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Table des matières

Chapitre 9 : Le modèle structuro-fonctionnel et le cas Marjolaine

Marjolaine, en ses lieux de vie et de mort : le schéma de territoire

Sigmund Freud a assigné l'essentiel de l'histoire humaine à une « autre scène » proposant ainsi une imago de l'inconscient que Jacques Lacan a reprise en lançant son « quelque part » qui ponctue dorénavant le discours des initiés. Toujours est-il qu'il s'agit là de références à la topographie qui nous enchantent évidemment et qui introduisent notre propre choix de la notion de « lieu » qui est à la topographie ce que le « mode de fonctionnement » est à la personne.

Voyons ces « lieux de fonctionnement » chez Marjolaine que nous retrouvons enfin et qui nous offre tout le matériel requis, des modes de vie positifs et des modes de vie négatifs, des lieux de vie et des lieux de mort.

Nous retiendrons deux lieux de vie plus précisément, ceux qui nous semblent fondamentaux et les plus manifestes. Ces deux lieux de vie sont les fonctionnements intellectuels et sensitifs. C'est peut-être le moment de relire la longue présentation de notre héroïne qui se trouve en introduction. Sinon, il faut se rappeler : Marjolaine est étudiante, une étudiante attardée qui a intercalé plusieurs années de vie active entre son bac et la reprise des études. Elle était une commerciale, avait commencé par le porte à porte pour terminer comme responsable d'une équipe de vente. Mais ça ne répondait pas à son ambition, aussi a-t-elle repris des études en Fac de Lettres. Elle achoppe sur la licence en une classique conduite d'échec. Elle est pourtant une intellectuelle, trouvant dans la lecture une activité récréative et dans le débat d'idée un habile moyen de rencontrer les autres. Elle a beaucoup lu sur la psychanalyse et la psychologie ce qui lui permet de prendre une place redoutable dans le groupe de somatanalyse ; tout comme, en général, elle ne tire qu'à bout portant, elle ne parle, dans le groupe, qu'avec des références livresques certaines. L'intellect fait vivre Marjolaine, aussi n'hésite-t-elle pas à entreprendre de longues thérapies pour faire triompher cet intellect, par Université interposée, puisqu'elle terminera avec un bac + 5.

L'autre lieu de vie est le lieu sensitif, celui des sensations physiques, solitaires, au-delà de la sensualité plus précise. Marjolaine est une fine gastronome et n'hésite pas à se préparer, pour elle toute seule, un gros homard arrosé d'un bon petit rosé... d'un grand rosé, en fait, une bouteille entière ne l'effrayant pas le moins du monde. Nous l'avons vue s'enfoncer dans l'écoute musicale aussi profondément que dans la baignoire d'eau chaude. Et quand je l'accompagne dans un travail émotionnel individuel, elle rejoint rapidement des sensations intenses qui vont déterminer son comportement et son discours.

Remarquons que ces deux lieux de vie sont des lieux relativement solitaires. Il n'y a pas d'échanges intellectuels véritables – ce qui lui ferait réussir ses examens – tout comme il n'y a pas d'échange sensitif, ce qui lui permettrait une vie affective et sexuelle. C'est que l'échange et la socialité lui sont barrés comme des lieux de mort que nous situerons plus précisément du côté de l'émotion et de la communication. Plus généralement, c'est la normalité, le fonctionnement « commun » qui lui fait défaut.

