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Chapitre 2 ; Les courants psychothérapeutique et psychiatrique de la psychopathologie

Alfred Adler et la psychologie individuelle

 Il faut continuer cette approche historique de la psychopathologie à travers les apports « scolastiques ». Nous n’incluons pas ici les apports de la psychanalyse (Freud, Ferenczi, Reich, Jung, Lacan) parce qu’ils figurent déjà dans notre premier tome et parce qu’ils s’inviteront de façon ciblée plus loin. Nous ferons une exception pour Alfred Adler, une autre victime de Freud, parce qu’il développe la dimension sociale de la psychopathologie et que nous insistons sur cet aspect dans notre paradigme holanthropique. Il nous suffira de terminer avec les écoles behavioriste, cognitive, existentielle et structuraliste, avant de conclure cette première partie de ce tome II avec notre propre apport des méthodes somatothérapiques et humanistes.

 Nous verrons d’Alfred Adler :

 

  • des repères biographiques,

  • la psychologie individuelle,

  • la notion de communauté.

     

  • Repères biographiques

  • Comme Carl G. Jung, Alfred Adler avait des conceptions personnelles avant de rencontrer Freud. Ils ont fait un bout de chemin ensemble puis se sont séparés, Freud ne supportant pas l’absence d’alignement sur ses théories. La suprématie de la psychanalyse freudienne a longtemps étouffé ces compagnons de route ponctuels mais les a aussi fait connaître dans son sillage. Juif, Viennois des faubourgs, médecin généraliste, Adler (1870-1937) avait des convictions de gauche et, à ce titre, privilégiait la dimension sociale, sinon politique. Sa femme était russe et même d’extrême gauche. Le petit Alfred était souffreteux et faillit mourir ce qui suscita une première conception psychopathologique : l’infériorité d’organe. Il recevait beaucoup d’affection de son père mais pas de sa mère, ce qui l’amena à contester l’universalité du complexe d’Œdipe. Coincé entre un grand frère modèle et un puîné compétiteur, Alfred souffrit de sa place dans la fratrie et privilégia, dans sa psychopathologie, les relations entre frères et sœurs plutôt que les relations aux parents. Il était passionné de musique, de chant et de théâtre, faisant encore contraste avec Freud.

    Avant de collaborer avec Freud, à 32 ans, il avait déjà écrit le « Livre de santé pour le métier de tailleur » (1898). En 1902, c’est « L’interprétation des rêves » qui lui fait rencontrer Freud et participer aux réunions du mercredi soir pendant dix ans. En 1907, parurent ses « Etudes sur les infériorités organiques », livre bien accueilli par son aîné de quatorze ans. Il assuma la direction de la revue de Freud, le Zentralblatt. C’est sur le thème de la « protestation virile » ou revendication masculine que les relations furent rompues.

    Qu’est ce que cette infériorité d’organe, comme le rachitisme d’Adler lui-même ? A l’époque, les cliniciens parlaient de « locus minoris resistentiae » ou organe de moindre résistance que nous retrouverons dans notre propre approche comme état de sensibilité d’une fonction lors de sa période de développement privilégiée. Mais Adler en fait une théorie systématique. Lorsque «l’infériorité d’un organe dérive d’une perturbation du développement fœtal, elle affecte un segment embryonnaire tout entier. Dans d’autres cas, il s’agit d’une infériorité fonctionnelle (insuffisance sécrétoire, par exemple) ou même d’une simple anomalie d’un réflexe (lequel peut être exagéré, diminué ou absent). Dans un troisième groupe de cas, l’existence d’une infériorité organique peut être déduite de l’anamnèse qui révèle un fonctionnement défectueux de l’organe en question au cours de l’enfance (comme exemple, Adler parle de malades ayant souffert de troubles intestinaux précoces, et qui plus tard devinrent diabétique). La fréquence des maladies affectant un organe constitue un autre signe de son infériorité. » «L’infériorité d’un organe peut être absolue ou relative. Son évolution peut être favorable grâce aux mécanismes de compensation.

    Avec ce concept, « Adler apportait précisément une théorie plausible du substratum de la névrose » (p. 627), avec l’infériorité elle-même, avec les processus de compensation, avec ses répercutions sur la sexualité. Plus tard, l’infériorité s’est élargie de l’organe à la condition d’enfant, toujours inférieure aux adultes et à la condition de femme, elle aussi subordonnée à l’homme. Adler a vécu cela dans son couple avec sa femme russe, émancipée et révolutionnaire, qui devait entrer dans le carcan de la petite bourgeoisie viennoise. D’où cette appellation de protestation virile.

    Plus tard, Adler a opposé la puissance de l’agressivité à la libido freudienne toute puissante. Mais c’est le développement des conceptions sociales et communautaires qui nous intéresse ainsi que nous le verrons après avoir résumé la « psychologie individuelle ».

