Chapitre 9 : Le modèle structuro-fonctionnel et le cas Marjolaine Marjolaine Dans le sixième mois de sa nouvelle tranche de thérapie et après cinq ateliers de somatanalyse, Marjolaine me livre le rêve suivant: « Je conduisais ma voiture avec Christine, en ville, pour aller voir un film où jouait Romy Schneider. Il n'y avait pas de place pour stationner et je tournais en rond. Je proposai à Christine d'y aller seule en attendant que je trouve une place, ainsi elle au moins verrait le début du film. Je trouve enfin une place, à la limite de l'interdiction de stationner. J'ai peur d'oublier mes clés. En allant vers le cinéma, je passe devant une salle où l'on chante et danse. Puis je me dis que Christine est peut-être encore dehors en train de me chercher ». Marjolaine a déjà sept années de psychanalyse à son actif, avec un autre thérapeute, aussi connaît-elle la méthode. Elle a noté son rêve au réveil, l'a relu avant de venir me voir et démarre l'analyse d'elle-même. J'ai beaucoup d'idées sur ce rêve mais je me garde bien de les livrer avant l'exploitation qu'en fera Marjolaine elle-même. Elle démarre à propos des clés. Elle ne fermait jamais à clé, surtout pas sa voiture, jusqu'à ce qu'on la lui vole. Elle stationnait toujours en infraction et collectionnait les contraventions. Les clés lui évoquent la période cruciale de ses quatre ans où sa mère l'enfermait dans l'appartement pour aller voir son amant. Elle raconte, pour la seconde fois, l'épisode où elle sortit par la fenêtre, monta à l'appartement des voisins en hurlant tellement que ceux-ci paniquèrent. « Et Christine? » est ma première question. Christine est une amie, mais elle rappelle surtout un film intitulé « Christine» dans lequel joue Romy Schneider. A douze ans, Marjolaine visite le château de Versailles quand elle tombe sur le tournage de ce film. Elle voit une femme en robe blanche sur l'un des balcons ; ce n'est pas Romy Schneider mais sa doublure. Voulant savoir quel est ce film, elle interroge sa mère qui l'envoie se renseigner elle-même. Elle aborde un garde d'honneur à cheval qui lui dit : «Christine». Marjolaine est allé voir ce film à sa sortie. Elle y verra que la dame en blanc, Christine, se suicidera en sautant de ce balcon. Romy Schneider s'est aussi suicidée, poursuit Marjolaine, sans s'encombrer de savoir s'il s'agissait de suicide ou de mort naturelle. Ce rêve précède un retour à Strasbourg qui signifie : installation. Marjolaine s'installe dans son appartement, elle l'aménage six mois après le début de sa seconde thérapie alors qu'elle l'avait laissé précaire pendant trois ans. Elle s'installe dans un emploi qui correspond à son désir le plus profond, après trois années d'études. Marjolaine se fixe, alors qu'elle ne l'a jamais l'ait, ni professionnellement, ni affectivement. Or l'installation, la sédentarisation, sont viscéralement liées à la mort, suffisamment pour qu'il n'y en ait pas eu jusqu'à présent. La reprise de cette psycho- et somato-analyse s'est faite trois mois avant les examens universitaires finaux. Marjolaine n'arrivait plus à se concentrer, ni à travailler, ni à rédiger. Elle n'a pas passé ces examens. Elle n'arrive pas à terminer. Le même motif l'avait amenée sur le divan, dix ans auparavant. Elle croyait avoir surmonté sa compulsion à l'échec et voilà que ça recommence. Nous étions rapidement arrivés à la compréhension du scénario : terminer, c'est achever quelque chose et se trouver devant l'absence de projet : réussir les examens, c'est s'installer, se fixer, terminer et se retrouver face au vide ; or ce n'est pas seulement intolérable mais carrément mortel. En somatanalyse, j'ai assisté Marjolaine à deux, trois reprises pour le travail primal. Elle est tendue dans sa musculature et la respiration se fait irrégulièrement. Elle me rejette dans un premier temps et ne veut pas lâcher un son. Désarmée par ma patience, elle s'allonge et répond progressivement à la main posée sur son thorax par une respiration plus souple. Elle parle, essaye de me décourager, introduit quelques éléments émotionnels puis arrive à crier. Dès que l'émotion la submerge un tant soit peu, elle s'arrête, se recroqueville et gémit : « Non, je vais crever, je vais mourir ». L'évocation des journées de réclusion dans l'appartement, à quatre ans, est fréquente, entraînant une attitude agressive envers la mère. L'idée de mort est intense, dramatique, arrachant des sons effrayants. Lors des deux derniers ateliers, Marjolaine a introduit une forme de travail étrange ; elle s'allonge sur la moquette, à côté des matelas centraux, se fait assister pour le cri et se déplace sur le dos, autour de ces matelas. Le