Marjolaine ne vit pas ses émotions ; elle n'a pas accès à ces réactions ininterrompues aux messages qui sont tantôt joie, tendresse ou plaisir, tantôt peur, colère ou souffrance. A tout instant du jour et de la nuit (le rêve en est l'illustration), les événements prennent une couleur émotionnelle. L'émotion est l'unité de base du vécu avec ses caractéristiques bien distinctives : durée courte, déroulement cyclique et pulsationnel centré sur un point de résolution (l'orgasme, l'acmé), laissant aussitôt la place à une autre émotion, occurrence spontanée ce qui enlève toute maîtrise. Seule son expression peut être réprimée, son déroulement pulsationnel, ce qui entraîne peu à peu son occultation. C'est ce qui est arrivé à Marjolaine. Quand je la vois habitée par un vécu intense et que je lui propose de l'accompagner en travail individuel, que je lui pose la main sur le thorax pour faciliter l'ouverture, elle réprime encore plus. Au lieu de connecter avec une peur, sa colère ou de la souffrance, elle se pose en face du thérapeute et le teste, le rejetant puis lui demandant quelque chose pour l'obliger à rester néanmoins. Elle part dans l'intellect et raisonne. Son corps se crispe et esquisse ces mouvements de reptation qui vont la faire tourner autour des matelas. Entre l'événement (ma présence et son vécu) et ces comportements, il n'y a rien sinon une occultation, un blanc, l'absence des émotions précisément.

On peut remonter à une époque plus précise où des causes relativement plausibles peuvent expliquer cette répression émotionnelle. C'est vers trois et quatre ans. Nous savons déjà que sa mère l'enfermait quand elle allait voir son amant. La souffrance et la peur étaient tellement intenses que l'enfant apprit à les évacuer dans des comportements périlleux comme de sortir par la fenêtre, ce qui évoque déjà l'étouffement de la peur de tomber. Vers la même époque, les problèmes du couple parental avaient poussé le père à se consoler au bistrot du coin. Lorsqu'il y tardait de trop, la mère allait à sa recherche et demandait à l'enfant d'entrer dans le bistrot et de supplier le père de venir. Au début, elle devait certainement fondre en larmes puis, peu à peu, se mordre les lèvres puis serrer les mâchoires pour ne plus souffrir... C'est ainsi que l'on constitue un lieu de mort, un fonctionnement qui ne marche plus, ici la répression de l'émotion.

Mais sa communication ne marche pas mieux. Au groupe de somatanalyse, Marjolaine devient rapidement une espèce de leader à la fois admiré et craint, recherché et rarement trouvé. Elle s'allie avec deux, trois autres personnages, certes expressifs mais également manipulateurs, pour constituer un clan redoutable. A l'époque, j'aimais assez sa présence parce qu'elle animait bien le groupe jusqu'à le rendre explosif ; ça bougeait et criait. Les nouveaux arrivants étaient accueillis avec vigueur et rigueur. Les anciens qui se planquaient étaient rappelés à l'action... Mais Marjolaine fonctionnait de façon peu sensible, peu intuitive. Tout venait de la tête et devait déboucher sur l'action. C'était comme à quatre ans : « Allez, papa, viens, maman est dehors, tu dois rentrer, tu as assez traîné ».

Marjolaine ne communique pas. Elle impose seulement sa manière de penser brutale, autoritaire, agressive. De l'humour atténue parfois cette rugosité mais de l'humour caustique auquel le thérapeute a droit lui aussi. Il ne faut donc pas s'étonner que son entrée dans la nouvelle équipe de travail, quand elle reprend la vie active, s'effectue en bulldozer. Marjolaine croit déceler du flottement dans la direction de cette équipe, alors elle la prend en main, propose une nouvelle organisation mais, après quinze jours, c'est la débandade. Elle est à côté de la plaque. De communication, il n'y en a pas.

Faut-il s'appesantir sur le troisième lieu de mort, sur le barrage fait au fonctionnement normal ? Cette notion est difficile à définir par le seul discours. Elle se précisera mieux sur le modèle topographique qui lui assigne une place centrale, commune, correspondant à une espèce de dénominateur commun de tous les modes de fonctionnement particuliers. Il est clair que Marjolaine ne peut pas fonctionner sur ce mode commun et communautaire. Elle ne ferme pas à clé alors que tous les autres le font. Elle ne vit pas en couple, n'installe pas son appartement. Elle reprend les études très tard après avoir bourlingué à gauche et à droite... Dès qu'il y a des normes, notre héroïne prend ses jambes à son cou. Elle en fait même une philosophie, post-soixantehuitarde.

