Chapitre 14 : Le principe complexification / plénarité et le modèle ontothérapeutique LÂ’EMDR de Francine SHAPIRO Avançons, dans le temps, pour retrouver l’EMDR. Sa conceptrice, Francine Shapiro, vient de nous livrer un « Manuel » en bonne et due forme. Il est tellement explicite – avec le nombre de balayages par set (24) la distance des yeux (30 à 35 cm) et l’amplitude du mouvement (elliptique de 7 cm) pour qu’on ait envie d’essayer illico lorsque l’auteur nous répète à loisir qu’il faut aller se former et se faire superviser chez…ceux qui m’ont menacé de leurs avocats. Ce manuel n’apporte pas grand-chose de nouveau par rapport à « Les yeux pour guérir » si ce n’est une minutie descriptive appréciable. Nous pourrons donc en tirer un enseignement plus précis sur le mécanisme d’action de la technique, en attendant de réfléchir plus longuement sur l’essai des théorisations de cette action. Par contre, ce nouveau livre est bien plus nuancé que le premier, calmant ses disciples quant à l’ultra-rapidité du procédé, limitant les indications et les centrant sur le syndrome de stress post traumatique, reconnaissant que l’EMDR « intègre » une bonne douzaine de procédés pris à d’autres écoles. Nous en reparlerons plus tard.
Ici je voudrais citer l’auteur sur le thème de « l’abréaction ». C’est ainsi qu’elle appelle l’émotion un peu vive qui surgit avec la « double visualisation » (de la scène traumatogène et des doigts du thérapeute). Elle nous donne des indications que ne renierait aucun « thérapeute émotionnel » si ce n’est sa tendance certaine à atténuer cette vivacité « abréactive ». On pourrait tout aussi bien dire cathartique – comme chez Breuer et Freud – ou somatanalytique comme le montrera un court texte que j’ajouterai par après. Voici des extraits tirés du chapitre sur « l’abréaction » (Shapiro 2007 passim pp. 210 à 225).
ABREACTION
« Une abréaction est considérée comme une partie potentielle normale du traitement émotionnel et cognitif intégratif de toute cible donnée…
« Le centre d’intérêt de la séance d’EMDR est le ciblage et l’accès à l’information dysfonctionnelle stockée…
« Quand leur éprouvé est fortement perturbant, on dit qu’une abréaction s’est produite…
Quand la thérapie EMDR est correctement employée, elle ne ramène pas de flash back complets, parce que le patient est entraîné à avoir une attention double c'est-à-dire une conscience du passé et un sentiment de sécurité dans le présent.
Directives pour faciliter l’abréaction.
« L’EMDR ne cause pas de détresse au patient ; elle l’en libère simplement.
« Une abréaction a un début, un milieu et une fin.
« Dans la plupart des circonstances, l’abréaction se produit dès que le traitement de l’information commence.
« Le clinicien devrait maintenir une relation de compassion détachée dans sa relation avec le patient.
« Pour augmenter le sentiment de sécurité chez le patient, suivez la « règle d’or » de « faire aux autres… »…
« Avant le traitement, les patients devraient se rappeler qu’ils sont en sécurité dans le présent.
« Il est essentiel d’informer les patients que même s’ils commencent à pleurer il est utile de garder les yeux ouverts et de continuer les mouvements oculaires de sorte que le traitement puisse se poursuivre.
« Il est très important que le clinicien sache lire les signes non verbaux du patient pour déterminer si l’information perturbante a atteint un nouveau palier et si le set peut être arrêté. Idéalement, le but de chaque série est d’amener le patient d’un plateau d’information à un nouveau palier ayant une plus grande solidité thérapeutique.
« Il faut que le clinicien continue la série pendant 5 à 10 secondes après avoir remarqué le changement d’expression du visage afin de permettre à l’information de s’intégrer.
« Les signes non verbaux devraient aussi être utilisés pour savoir si on doit arrêter le set avant d’atteindre un nouveau palier.
« Pendant l’abréaction, les cliniciens devraient traiter un sentiment de dissociation comme il le ferait pour toute autre couche d’émotion qui se présenterait afin d’être métabolisée. De nombreux patients se sont dissociés au moment du trauma originel et rapportent avoir vu l’évènement comme s’ils étaient « au plafond ». Quand cela se produit pendant le traitement EMDR, le clinicien doit être capable de discerner la véritable nature de la dissociation apparente, d’une des possibilités suivantes :
a. le vieux sentiment de dissociation en provenance du souvenir cible et qui peut être métabolisé par les séries,
b. une nouvelle dissociation qui est en train d’être déclenchée car le patient a été poussé trop loin,
c. une dissociation qui est le produit d’un désordre dissociatif non diagnostiqué.