premier week-end elle a fait la moitié du tour. Le second week-end, elle reprend à l'endroit de l'interruption et continue encore un quart de tour. Mais elle n'a pas encore achevé son périple, tout en sachant qu'elle devrait aboutir au point de départ, un jour. Dans l'interprétation du rêve, je fais le rapprochement entre le « tourner en rond » à la recherche d'un parking et son tourner en rond en somatanalyse. Une lumière jaillit : elle tourne en rond, effectivement, depuis plus de trente ans, s'activant, s'agitant, commençant tout et n'achevant rien. Si elle s'arrêtait, elle crèverait, elle mourrait. Ce serait son suicide, celui de Romy Schneider et de Christine. Les morceaux du puzzle s'emboîtent et révèlent l'image globale. Le rêve prend son sens. La vie de Marjolaine s'éclaire d'un jour nouveau. Certes, ces différents éléments étaient plus ou moins connus et conscients mais cette nouvelle synthèse jette une lumière encore plus crue. C'est ici que la dimension somatologique prend son sens et son efficacité. C'est elle qui constitue le dénominateur commun de tous ces niveaux de manifestation : psychologiques, comportementaux, relationnels, sexuels. Ce dénominateur commun se ramène à la proposition suivante : le relâchement, c'est la mort ; la crispation garantit la survie. C'est ce qui apparaît dans le travail émotionnel : dès qu'il produit une certaine ouverture émotionnelle et de la détente, la panique surgit et la crispation se réinstalle. Cette alternance se manifeste aux autres niveaux existentiels :
Le cœur du problème se situe dans le corps, dans l'impossibilité d'accéder à la détente, à la résolution musculaire, à la levée du contrôle psychique, à l'abandon émotionnel. II s'agit du corps qualitatif et relationnel, pas d'un simple mécanisme biophysiologique: le relâchement, c'est la peur, la panique, le vide, la mort; la crispation, c'est la puissance, le contrôle, la satisfaction, la survie. L'éventualité du relâchement représente le risque d'enfermement et d'abandon comme à quatre ans; elle signifie la relation à la mère rejetante et à tout représentant de l'autorité. Dans le groupe, les différentes projections sur les participants circonscrivent bien ce champ relationnel : Marjolaine choisit un tout petit nombre de personnes bien sélectionnées pour l'assistance au cri ou au rebirth, elle évite tous les autres avec soin et agressivité. On retrouve ici cette notion capitale qu'un même substratum physiologique peut avoir un sens ou son inverse. Au début, Freud pense que le relâchement équivaut au plaisir. Dans un deuxième temps, avec sa pulsion de mort, Freud inverse la qualification qu'il donne au relâchement physiologique puisqu'il l'associe à la répétition, à l'absence de charge libidinale, à l'extinction et à la mort. Les deux points de vue sont justes selon les individus et les moments. Dans sa phase pathologique, Marjolaine vit la détente comme la mort : maintenant qu'elle guérit, elle commence à jouir de cette détente. La définition du problème au niveau somatologique offre une possibilité de compréhension simple et pragmatique débouchant sur des moyens d'action. L'accès au mécanisme fondamental détente-crispation s'affine et s'éclaire à travers les différentes mises en œuvre. Dans le rebirth (thérapie respiratoire) de Marjolaine, la première séance a été surprenante comme cela se passe souvent : la nouveauté de l'exercice a trompé les mécanismes de défense et amené à une détente et à un plaisir surprenants ; mais, dès la seconde séance, les résistances se sont réinstallées, transformant l'hyperventilation en une lutte opiniâtre avec fourmillements, crampes, tétanie et colère. Ce n'est que vers la sixième séance qu'une détente négociée et un plaisir plus durable se sont réinstallés. Une autre approche se fait grâce à l'écoute musicale. Marjolaine aime la musique. A douze ans, elle voulait apprendre le violon mais sa mère l'en a empêchée. Actuellement, elle se rabat sur l'écoute musicale. Il lui faut quelque événement émotionnellement chargé pour penser à mettre un disque. Elle s'enfonce alors dans son fauteuil et se laisse pénétrer par les sons. Elle s'abandonne totalement jusqu'à se retrouver régulièrement dans une absence de conscience qui la fait sursauter et paniquer. Elle se perd dans un trou noir, celui-là même que l'on peut observer en rebirth, et qui s'accompagne d'une apnée de plusieurs dizaines de secondes, analogue à celui qui se présente dans les états de mort apparente avant de déboucher sur la clarté. Dans cette situation de relâchement exemplaire, il y a perte de ce minimum de conscience qui structure, rend présent, constitue la qualité du moment