Chapitre 14 : Le principe complexification / plénarité et le modèle ontothérapeutique Le moment primaire : caractéristiques Dans le moment primaire le principe thérapeutique se caractérise donc comme:
- moment, un moment de présence plus ou moins long mais limité dans le temps ;
- façon d'être, un être unifié dans l'émotion, l'expression et sa compréhension psycho-, socio- et somato- ;
- insertion dans une situation: dans un environnement, dans les réalités psychique et corporelle.
En ce qui concerne le "moment", on pourrait ne retenir que la notion de durée limitée, de partie d'un tout. En fait, il s'agit de "présence", de quelque chose qui est actuellement et dont on n'a pas à envisager l'après. Les amoureux connaissent bien ce vécu d'éternité que donne un présent plein. En fait, le moment thérapeutique est le plus souvent limité dans le temps. Deux hypo-chondriaques sévères sont venus au groupe; ils ont crié avec une intensité étonnante et ont pu effacer complètement cette chape de brouillard, de confusion et d'angoisse qui les écrase continuellement mais pour un quart d'heure seulement, lors du premier cri... Objectivement, le moment efficace est souvent plus court encore, en tout cas le moment de grande intensité où se fait l'illumination de l'intuition décisive ou l'exaltation de l'émotion libératrice. Mais, subjectivement, plus on vit ce moment présent, plus on oublie la durée et plus il dure. Ce moment est le point de rencontre d'éléments multiples; il est, en particulier, le point de jonction du passé et de l'avenir. Nous retrouvons là un des thèmes central de la psychothérapie moderne, l'ici et maintenant, mais aussi l'un des enseignements des sagesses orientales et des religions. Ces dernières ne sont-elles pas aussi des thérapies ? N'est- ce pas pour cela que les thérapeutes du corps se laissent attirer par l'Orient et que LACAN a ressuscité le grand Autre ?
Dans le moment présent, on ne peut qu'être. Mais qu'est-ce qu'être ? L'analyse tentée ici a le mérite de décomposer cet être et de nous le faire mieux comprendre: il s'agit d'un moment d'unité, d'unification, de fonctionnement simultané et harmonisé aux trois niveaux de l'impression, de l'expression et de la compréhension. La définition de ces niveaux est faite de telle sorte que leur ensemble constitue un tout, le tout du vécu subjectif. A ce moment là, rien d'autre ne reste en suspens. C'est la raison même pour laquelle ce moment est thérapeutique.
Deux aspects principaux sont à souligner: la simultanéité d'une part et l'ensemble des fonctions à unifier d'autre part. Les modèles thérapeutiques invoqués ci-dessus insistent tous sur ce moment particulier où se fait l'unification de l'être. Nous verrons plus loin que la psychopathologie peut précisément se comprendre à partir de l'absence de cette unité, à partir de coupures entre les différentes fonctions. L'étymologie du mot schizophrénie renvoie bien à cette notion de faille. La simultanéité constitue en fait l'élément majeur de l'hypothèse thérapeutique proposée ici. Mais qu'on ne pense pas que cette unification soit nécessairement un phénomène exceptionnel. Dans le cri, dans l'intuition subite sur le divan, elle est exceptionnelle en effet. Dans la vie courante, elle se fait beaucoup plus simplement, quand on est "là", dans la présence.
Quant aux trois fonctions présentées comme constituantes de ce tout, elles méritent une explication parce qu'il ne s'agit pas de fonctions apparemment cohérentes entre elles. Le choix des termes - impression, expression et compréhension - ne se fait d'ailleurs pas tant pour eux- mêmes que pour la globalité qu'ils désignent, que pour cette "totalité d'être" justement. Ces termes rejoignent d'autres ensembles comme: sentir, agir et penser ou émotion, action et signification... Les trois fonctions citées semblent incohérentes par rapport aux référents externes; l'environnement, le corps et le psychique. Car l'environnement est externe et les deux autres, le corps et le psychique, internes. Mais dans le moment d'être, ces trois référents se comportent de la même façon: ils ont la même fonction, que ce soit:
- un partenaire parmi tous les participants du groupe,
- un souvenir parmi les milliers d'autres de mémorisés,
- une attitude corporelle d'entre des centaines…
Inversement, l'absence de l'un de ces référents, son refoulement ou son blocage, provoquent la même attitude dissociée. Que l'on nie un partenaire, que l'on refoule un souvenir ou que l'on inhibe des sensations, cela provoque le même résultat, à savoir une coupure dans sa façon d'être. L'analyse du moment primaire nous pousse donc et nous oblige à considérer l'équivalence fonctionnelle:
- des trois fonctions: d'impression, d'expression et de compréhension,
- et des trois référents: l'environnement, le corps et la réalité psychique.