Voilà un premier niveau d'abstraction dans l'analyse du cas Marjolaine : l'approche historique et événementielle se systématise en modes de fonctionnement, et en lieux de vie et de mort. En fait, nous venons de faire un travail préparatoire que nécessite la transmission écrite. Il faut préparer le terrain à l'introduction du modèle structuro-fonctionnel, à la transmission visuelle, topographique. Quand je fais ce travail dans le groupe de somatanalyse, sur le vif, ou avec des élèves en formation, il suffit de dessiner sur le schéma pour que les traits et les courbes disent ce que je viens de décrire si longuement. Approchons à présent ce modèle que le chapitre précédent a déjà mis en place et duquel cette nouvelle approche peut révéler de nouveaux aspects ou, mieux encore, sa simplicité même derrière une complexité apparente.

Schéma 15 : Le somatogramme de Marjolaine en début de thérapie :

lieu de vie (cercles) et lieux de mort (berlingots).

 

  • Le modèle structuro-fonctionnel et le schéma de territoire

  •  L'objet de notre recherche, c'est la thérapie : un patient dans le cadre thérapique, l'histoire du patient, les processus de la thérapie. Autant dire qu'il s'agit de l'être humain et de la vie, tout simplement. Cet objet constitue le «territoire » dont il faut dessiner la « carte ». Pour se déplacer dans un pays, il faut une carte routière. Ici, pour le territoire humain, nous aurons le modèle structuro-fonctionnel.

    Notre territoire, c'est donc un « vécu » situé dans un « cadre ». Ce premier point est fondamental : nous représentons des éléments instantanés, subjectifs, singuliers, des choses uniques tout comme une carte routière indique l'emplacement d'une voiture à un moment donné. Mais ce vécu s'insère toujours dans un cadre, dans un environnement qui, lui, est permanent. La voiture est sur une route qui sera là bien après le passage du véhicule et qui était là bien avant. Notre modèle va donc juxtaposer deux réalités de nature totalement différente, une réalité subjective, vécue, évanescente et une réalité objective, matérielle et durable.

    Le « vécu » est complexe et polymorphe. II faut néanmoins le préciser, le démembrer, le définir dans ses parties constitutives. C'est ainsi que Freud a proposé un découpage en trois : conscient, préconscient et inconscient ou encore : ça, moi et surmoi. Je propose, quant à moi, six fonctions subjectives que j'ai argumentées dans le tome I : intuition, émotion, sensation, réflexion, communication et action. Ces dénominations courantes ont leurs correspondants plus techniques : 

    • fonction psycho-associative,

    • fonction socio-émotionnelle,

    • fonction viscéro-sensitive,

    • fonction psycho-dissociative,

    • fonction socio-communicationnelle,

    • fonction musculo-tensionnelle.

     Mais, encore une fois, c'est leur intégration dans le modèle qui donne vraiment sens à ce découpage et, en particulier, le mouvement directionnel qui dynamise ce modèle et situe les six fonctions dans un rapport plus précis.

    Le « cadre » est ce qui permet le vécu. Sans cadre, pas de vécu, puisque c'est lui qui envoie les messages et stimuli initiateurs de ce vécu. Sa caractéristique fondamentale réside dans le fait qu'il constitue une permanence, comme nous l'avons déjà souligné, quelque chose qui est là avant, pendant et après le vécu et se distingue ainsi radicalement de ce vécu. Cette caractéristique d'objectivité permet d'y situer des éléments différents de par leur nature, à savoir des éléments de la personne elle-même (sa réalité psychique et son corps) et des éléments extérieurs à la personne (l'entourage et l'environnement, le social et l'écologique). Cette hétérogénéité est souvent mal comprise. En fait, nous n'envisageons pas la nature du cadre mais seulement sa fonction, pour laquelle nous postulons une équivalence : la réalité psychique, les autres personnes, l'environnement et le corps anatomique et bio-physiologique jouent un même rôle : c'est la règle d'équivalence fonctionnelle que j'ai postulée ailleurs (Meyer 1982).