     

    • La psychologie individuelle

    •  En 1927, Adler publie « Connaissance de l’homme » qui est le plus clair et le plus systématique de ses ouvrages. Le titre donne le ton : il s’agit d’une Menschenkenntnis, d’une psychologie pragmatique, concrète, d’une approche directe du patient. Voici ses principes de base (o.c. p. 631 – 634)

      • principe de l’unité : l’être humain est un ;

      • principe de dynamisme : il faut agir, avec but, intentionnalité et courage ;

      • principe de l’influence cosmique : interdépendance avec le cosmos et la communauté (Gemeinschaftsgefühl),

      • principe de structuration spontanée des parties à l’intérieur d’un tout ;

      • principe de l’action et de la réaction entre l’individu et son milieu ;

      • loi de la vérité absolue ; il s’agit d’une norme fictive destinée à régir la conduite de l’individu en assurant un équilibre optimal entre les exigences de la communauté et celle de l’individu.

      Quant aux compensations de l’infériorité, elles peuvent être :

      • directes : affirmer sa supériorité sur les autres avec ambition, arrogance, jalousie, haine ;

      • indirectes : se retrancher derrière les barricades manipulatrices : faiblesse, timidité, anxiété, réduction du cercle relationnel qu’on tyrannise ;

      • séquentielles : d’abord directes et, en cas d’échec, indirectes en créant de la distance, des « arrangements » (dépression, phobie, amnésie, névrose et psychose).

      Dans la même « Connaissance de l’homme », Adler met définitivement en avant le « sentiment communautaire ».

       

      • Le concept de communauté

      • « Les divers types de névrose, les dépressions, les perversions, les toxicomanies, la criminalité et même les psychoses ne sont que diverses formes de perturbation des relations entre l’individu et la communauté. » (p. 635)

        Il étudie donc les diverses dialectiques relationnelles :

         

        • relations entre l’espèce humaine et la nature ;

        • relations entre groupes sociaux ;

        • relations entre l’individu et la communauté ;

        • relations mutuelles des individus à l’intérieur d’un petit groupe ;

        • relations entre deux individus.

        C’est ainsi qu’il s’intéresse à la socialisation et à la socialité.

        « La première enfance est aussi la période où l’homme apprend de son entourage, par des voies nombreuses et subtiles, quelles sont les opinions communément reçues sur les rôles respectifs de l’homme et de la femme dans la société, et c’est aussi l’époque où il découvre son identité. Adler attache une grande importance aux désirs que l’enfant exprime successivement quant à sa profession future, et il pense que l’absence de toute ambition de ce genre peut être le signe d’un grave trouble sous-jacent. L’âge adulte est celui où l’individu doit s’acquitter des trois grandes tâches vitales, à savoir : l’amour et la famille, la profession, les relations avec la communauté. La façon dont l’individu s’acquitte de ces trois tâches vitales donne la mesure de son adaptation à la communauté. Les problèmes nouveaux qui surgiront ultérieurement lors du vieillissement doivent également être considérés dans une perspective semblable. » (p. 638)

        Il décline enfin les grandes pathologies en fonction de la dimension sociale dont la mélancolie, la paranoïa, l’alcoolisme et la criminalité.

        Le mélancolique « a manqué d’énergie et d’activité, a fui les difficultés, les décisions et les responsabilités. Il se montre méfiant et critique à l’égard des autres. Le monde lui paraît fondamentalement hostile, la vie une entreprise extraordinairement difficile, ses compagnons de vie lui semblent froids et peu engageants. Par ailleurs, il a toujours secrètement nourri l’idée de sa propre supériorité et le désir d’obtenir la plus grande somme possible d’avantages de la part des autres. Pour atteindre ce but secret, il adopte une tactique bien définie : se faire aussi petit et effacé que possible, limiter ses relations à un petit groupe de personnes qu’il peut dominer, en recourant surtout aux plaintes, aux larmes et à la tristesse. » (p. 639)

        Le paranoïaque « s’assigne un but secret très ambitieux et s’efforce de l’atteindre en recourant à des actes de caractère belliqueux. Pendant quelque temps, le sujet peut avancer dans cette direction, mais survient un moment où il est obligé de s’arrêter à quelque distance du but qu’il s’est proposé. Pour se justifier devant lui-même et devant les autres, il recourt alors à deux stratagèmes : il érige des obstacles fictifs, de façon à épuiser son énergie en luttant pour les surmonter, et il déplace la bataille dans un autre champ qu’il s’est choisi. » (p. 639)

        Pour l’alcoolique, « ces infériorités organiques peuvent jouer un rôle. L’ingestion d’alcool peut être une façon d’apaiser des sentiments d’infériorité, une manifestation de protestation virile, ou une façon de renforcer une attitude hostile à l’égard des autres. L’ivresse est une façon de s’exclure soi-même de la communauté. L’alcoolisme est un procédé pour échapper aux responsabilités et aux grandes tâches vitales. » (p. 639-640)