Depuis REICH, on accepte le parallélisme psycho-somatique. Ici, on est amené à élargir les équivalences à l'ensemble psycho-, socio- et somato-logique. Les contenus sont certes différents mais l'importance fonctionnelle est la même. La somatanalyse d’abord, la démarche intégrative ensuite entrent résolument dans cette nouvelle dimension puisque leur pratique inclut le groupe, le corps et l'élaboration intrapsychique. Quant à sa théorisation, elle s'y réfère tout autant puisque, nous le verrons plus loin, ce traitement du social et de l'environnemental à égalité avec le corps et la psyché permet de proposer deux généralisations avec les notions:
- d'équivalence fonctionnelle des contenus psycho-, socio- et somato-logiques
- et de globalité psycho-, socio-, somato- logique du changement.
Il faut aussi envisager le terme à la fois provocateur et modeste de "primaire". Quoique faisant allusion au concept freudien de processus primaire, le moment du même nom ne se limite pas à ce seul aspect. Je n'ai d'ailleurs pas l'intention d'entrer dans une discussion serrée sur ces notions complexes de processus primaire et secondaire. Je propose une approche plus globale sur l'observation du travail au corps. En fait, une opposition s'y fait jour aussi mais en sens inverse de l'opposition freudienne! Douglas HARDING intitule un livre: "Vivre sans tête". Rappelons-nous aussi Gérard, un patient, qui veut "perdre la boule" et référons-nous à toutes ces expressions à la mode qui, sous prétexte "d'habiter le corps" et de "descendre dans les tripes", s'en prennent à la tête! Nous voilà bien dans le sujet. Une approche simplifiée de la terminologie freudienne permet de rapprocher le processus primaire du corps et le processus secondaire de la tête. Nous évoluons ici en plein dans la coupure psycho-somatique, dans les oppositions verbal - non verbal, symbolique - réel, tête - tripes, toutes oppositions qui se débattent avec le dualisme classique et ne le traitent guère mieux que d'autres cultures parfois taxées de manichéennes.
Mais le moment primaire englobe l'un et l'autre, la tête et les tripes, le terme de "primaire" est donc provocateur et modeste. Provocateur d'abord, parce qu'il reprend une notion mal portée; dans le langage courant, le primaire, c’est une brute; en psychanalyse, le primaire est plus mal loti que le secondaire! Il y a donc provocation en affirmant qu'il faut céder de cette superbe que donne l'exclusive du rationnel, du reflexif, du verbal. Modeste ensuite parce qu'il subordonne le processus secondaire au moment primaire où l'émotionnel et le corporel semblent dominer; je dis bien "semblent" car si cette impression existe bien souvent, il ne s'agit que d'une impression car le moment primaire est un moment d'équilibre des trois instances: le relationnel, le corporel et le psychique.
- dans la présence, dans l'ici et maintenant,
- dans un certain équilibre psycho-, socio- et somato-logique, sans exclusive de l'une ou l'autre réalité,
- dans la plénitude ; LACAN semble avoir imposé l'universalité du "manque" ; je prétends, quant à moi, après bien d'autres, qu'on peut vivre des moments pleins sans aucune sensation ou pensée de manque; des moments, plus ou moins longs il est vrai,
- en situation enfin, en contact avec l'environnement et les autres, en continuité avec le psychique (avec ses souvenirs, fantasmes et rationalités...), dans le corps.
S'agissant d'un moment, cela ne signifie pas qu'il y ait opposition à la durée, au contraire. Le moment est le point de rencontre du passé et de l'avenir; il est plein de tout le passé et porte en lui tout l'avenir, réellement, mais toujours avec cette modestie qu'entraîne l'attitude primaire, du fait qu'il n'y a pas conscience aiguë, exclusive et triomphante d'un élément précis, d'une tranche du passé, d'un projet bien programmé. Le passé et l'avenir sont d'autant plus présents qu'on n'y pense pas, qu'on n'adhère qu'au présent.
Le passé est là, de toute façon:
- dans l'environnement et l'entourage; la situation dans laquelle on se trouve n'est que la résultante de tout un passé;
- dans l'accès à une réalité psychique qui n'est que l'accumulation d'un long travail de mémorisation et d'apprentissage;
- dans le corps dont le fonctionnement et l'attitude résultent des expériences de toute la vie.
S'il est relativement aisé de concevoir que le présent englobe le passé, il est plus difficile d'y voir l'émergence de l'avenir. C'est la notion de créativité qui peut nous faciliter cette compréhension. Car le moment primaire est un moment de créativité qui s'engouffre dans l'avenir de par cette créativité même.