     

     Schéma 16 : Le modèle structuro-fonctionnel

     La mise en place retenue pour ce modèle est celle de deux sphères emboîtées ; la sphère interne représente le vécu personnel et la sphère externe le cadre permanent. La disposition des fonctions subjectives et des réalités objectives découle du sens dynamique qui anime ces sphères : les messages venant du cadre partent de gauche, pénètrent l'intérieur et constituent le vécu qui n'est que l'élaboration de ces messages par la personne ; cette perlaboration engendre une réaction qui se répercute sur le cadre, à droite, et transforme ce cadre qui, dans ce nouvel état, envoie de nouveaux messages. C'est un moment de rétroaction qui boucle la boucle et crée le mouvement même de la vie, un mouvement continu et permanent. La vie est mouvement ; la maladie, c'est l'arrêt de cette dynamique ; la thérapie, elle, doit relancer ce mouvement.

    Dans notre postulat d'équivalence fonctionnelle, le message ou stimulus entraîne les mêmes fonctionnements de base, qu'il soit psychique, social ou corporel. C'est, en tout cas, cette équivalence qui nous intéresse ici.

    Il reste à trouver le mode de représentation de cet autre élément qui entre dans le schéma de territoire : le somatotope. Le principe en est simple. Tout comme une voiture n'occupe jamais tout un territoire géographique, un vécu instantané ne recouvre pas plus tout le territoire subjectif. Il est dans l'émotionnel, le sensitif ou l'action, mais jamais partout à la fois. Nous ne fonctionnons, à un moment donné, que dans des fonctions limitées. Nous représentons cela par un cercle dans la sphère du vécu ; ce cercle est un lieu de vie quand il est bien rond ; il est lieu de mort quand il implose et se retrouve comme un berlingot. Celte surface de vécu, appelée « somatotope », possède un centre qui indique le fonctionnement principal et une surface plus ou moins grande qui représente l'extension de ce vécu vers d'autres fonctions. Car le vécu n'est évidemment jamais pur, même s'il n'occupe pas tout le territoire.

    A présent, il nous suffit de placer sur ce schéma de territoire les lieux de vie et les lieux de mort d'un individu pour constituer son « somatogramme ». Ce somatogramme est un instantané, une image de ce qu'il est à un moment donné. Il est une grille de lecture provisoire, comme celle que nous venons d'établir pour Marjolaine.

    Nous en avons terminé avec la mise en place du schéma de territoire et du somatogramme. Nous pouvons, à présent, revenir à Marjolaine et travailler sur son somatogramme particulier qui doit d'abord être comparé au somatogramme familial, avec toutes les chances d'y trouver des concordances.

     

    Schéma 17 : Somatogramme familial de Marjolaine

     La famille est constituée des deux parents et d'un frère aîné. Le père est un homme débonnaire, employé modèle, mari soumis, père attendri, avec Marjolaine en particulier. Mais, avec une femme autoritaire et étroite d'esprit, il passe par une phase alcoolique au plus mauvais moment du développement de sa fille qui hérite de cette sensibilité et la refuse par après. Nous pouvons donc situer le lieu de vie principal du père vers la gauche et le bas, dans l'émotionnel et le sensitif. Marjolaine développe cette même capacité mais refuse peu à peu l'aspect émotionnel et glisse plus franchement dans une sensitivité coupée à la fois du relationnel (à mi-hauteur) et de l'expression (à droite).