et maintient les référents spatio-temporels et identificatoires. Sans ce minimum d'attention, tout chavire, tout bascule, tout se détruit : c'est la mort, le suicide. Dans le cri primal, ce mécanisme se manifeste clairement. Marjolaine commence par tester la présence de l'assistant, le rudoie, fait mine de le renvoyer pour lui signifier aussitôt qu'il doit rester. Puis elle entre rapidement dans son trou noir, dans le tunnel où elle avance précautionneusement, retenant son souffle puis explosant après l'apnée, avec un cri unique et un énorme saut de carpe articulé à la taille. L'arrêt de la respiration correspond à l'abandon de ce minimum de conscience qui fait précipiter dans le vide, dans la peur et la mort ; l'arrêt de la respiration signifie que Marjolaine déconnecte d'avec son corps tant elle est prise par l'image. Mon intervention constante se résume à : « respire, laisse sortir un son ». Lorsqu'elle se sent seule dans son tunnel noir, je lui propose de m'emmener moi aussi. Quand elle se sent subitement agrippée à la taille par deux mains noires, je l'engage à rester avec elles, à les faire vivre, à les greffer sur une personne précise. Mais toutes ces interventions n'ont d'effet que pour autant que Marjolaine fait confiance, qu'elle transfère positivement, qu'elle accepte consciemment ce mouvement affectif et le manifeste clairement. Au début, elle me reprochait de l'abandonner ; maintenant elle déclare : « Richard, j'ai besoin de toi, peux-tu m'assister? » La production du matériel se fait à tous les niveaux : dans le rêve, dans les comportements, dans les souvenirs, dans le vécu émotionnel du cri primal. L'analyse vient réduire ce matériel à son dénominateur commun, somatologique. Elle correspond au travail du chimiste qui décompose un corps complexe en ses parties constitutives. Ce niveau fondamental du corps qualitatif est le niveau où Marjolaine ressent le mieux les processus en question. Il suffit alors d'interpréter, de rapprocher, d'associer et d'expliquer : la détente, l'installation, la réussite aux examens, l'affection, le plaisir sexuel, la confiance en l'analyste, tous ces éléments se basent sur le même processus émotionnel où la musculature se détend, où le contrôle conscient se relâche et un processus puissant fait irruption. Mais, chez Marjolaine, il n'y a pas de limite à ce processus : la musculature se relâche jusqu'à la flaccidité, la conscience s'élargit jusqu'à la non-conscience, le psychisme décroche du corps et le partenaire fantasmé fusionne et devient menaçant comme la mère. Il n'y a pas mise en œuvre de ce que j'appelle le réflexe attensionnel qui nécessite la connexion psycho-somatique et maintient le minimum de tension musculaire, de conscience et de séparation entre l'extérieur et soi. Sans ce réflexe attensionnel, Marjolaine s'engouffre, s'évanouit et déconnecte. Pour prévenir ce risque, elle reste toujours et constamment tendue, vigilante et méfiante. Elle ne fonctionne que de façon rigide, se défendant de tout accès à l'émotionnel et lorsqu'elle abandonne cette attitude défensive, par mégarde ou surprise, en écoutant la musique ou dans le cri, elle panique tellement qu'elle remet aussitôt sa cuirasse. Le travail d'analyse se situe là. Toutes les significations superstructurelles viennent s'additionner, se rapprocher et trahir leur équivalence fonctionnelle : la peur de l'enfermement, la manie de ne pas fermer à clé, la haine de la mère, la peur de l'abandon, la méfiance vis-à-vis des autres, la non-jouissance comme avatar de cette méfiance, le culte de la parole donnée, l'idéologie marginale et têtue, la solitude, l'échec aux examens, le manque chronique d'argent... toutes ces significations qu'on pourrait multiplier à l'infini se ramènent aux quelques éléments somatologiques de base : « je ne peux pas me laisser aller, me relâcher, jouir, faire confiance... je dois rester crispée et trouver tous les moyens qui entretiennent cette tension : méfiance, intolérance, pauvreté... ». Peu à peu, Marjolaine situe tout cela dans le corps, dans le muscle tendu ou relâché, dans la tripe spasmée ou jouisseuse, dans la pensée compulsive ou apaisée. Toutes ces sensations prennent un sens précis, elles sont reconnues, assimilées, familières, singulières. Cette reconnaissance même les transforme progressivement, quelque chose change à ce niveau, tant en thérapie que dans la vie courante. Marjolaine prend de plus en plus de plaisir, en mangeant, en se détendant, en flirtant, au bonding (l'étreinte, en somatanalyse). Vient alors la troisième phase où cette perlaboration au niveau somatologique s'élargit à nouveau aux autres niveaux existentiels, à la vie