« Le clinicien doit l’aider à rester dans le présent pendant que le traitement continue. Ceci peut être réalisé en :
a. disant des choses comme « Restez avec moi » ou « Vous êtes en sécurité maintenant » ;
b. utilisant la cadence de sons, tels que « Oui, oui », à l’unisson avec les mouvements des doigts pour faciliter des mouvements oculaires puissants ;
c. demandant au patient de taper sur les bras de la chaise de concert avec ses mouvements oculaires ;
d. demandant au patient de raconter ce qui se produit pendant que le souvenir se retraite tout en faisant des mouvements oculaires.
« Les cliniciens peuvent essayer de diminuer la perturbation du patient en l’invitant à opérer certaines manipulations visuelles de la mémoire cible. Des stratégies de distanciation émotionnelle que les cliniciens peuvent utiliser consistent par exemple à :
a. changer le souvenir en une photo calme,
b. changer le souvenir en une casette vidéo en noir et blanc,
c. imaginer la victime enfant tenant la main de son moi adulte,
d. placer un mur de verre protecteur entre soi et l’agresseur qui est placé à une grande distance.
« Afin de rassurer le patient durant le processus perturbant, il est approprié que le clinicien laisse une main disponible pour que le patient la saisisse si un sentiment supplémentaire de connexion ou de stabilité est nécessaire. Cependant, il est fortement conseillé que le clinicien ne bouge pas pour prendre la main du patient ou le toucher de quelque manière que ce soit pendant une abréaction, puisque de tels actes peuvent alimenter le sentiment de viol causé par l’agresseur ou pour le trauma lui-même.
Stratégies pour un processus bloqué.
Se concentrer sur les sensations corporelles.
« Certains types de tensions corporelles peuvent indiquer le besoin d’exprimer des mots non-dits, c’est-à-dire, des cris ou des paroles que le patient a retenus pendant le trauma ou dans l’enfance pendant qu’on abusait de lui.
« C’est particulièrement utile quand le patient rapporte une tension dans la mâchoire ou la gorge, puisque ses appels à l’aide ou ses cris de colère ont été souvent étouffés par peur des représailles.
Les patients peuvent exprimer ces paroles non prononcées à voix haute ou pour eux-mêmes soit pendant, soit entre les séries. Si le patient les verbalise entre les séries, il doit mentalement les répéter pendant le nouveau set.
Utilisation du mouvement.
On doit l’encourager à exprimer le mouvement associé, comme celui de frapper.
Pression au point de sensation ».
Reconnaissons à nouveau la démarche intégrative de Shapiro. Proposons lui donc un schéma complet avec stimulation dans les trois dimensions, psycho-, socio- et somato-, qui provoquent des effets triples jusqu’à la pleine connexion thérapeutique.
![]() Schéma 47 : l’abréaction dans l’EMDR
Francine Shapiro met un grand poids – théorique – sur son protocole de « sets » très courts (24 balayages en 30 à 60 secondes) qui interrompent le vécu émotionnel. Elle y décèle l’une de ses qualités primordiales. Mais, ici, dans ce chapitre sur l’abréaction, nous entendons que cette émotion doit tout simplement être vécue entièrement, avec « un début, un milieu et une fin », et qu’elle « se produit dès que le traitement de l’information commence » (p. 212 et 213). On pourrait en déduire que le « traitement de l’information » est premier et que l’émotion, seconde. Nous en reparlerons après la présentation complète de « l’expérience plénière ». Mais il me plaît de citer rapidement une description que j’ai faite bien avant la naissance de l’EMDR et qui traite tout autant d’émotion, d’abréaction et de catharsis… d’expérience plénière en somme. Il s’agit d’un week-end de socio-somatanalyse pendant laquelle j’accompagne individuellement Alice dans son travail émotionnel sur un matelas.
L’abréaction en psycho-somatanalyse
« Durant la troisième séance du week-end, Alice (au pays des merveilles ?) est allongée dans la plage centrale, près du groupe, depuis plus d'une heure. Elle a essayé de travailler seule dans un espace excentrique mais sans démarrer. Je la sens tendue, je vois un regard fixe, tourné vers l'intérieur. Je m'assieds près d'elle, lui pose la main sur le thorax pour accompagner la respiration et lui propose de laisser venir. "J'ai peur de ce qui va venir, j'ai peur de laisser aller", dit-elle. Alice a fait de nombreux primals, les premiers facilement et les autres de plus en plus difficilement parce qu'elle sait ce qui l'attend. "J'ai peur", lui dis-je en écho, reprenant son intonation. "J'ai peur", continue-t-elle et le répétant de plus en plus fort. La voix, d'abord monocorde, s'enrichit d'harmoniques, devient presque éraillée. De plus en plus d'air véhicule les mots, le cri devient tantôt colérique et agressif, tantôt douloureux; c'est dans ce deuxième cas qu'il s'enraye parfois. Tout le corps participe à cette expression, de préférence par de grands mouvements de la moitié inférieure du tronc articulé à la taille, mais aussi par des rouleaux vers la droite ou la gauche. Quant aux membres, ils semblent comme désarticulés, désordonnés, au bout du tronc. Mais ces coups violents du bassin font mal en sollicitant beaucoup trop la colonne vertébrale. Ce sont alors des "aie, aïe, j'ai mal" qui calment le mouvement et font tout retomber. Je reste là et veille tout simplement, de ma main sur le thorax, à ce que le flux respiratoire ne s'arrête pas et ne bloque pas le flux associatif concomitant.