Nous avons vu à propos de la Konzentrative Bewegungstherapie comment l'attention concentrative sur le corps est créative: les sensations qui en émergent sont neuves et originales; elles stimulent l'attention qu'on leur porte. Il en est de même des insights et compréhensions qui viennent s'associer aux vécus émotionnels: en faisant de ces vécus des moments pleins, ils contribuent à créer une attitude dynamique, attentive, ouverte sur l'extérieur, toutes qualités qui permettent d'entrer positivement dans l'avenir, de le laisser venir plus précisément. Il ne s'agit donc pas de donner un mode d'emploi pour le futur -toujours imprévisible - mais de créer l'attitude la plus apte à l'affronter. En fait, le mode d'emploi existe avec tout l'acquis du passé, mais son application dépend de l'attitude présente. Le moment déjà réussi donne la certitude de réussir aussi les moments à venir. Celui qui vit le présent créativement possède les aptitudes à vivre chaque moment de l'avenir au mieux. Mais ici encore interviennent cette provocation et cette modestie de la conception primaire:
- il n'y a de garantie pour l'avenir que dans un vécu créatif du présent,
- pour voir l'avenir, il faut fixer le présent!
Voilà ces caractéristiques du moment primaire que nous pouvons résumer encore une fois comme:
- la simultanéité de fonctionnement
- des trois fonctions psycho-, socio- et somato- logiques, de l'impression, de l'expression et de la compréhension,
- comme moment plein, à la fois associatif et réflexif,
- comme présence et point de rencontre du passé et de l'avenir,
- comme attitude "primaire" qui ne privilégie ni la fonction rationnelle, ni l'autre, émotionnelle, mais les associe toutes les deux.
Ce texte vieux d’un peu plus d’un quart de siècle, extrait de Le Corps aussi (Meyer, 1982) nous dit déjà l’essentiel du processus thérapeutique de base. Il se réfère à la psychanalyse et aux inspirateurs de la somatanalyse. Il est simple et direct et même un peu naïf, avec cette appellation de « moment primaire ». Mais l’essentiel y est effectivement, ce qui fait une agréable introduction à notre thème de l’ontothérapeutique. Ce terme très récent marque l’importance que nous donnons à présent à cette théorisation du processus thérapeutique qui ne se limite pas seulement à une méthode – la somatanalyse – ni même aux seules somatothérapies ou psychothérapies, mais à tout processus thérapeutique, y compris psychosomatique et même médical…
En reconnectant psycho-, socio- et somato- dans une pleine présence, la guérison advient et l’autoorganisation juste se relance.
Le quart de siècle écoulé nous a permis de développer cette première approche essentiellement clinique avec des approches complémentaires méthodiquement constituées, scientifiquement élaborées et appuyées sur des théories tant mathématiques (René Thom) que neuroscientifiques (Gérald Edelman). Nous avons surtout affiné notre dénomination qui devient «l’expérience plénière » avec ses étapes préparatoires et ses processus partiels. Malgré tous ces enrichissements, ce temps de guérison fondamental reste une expérience complexe qu’il faut approcher expérientiellement, cliniquement, comme son nom l’indique.
Mais, vingt cinq années plus tard, il nous reste à nous mettre à jour, up to date, avec ce qui caractérise ces vingt dernières années, à savoir les thérapies courtes – ou « brèves » pour les psychanalystes. Car, ne l’oublions pas, la méthode cathartique de Breuer et FREUD était brève. Le cas Dora, en 1900, s’est joué en trois mois. Certes Ferenczi a récupéré ces psychanalyses qui n’ont pas marché et les a prolongées. Casriel est relativement bref. Mais c’est en court et en ultra court qu’on veut réussir aujourd’hui puisque la moitié des patients ne veut que cela. Le démarrage d’un cabinet se fait avec ces prestations courtes, sans oublier la Sécurité Sociale qui contraint de ce côté-là aussi.
Ces nouvelles thérapies, courtes, proposent des innovations appréciables, en particulier dans la définition plus pointue des indications et dans la mise en protocole de techniques éprouvées par ailleurs. Nous avons ici la possibilité de continuer notre présentation de la polarité intensité/douceur comme pour les trois paires de méthodes décrites ci-dessus, avec l’EMDR de Shapiro et l’haptothérapie de Veldman. Pourquoi ce choix de deux méthodes qui n’ont pas de lien entre elles ? A cause de ma propre réception. Ce sont les deux démarches qui m’ont le plus marqué de par la simplicité et la richesse de la méthode et de par la qualité de la recherche scientifique qui accompagne leur explication. A part cela, la technique centrale est bien ancienne : le balayage oculaire de l’EMDR remonte à Reich – au moins – et le contact haptonomique nous rappelle la néo-catharsis de Ferenczi. Commençons par l’haptothérapie de Veldman au titre de l’ancienneté.
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