quotidienne. Marjolaine nous en donne encore une illustration dans les semaines qui suivent l'analyse décrite ci-dessus. Car, à son nouveau travail, elle échoue une nouvelle fois. Elle a choisi une équipe très peu structurée, l'a investie d'emblée, sans se donner la peine d'étudier la situation. Après quinze jours, tout s'écroule, Marjolaine déconnecte psychiquement et ne se rend même pas compte de l'échec qui s'accélère. Quand elle se réveille enfin et voit le désastre, elle démissionne et part sur le champ. En séance individuelle, elle exhibe de la déprime. Je lui rétorque que ça peut tout aussi bien être de la détente et que tout dépendait du contenu qualitatif qu'elle donnait à cette décompression. Elle était allée au bout de sa rigidité jusqu'à ce que le réflexe émotionnel se déclenche, sous forme d'effondrement. Elle a craqué. En même temps, elle lâche prise, elle lève le contrôle, elle s'engage dans le processus émotionnel, même s'il est dépressif. Au groupe, elle est passive et réceptive. Dans le travail émotionnel, elle exprime son besoin d'être aidée par l'analyste. Pendant le bonding qui succède au cri, elle se relâche, à moitié seulement, mais beaucoup plus que d'habitude. Quelques jours plus tard, elle apporte deux rêves. Dans le premier, elle installe une baignoire dans son appartement. Dans le second, elle trouve une flûte que sa cousine a cassée : elle est fêlée et cette fêlure prend l'allure d'un sexe de femme. L'analyse de ces rêves débouche sur l'évolution en cours. La baignoire est le seul endroit où Marjolaine se détende. Elle peut y rester plus d'une heure et y bouquiner. Quand à la flûte, qu'elle possède réellement, Marjolaine y voit un pénis qui se transforme en vulve. Or c'est ce qui lui arrive, à elle, qui sent subitement l'envie de s'habiller en jupe et robe ; elle retrouve sa féminité. Le même besoin s'était manifesté un an plus tôt lorsqu'elle avait réussi sa licence : la décompression du post-examen s'investissait en féminité. Marjolaine transforme sa dépression en détente, ouverture et féminité. Ainsi, lorsqu'un ancien ami vient la voir, la courtiser et flirter avec elle, elle reste quand même bloquée vers la fin, mais ne s'en prend plus à l'autre ; elle reconnaît sa difficulté à s'ouvrir, à se détendre et le dit à cet ami. La rencontre ne se termine pas sur un échec mais sur un au-revoir. Au début de la cure, la reconnaissance des processus somatologiques ne servait qu'au thérapeute. Ce n'est que progressivement que j'ai introduit ce niveau d'interprétation et de compréhension, au moment où le transfert était suffisamment positif et l'oreille assez réceptive. Car, ici, il ne s'agit pas uniquement d'un paradoxe qui déloge et dérange, mais aussi d'une réalité incontournable que l'intéressée peut reconnaître, ressentir et tester elle-même, avec laquelle elle peut reconstruire sa vie, au niveau le plus pragmatique. L'intérêt de ce type d'interprétation réside dans l'association de la qualité paradoxale et de la réalité somatodynamique. On ne peut y échapper, on ne peut pas s'y mirer complaisamment comme dans un miroir. Cela précipite à travers, au-delà, comme au pays des merveilles. Il importe donc de ne donner cette interprétation qu'au moment opportun. Cela se présente une année plus tard, quand revient le temps de l'examen : à huit jours de la date fatidique, Marjolaine n'a toujours pas rédigé son mémoire : elle court à gauche et à droite, s'agite stérilement et invoque la présence de femmes au jury. Je lui dis : « Marjolaine, ce n'est plus le moment de faire de l'interprétation de bas étage : tu es stressée, trop stressée à l'idée de tout terminer dans huit jours, cela t'empêche de rédiger et te pousse à évacuer le trop plein d'excitation de n'importe quelle façon. Il n'y a qu'une solution : accepte cette explication très simple, vis ton stress, accorde-toi encore une journée pour le moduler de façon consciente et volontaire, vas voir tes amis qui t'apaisent le plus et reviens en séance demain ». Le jour suivant, Marjolaine se lève très tôt pour rédiger l'essentiel de son mémoire. Elle réussit son examen final qui, bien évidemment, déclenche la déprime escomptée. Là encore, le recours aux mécanismes somatologiques est salutaire. Nous renonçons à toutes les interprétations superstructurelles, psychologisantes et moralisatrices, pour revenir aux faits somatologiques, à la nécessité de maintenir le minimum de tension et de conscience, à l'obligation d'éviter le vide subjectif en se remplissant d'affection et de tendresse, de celle des amis, de celle de l'analyste. Ainsi la dépression est évitée.
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