Chapitre 1 : Naissance et développements de la psychopathologie Naissance dÂ’une discipline : la psychiatrie Les insensés continuent à être enfermés avec les pauvres et les condamnés dans des conditions atroces. Mais l’approche de la Révolution fait bouger les choses : « C’est aux êtres les plus faibles et les plus malheureux que la société doit la protection la plus marquée et le plus de soins » (Pewzner p.131). Daquin, médecin à l’Hôtel-Dieu de Chambéry, écrit dans la Philosophie de la folie (1791) : « On réussit infiniment mieux et plus sûrement, auprès des malades qui en sont atteints, par la patience, par beaucoup de douceur, par une prudence éclairée, par de petits soins, par des égards, par de bonnes raisons et par des propos consolants qu’on essaye de leur tenir, dans les intervalles lucides dont ils jouissent quelquefois. C’est la réunion de tous ces moyens que j’entends par philosophie » (in Pewzner p. 138-139). Mais c’est Pinel qui pratiquera le véritable bouleversement de l’hôpital psychiatrique et de la psychiatrie elle-même. Aidé par son surveillant, Jean-Baptiste Pussin, il transformera la Salpêtrière où il arrive en 1795 « Cinq cent cinquante femmes sont enfermées là. « Livrées à l’agacerie des curieux et au mauvais traitement des employés qui les doivent soigner et qui ne les considèrent que comme des animaux, le spectacle de contorsion, de fureur, les cris, les hurlements perpétuels ôtent tous moyens de repos à celles qui en auraient besoin. (…) Les folles sont bien plus mal que les fous ne sont à Bicêtre (…) tout y est dans un état d’abandon aussi affligeant qu’inconvenant. » (p.145). « Pinel propose une organisation méthodique de l’espace d’enfermement, une classification des différentes formes de l’aliénation plus simple que celles qui avaient été proposées jusqu’alors, un traitement qui ne se situe pas dans le registre du jugement et du châtiment. Les aliénés, loin d’être des coupables qu’il faut punir, sont des malades dont l’état pénible mérite tous les égards dus à l’humanité souffrante, et dont on doit rechercher par les moyens les plus simples à rétablir la raison égarée. Le trouble mental passe du registre de la folie à celui de l’aliénation » (p. 149). « Dans la pensée médicale de Pinel, une question paraît centrale, celle de la curabilité de la folie. Cette idée, affirmée avec force, a partie liée avec l’idée de régénération, indissociable du grand projet de libération du XVIIIe siècle. Un réseau de concepts va forger l’identité d’une spécialité nouvelle, la psychiatrie. En passant de la folie à l’aliénation, Pinel donne toute sa valeur à la question de la liberté humaine. Or l’atteinte de la raison est une entrave à la liberté. Le terme d’aliénation met en relief l’idée qu’un individu peut devenir étranger à lui-même, perdant la liberté de pensée, de jugement, d’action. L’aliénation n’est pas la déraison, elle n’implique pas la perte totale de sens, elle peut être considérée comme une maladie curable ; mais pour cela il faut lui appliquer un traitement approprié, en l’occurrence le traitement moral. Celui-ci se justifie d’une part en raison de l’origine de l’aliénation, à chercher dans les émotions et dans les passions, d’autre part parce qu’il est bien rare qu’un « aliéné » soit totalement privé de raison » (p. 151). Le traitement « moral » est à entendre quasiment comme « mental ». « Le moral est l’ensemble des faits psychologiques, des facultés, des inclinations et des tendances. Il est clair que c’est le sens retenu par Pinel lorsqu’il est question de traitement moral ; ce dernier s’adresse au psychisme du malade, il prétend mobiliser les forces saines de son entendement. Cette approche, que Daquin préconisait déjà, s’oppose aux thérapeutiques physiques ». Et Pewzner de compléter : « Avec le traitement moral, le rôle du médecin lui-même est devenu déterminant. Il faut apaiser, consoler le malade ; conseils et exhortations sont de mise ; il importe par tous les moyens de faire appel à la raison. S’il convient de rassurer le malade, on ne doit pas non plus hésiter à tout mettre en œuvre pour l’impressionner, frapper son imagination » (p. 154). Nous commençons à entrevoir un hôpital psychiatrique géré comme ceux auxquels j’ai été affecté de 1969 à 1975 à Brumath, Strasbourg et Lausanne. Voici ce qu’en disaient Haslam puis Esquirol. « Très souvent des aliénés qui étaient furieux et intraitables au sein de leur famille, deviennent dociles et calmes lors de leur administration dans un hospice. Esquirol (1772-1840) fera sans réserve l’éloge de l’asile, car selon lui ‘une maison d’aliénés est un instrument de guérison entre les mains d’un médecin habile ; c’est l’agent thérapeutique le plus puissant contre les maladies mentales.’ » (o.c. p.156). Une loi de 1838 fixera le cadre médico-juridico-administratif de cet hôpital avec ses placements volontaires (demandés par la famille) et les placements d’office (imposé par le préfet). Cette loi restera en vigueur jusqu’en 1990. Je l’ai connue ! Il n’y aura pas eu de production importante du côté de la psychopathologie proprement dite. Mais de remplacer folie par aliénation, d’affirmer la curabilité de cet aliéné et d’y consacrer le traitement adéquat est une révolution plus importante qu’une quelconque nouvelle théorie. Mesmer et Pinel ont transformé la maladie mentale par la pratique, l’un en libéral, l’autre en hospitalier. Les bases sont à présent saines pour en produire de la bonne théorie, psychopathologique.
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