        «  Parmi les grands pionniers de la psychiatrie dynamique, Janet et Adler ont été les seuls à avoir eu une expérience clinique des criminels, et Adler a été le seul a écrire sur ce sujet en se fondant sur son expérience personnelle. A l'origine de la criminalité, comme de la névrose, de la psychose et des déviations sexuelles, Adler constate un manque de sentiment communautaire. Mais le criminel se distingue en ce qu'il ne se contente pas de réclamer l'aide des autres et d'être un fardeau pour eux, il agit comme si le monde entier était dressé contre lui. On reconnaît l'enfant délinquant à sa façon particulière d'arriver à ses fins au détriment des autres. Adler distingue trois types de criminels : d'abord ceux qui ont été des enfants gâtés, habitués à toujours recevoir sans jamais donner et qui persistent dans ce type de conduite ; ensuite les enfants moralement abandonnés qui ont fait l’expérience d’un monde hostile ; enfin, un groupe plus restreint qui comprend des enfants affligés de difformités. Mais quelle qu’ait été leur situation originelle, les criminels sont tous animés de la même soif de supériorité. » (p. 640-641)

        Quant au traitement, il commence par la compréhension de la maladie, continue par sa prise de conscience par le patient et débouche sur la cure proprement dite.

        « Une fois que le patient a ainsi acquis et accepté une image claire et objective de lui-même, on aborde la troisième étape : c'est alors au patient de décider s'il veut changer sa ligne directrice et son style de vie. Il faut l'aider dans ses efforts de réadaptation à la réalité nouvellement découverte, ce qui peut prendre quelques mois de plus. Cependant un traitement par les méthodes de la psychologie individuelle exige rarement plus d'une année. Tandis que Freud considérait le patient comme guéri lorsqu'il retrouvait la capacité de jouir et de travailler, pour Adler, le critère consistait dans la capacité de trois tâches principales de la vie : la profession, l'amour et la famille, la communauté. Quant aux manifestations de la «résistance » et du « transfert », qui jouent un rôle si essentiel dans la psychanalyse freudienne, les adlériens n'y voient guère que des artefacts. Adler assimile la résistance à une forme de protestation virile, dont il faut montrer immédiatement au patient le caractère nocif. Dans le transfert, Adler voit un désir névrotique qu'il faut éradiquer. » (p. 646)

        Henri F. Ellenberger conclut sur l’influence d’Adler comme suit : « la thérapeutique de groupe et la psychiatrie communautaire peuvent légitimement se réclamer de la pensée et de l'œuvre d'Alfred Adler » (p. 646). Plus loin, Ellenberger reconnaît à Adler d’avoir inauguré la médecine psychosomatique moderne… la psychologie sociale et l’approche sociale de l’hygiène mentale, que sa conception du soi créateur en fait le père de la psychologie du moi. (p. 671)

        Mais notre historien va plus loin dans la réflexion sur la psychiatrie du début du XXème siècle, nous rappelant ce que Pewzner nous apprenait de l’histoire de la psychopathologie.

        «  Les vicissitudes de la psychiatrie dynamique au XIXème siècle pouvaient être considérées comme des manifestations de l’antagonisme entre les Lumières et le Romantisme, Janet et, à moindre degré, Adler, se présentant comme des épigones tardifs des Lumières, Freud, et à plus forte raison Jung, quant à eux, apparaissant comme des représentants tardifs du Romantisme. Remontant plus loin encore dans la passé, nous voyons les mondes hellénistique et romain partagés entre le stoïcisme et l’épicurisme, et nous pouvons retrouver aujourd’hui certains traits du stoïcisme dans les écoles adlérienne et existentialiste, tandis que R. de Saussure a justement comparé la psychanalyse freudienne à la philosophie d’Epicure. Enfin, l’humanité a toujours connu deux voies différentes pour la guérison psychique : l’une faisant appel à des techniques rationnelles, l’autre mobilisant des forces irrationnelles. Ainsi Adler et Freud se ramène-t-il, en dernière analyse, à une illustration parmi bien d’autres d’une loi fondamentale de l’histoire de la culture, celle d’une oscillation permanente entre deux attitudes fondamentales de l’esprit humain. » (p. 674)

        Ces deux attitudes qui alternent peuvent-elles coexister comme nous essayons de le faire dans notre approche intégrative ? Mais avant de proposer des éléments de réponse, continuons notre étude de l’histoire des psychopathologies.

        Adler n’est pas un dissident comme je le disais ci-dessus, compagnon de route des débuts de la psychanalyse freudienne. A ce titre, il a profité de la notoriété de cette dernière tout en étant écrasé par elle. Il n’a pas vraiment fait école mais a grandement influencé le courant culturaliste aux Etats-Unis et la psychologie du moi notamment. Nous lui devons l’insistance sur le social et la communauté plus précisément dont nous tenons largement compte dans notre approche pléni-intégrative. Comme pour Mesmer et Janet, il pouvait être dangereux de miser sur les mauvais… sujets ! C’est un risque à prendre, que je prends avec reconnaissance.

         

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