"C'est alors que la douleur lombaire fait embrayer sur une douleur morale liée à l'évocation de la mère: "maman, maman" dit-elle sur son ton plaintif, douloureux, noyé de larmes. Tout d'un coup le visage s'éclaire, sourit, minaude; Alice badine avec sa mère, se sent bien avec elle, ressent de la chaleur dans son corps, comme si cette mère était là. La respiration est calme, souple, légère. Et puis, surprise, apparaît le grand frère dans une même qualité affective. Alice en est la première surprise; "qu'est-ce qu'il fait là ? C'est vrai que je l'aimais bien et maintenant on ne se voit plus". Elle l'appelle par le prénom! Le ton est toujours enjoué, léger, et adhère entièrement àce moment: "Roland, Roland, pourquoi n'es-tu pas là ? " La voix devient plus douloureuse, plus forte; "pourquoi n'es-tu pas là? Roland, Roland. j'ai mal, j'ai mal". Le corps se remet à pulser avec de plus en plus d'intensité, le bassin, les jambes, les bras. La respiration est ample et rapide." Oh, c'est noir, c'est noir, j'ai peur". De ma main, j'accompagne légèrement le mouvement respiratoire pour qu'il ne s'arrête pas sur cette panique. "C'est tout noir, c'est noir comme dans un tunnel..." Alice essaye de se faire petite, de se pelotonner, se pousse avec les bras, se cache le visage. Peu à peu le noir se fait moins opaque, un peu de clarté apparaît: "une lumière, je vois une lumière, c'est tout au bout du tunnel". Le corps se détend, s'ouvre. La respiration devient plus calme mais reste ample. Le visage s'éclaire lui aussi. "Ah la la ! C'est drôle, c'était terrible". Complètement épuisée, elle se cache, se relaxe, marmonne des bribes, se sent bien mais reste étonnée. Roland lui revient, elle ne s'attendait vraiment pas à celui-là. Et elle me raconte, encore haletante, quelles étaient leurs relations. Je lui tiens la main et je la sens chaude, vivante, quoique lourde et pesante. Alice reste ainsi un long temps à ressentir son corps ouvert, l'esprit clair et dégagé, à revoir les images apparues durant ce primal". (Meyer 1986 p. 129-131)
Ce travail émotionnel ponctue une socio-somatanalyse de durée moyenne. Alice n’était pas en thérapie individuelle avec moi. Ici nous n’avons pas seulement un formidable travail émotionnel mais aussi accès au purs processus inconscients avec passage dans le tunnel noir (qui est subversion de la structure mentale) et éveil de la clarté. Si cela ne se passe pas (ne passe pas) en hapto- ou en EMDR, c’est que les protocoles de thérapie courte l’empêchent grâce à la directivité qui impose :
- de « prolonger » en hapto-,
- de couper l’émotion en arrêtant les « sets » de l’EMDR après trente à soixante secondes.
Nous avons néanmoins un travail thérapeutique en tous points analogue aux actings reichiens et au balayage oculaire de Shapiro. Cet acting somatanalytique, vieux de plus de trente ans, constitue un cinquième protocole de mouvement alternatif cher à Shapiro et qui, selon nos propres apports explicatifs, provoque la reconnexion de circuits neuronaux et psychologiques. Rappelons-nous ces cinq et même six protocoles :
- le balayage oculaire de Reich et Shapiro,
- le tapotement alternatif des deux mains,
- le toucher alternatif des deux côtés du corps,
- l’émission de sons alternativement aux deux oreilles,
- la percussion alternative des deux pieds,
- le travail émotionnel somatanalytique avec battement des membres et tête.
Pour ce dernier, relisons le travail d’Alice. Elle bat des bras et des jambes alternativement, secouant la tête de façon synchrone et, fixant le visage du thérapeute, elle fait bouger les yeux dans leurs cavernes. Et les reconnexions se font, très logiquement, de la mère d’abord puis du frère, tous souvenirs remisés sinon clivés.
Voilà donc six méthodes importantes qui nous ont dévoilé le « processus primaire » et deux autres qui nous font basculer vers « l’expérience plénière ». Alors allons-y, mais en faisant encore le détour par le modèle complexification/plénarité.
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