches plurielles m’ont amené à proposer des « purs processus inconscients », purs de structure, au nombre de trois :

                                                                                                                                  • l’essence de l’énergie, terme freudien, à la base de l’inconscient personnel,

                                                                                                                                  • la nature de l’esprit, concept oriental, ou inconscient absolu,

                                                                                                                                  • l’intime du lien, proche de l’inconscient collectif de Jung.

                                                                                                                                  Ces trois processus constituent le déroulement chronologique de nombreuses expériences: les psychanalyses freudienne et jungienne, la somatanalyse, l’EMI ou expérience de mort imminente, la pneumanalyse ou rebirth, la Présence Juste et autre méditations, les grandes pratiques sur les états de conscience modifiés. Chacun de ces processus est défendu par une structure propre (corporelle, mentale, personnelle) qu’il faut subvertir au risque de troubles (tétanie, effondrement, sortie du corps…) pour en faire une dynamique « constituante ».

                                                                                                                                  L’éveil successif des « trois processus inconscients » est représenté sur le tableau suivant qui met en regard les étapes de la… psychose aiguë. 

                                                                                                                                   

                                                                                                                                • La psychose aiguë

                                                                                                                                • C’est à un niveau plus précisément professionnel, à savoir psychopathologique, que les purs processus inconscients nous interpellent, à savoir dans les psychoses aiguës et bouffées délirantes. En effet, quoique les déroulements de ces épisodes soient décrits de façons assez différentes jusqu’à déboucher sur des nosographies apparemment contradictoires, on peut extraire des principales théories psychiatriques une trame commune qui est précisément celle… des processus en question.

                                                                                                                                  C’est ce que la lecture d’un texte de J. Moya i Olle sur « la naissance de la psychose, les voies de la formation du délire » nous permet d’observer. Les auteurs résument les grandes conceptions de ce syndrome et y distinguent plus précisément des étapes qui ne sont pas sans nous intéresser. Encore faut-il se rappeler qu’il s’agit ici de pathologie, douloureuse en soi, mais aussi voluptueuse au fond, bien que les psychiatres hésitent à parler du bon, du vrai et de l’aimer en pareil contexte. Pour nous, il faut distinguer, pour chaque étape, la dé-structuration puis l’éveil processuel, pour chacune des trois étapes centrales : de l’énergie, de l’esprit, du lien. Voici d’abord une mise en tableau de cinq des descriptions résumées par les deux auteurs qui se réfèrent à des théorisations bien connues.

                                                                                                                                  Tableau 7 : les trois étapes de la psychose aiguë et de l’IPI.

                                                                                                                                   Tous les concepts, tous les termes de ce tableau sont repris au mot près du texte des auteurs. Pour ne paraphraser que succinctement, j’évoquerai que :

                                                                                                                                   

                                                                                                                                  • la première étape est très corporelle, y compris voluptueuse, donc énergétique ;

                                                                                                                                  • que la seconde est psychique et sans structure : pas de signifiant, pas de repère, de savoir, mais une production paranoïde qui va jusqu’à la certitude ;

                                                                                                                                  • la troisième se re-constitue autour de choses organisées, délire systématisé, vécu de grandeur, de beauté, d’archétype, jusqu’au pur amour (si les psychiatres se laissent aimer !).

                                                                                                                                  J’ai escamoté la quatrième étape, de chronicisation, qui n’entre plus dans notre étude de la psychose naissante, processuelle, réversible. Jusque là, tout est encore souple et fluide, et donc amendable, ce qui nous intéresse au plus haut point parce qu’une bonne expérience personnelle de ces trois processus inconscients permet de comprendre, de « s’accorder » au patient qui fait le même parcours, bien que chaotiquement. Et si, de surcroît, on a à sa disposition des techniques corporelles, ou tout simplement la capacité de toucher, tenir, contenir, et si toute une équipe soignante peut le faire pendant les premiers jours de la bouffée, le pronostic de ces psychoses naissantes continuera à s’améliorer. Car tout se passe au-delà des mots, des logiques et des conditions. Ça peut-être beau et constituant, sinon c’est tragique et définitivement déstructuré. Tout dépend de la bonne compréhension de cette « irruption des processus inconscients (I.P.I.).

                                                                                                                                  Et pour asseoir la pertinence de cette I.P.I, il m’est agréable d’appeler à la rescousse la psychiatrie officielle qui, dans la dernière livraison de la revue Psychiatrie Française, évoque la cure de Sakel d’autrefois, à savoir la provocation d’un coma artificiel par injection d’insuline. Voici ce qu’un patient en rapporte :

                                                                                                                                  « Lorsque j’étais dans ces comas provoqués, apparaissait mon grand-père paternel, vêtu d’un costume sombre, son visage resplendissant. Mais, avant de le découvrir, il fallait me laisser guider par une lueur m’indiquant un genre de chemin à emprunter.... Ce chemin ressemblait à un long couloir bleu turquoise. C’était étrange, il semblait ne pas être délimité sur les côtés... J’étais dans un monde totalement imaginaire, qui était d’une beauté incomparable, j’en éprouvais du plaisir, un bien-être que je n’ai jamais retrouvé dans un état conscient ». Et que répond le médecin prescripteur ? « Sur la cure de Sakel, certainement il y a des ressemblances entre l’état d’inconscience dans l’Expérience de Mort Imminente et le coma durant la cure de Sakel » (Rumen p. 11 et 14).

                                                                                                                                  Cette longue description des « purs processus inconscients » ne sera pas nécessairement convaincante parce qu’elle est trop résumée d’une part et qu’elle nécessite une expérience vécue d’autre part. Mais le psychothérapeute expérimenté s’y retrouvera. Pour notre part, il ne nous reste qu’à évoquer que l’ensemble de ces conceptions ne nous est venu qu’après une vingtaine d’années de pratique et de réflexion, que l’association des purs processus et de l’inconscient a été bouleversante, et qu’il a encore fallu penser au mot « constituant » pour donner toute la valeur à ces processus.

                                                                                                                                  Si déjà on prend le risque de dé-structurer, de purifier des structures rigides, encore faut-il relayer par autre chose : ces processus « constituent » le sujet par l’intérieur, de façon dynamique, authentique, en énergie, en esprit, en amour. Les analystes le savent. C’est l’avènement du sujet, c’est l’individuation. Il reste à rappeler que cet accès aux processus se fait par différents moyens, par des pratiques plurielles, dans des cadres thérapeutiques multiples, mais qu’il reste privilégié en analyse où la longue durée évite de plaquer des structures de remplacement (intellectuelles, relationnelles, new age, sectaires même) et laisse le temps au temps, le temps de la constitution personnelle » (Meyer 2008).

                                                                                                                                  Voici une partie de cette intégration théorique autour des processus inconscients. Certes, sorti du contexte, cet extrait n’est pas immédiatement compréhensible. Mais je tenais à montrer que le « paradigme holanthropique » qui découle de cette épistémologie intégrative concerne tout le champ de la psychothérapie et tout le champ de la psychopathologie – ici du côté des psychoses aiguës.

                                                                                                                                  En effet, la définition très précise des trois étapes du processus inconscient permet la constitution d’un modèle « ontologique », à côté des autres modèles : ontogénétique, ontothérapeutique et ontopathologique. Nous préférons la référence à l’être global (ons, ontos) plutôt qu’au seul aspect psycho- de l’être. 

                                                                                                                                   

                                                                                                                                  • Psychothérapeute en démarche intégrative versus nouveau système psychothérapique

                                                                                                                                  •  Le troisième principe de l’approche méthodologique et épistémologique de l’intégration postule que cela se passe au niveau de chaque thérapeute et non pas avec une 704ème méthode. En effet, les propositions faites ici s’adressent à chaque professionnel qui, au vu du foisonnement et des convergences des méthodes, s’intéresse à l’étape ultime de l’intégration. Elles le guident dans la gestion de la pluralité et dans l’accès à la globalisation. Mais c’est lui seul qui intègre, qui est « à » l’intégration, sans jamais espérer, ni risquer, arriver à un résultat définitif et figé. Il est en démarche, il continue son analyse didactique, en recherche, en devenir, en évolution. Il s’intéresse aux nouveautés de plus en plus nombreuses, les déconstruit en leurs facteurs organisateurs et évalue s’il reste une case vide où ça manque. S’il l’intègre, l’ensemble « pluriglobal » et « holanthropique » se réorganise comme un kaléidoscope. S’il avance en âge ou s’intéresse à de nouveaux domaines de la pathologie, il réinvestit des acquis mis provisoirement de côté et en remise d’autres. Le thérapeute/analyste intégratif ne sera pas choqué par les nouvelles modes, ni étonné ; il avisera avec intérêt.

                                                                                                                                    Quant à la relation avec les autres professionnels, elle sera d’abord de partage d’une démarche analogue avant d’être acquisition ou transmission de contenus.

                                                                                                                                  • Conclusion

                                                                                                                                  •  700 méthodes, un peu moins, beaucoup plus, qu’importe ! C’est pur bonheur. C’est claire créativité des psychothérapeutes/psychanalystes. C’est la fin des clans, chapelles et idéologies. Ce foisonnement atteint ses limites ; l’entropie génère sa néguentropie. L’expansion appelle sa réorganisation. La psychothérapie est un fait social total et obéit aux règles sociodynamiques :


                                                                                                                                    Finis livres noirs et chasses gardées. Place à la convergence comme consensus et à l’intégration comme don.

                                                                                                                                    La convergence des grands courants est à repérer, observer, accueillir, comprendre. L’essentiel de la psychothérapie en émerge spontanément, se manifeste, s’impose. Le foisonnement des méthodes ne serait que variations autour d’un thème connu. Les différences ne seraient que superstructures cachant la forêt de l’infrastructure commune.

                                                                                                                                    L’enthousiasme exprimé ci-dessus n’est, pour le moment, qu’un autre regard porté sur l’évolution de la psychothérapie en Occident. On peut ne pas le partager et continuer à craindre le morcellement, la dilution, le charlatanisme même de cette évolution. Aussi, loin de crier victoire, faut-il s’atteler à consolider cette évolution dans les trois dimensions de la création, des convergences et d’une méthodologie intégrative.

                                                                                                                                    L’une des consolidations possible vient du parallèle qu’on peut établir avec les psychopathologies. Nous observons exactement les trois mêmes mouvements qui les animent :

                                                                                                                                    • le foisonnement des théories centrées sur des aspects très pointus de pathologies particulières grâce aux approches spécialisées de ces symptômes notamment ;

                                                                                                                                    • la convergence des manuels les plus récents comme les DSM et CIM qui poussent leur bonne volonté jusqu’à évoquer les différences d’avec l’autre (souvent minimes) ;

                                                                                                                                    • l’intégration enfin comme nous essayons de le faire ici.

                                                                                                                                       

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