    La mère est une femme dynamique, active et ambitieuse, s'arrangeant mal d'un homme aussi falot et d'un fonctionnaire aussi soumis. Dans un premier temps, elle se donnera de l'air avec un amant puis, rentrant dans le bercail familial, elle investira la pratique religieuse et les œuvres de charité avec la même fougue. Le tout s'insère malheureusement dans une rigidité de caractère qui ne peut que rebuter sa fille. Nous la plaçons donc à droite, un peu en bas, dans l'action et la communication. Là encore, Marjolaine ne peut adopter cette attitude parentale de harpie qui affronte les clients du bistrot, les bonnes mœurs et la discrétion des convictions. Elle fera du lieu de vie de sa mère un lieu de mort pour elle-même et glissera vers le haut, vers le réflexif et l'intellectuel.

    Le frère, lui, a sept ans de plus que Marjolaine et apparaît à celle-ci comme le centre de la famille. Il est apprécié par le père, gâté par la mère, étudie bien et se situe en un lieu d'équilibre qui en impose à la petite sœur. Il est « normal », si l'on donne à cette caractéristique sa définition statistique, il a de tout suffisamment et rien en excès, s'agissant des six fonctions retenues ici. Son lieu de vie se situe donc au centre, là où ces six fonctions se rejoignent et s'équilibrent. Mais, aussi confortable que soit cette place, elle est prise, occupée, et Marjolaine ne peut donc s'y loger sinon elle ne serait que la pâle copie de l'aîné. Fuyant les lieux de vie des parents, elle ne peut pas pour autant se glisser entre les deux, au milieu, puisque cet interstice est occupé par le grand frère. Elle se définira donc à l'extérieur, en excentrement et excentricité.

    Deux commentaires nous viennent très logiquement à la vue de ce somatogramme familial : 

    • les lieux de vie et de mort de Marjolaine prennent sens à partir des lieux de vie des autres membres de la famille ; il y a donc un intérêt évident à dresser le somatogramme familial pour tout patient, à la recherche des concordances éventuelles ;

    • la constitution de la famille se dessine clairement ici avec la tendance fondamentale à prendre/octroyer une place originale à chaque membre, une priorité de choix étant évidemment donnée aux premiers arrivés, parents puis enfants selon leur rang de naissance ; aux derniers ne restent que les lieux en suspens de plus en plus rares ou l'imitation pâlotte d'un modèle déjà existant !

    Profitons de cette mise en place générale du somatogramme et de l'illustration particulière qu'en donne Marjolaine pour aborder une réflexion plus générale sur les modes de fonctionnement de l'individu. Nous esquissons ici l'une de ces élaborations que suggère le modèle lui-même, à partir de sa logique interne.

     Le modèle nous propose un lieu central, « normal », caractérisé par un bon équilibre entre les six fonctions constituantes du vécu. C'est celui du frère. En principe, ce lieu est unique mais mobile, permettant à son locataire d'investir l'une ou l'autre fonction plus précisément mais sans jamais se couper des cinq autres. La « normalité » est confortable et sécurisante mais pas passionnante et il ne naît pas de génie en ce lieu, à moins qu'il y ait des « excursions » significatives comme le propose le schéma ci-contre.

     

    Schéma 18 : La personne dans sa complexité

     Lorsque ce lieu central, consensuel, est barré, interdit, comme pour Marjolaine ici, il se propose une occupation de lieux de plus en plus excentrés. A partir d'une certaine distance du centre, ces lieux, parce qu'ils restent limités en taille, se séparent les uns des autres et se divisent en quatre somatotopes distincts. Chacun de ces lieux est constitué par un plus petit nombre de fonctions et se différencie donc de plus en plus. C'est là qu'on trouve des modes de fonctionnement plus passionnants, jusqu'au génie, mais avec la sécurité en moins. (La sécurité se définie ici très simplement comme la réunion de toutes les fonctions en un lieu central).

    Voyons Marjolaine. En principe, elle devrait occuper quatre lieux de vie au lieu des deux que nous avons retenus, comme le suggère le schéma suivant.

     

     Schéma 19 : L'excentrement et l’éclatement des lieux de vie jusqu’à la psychose

     Or les deux lieux, intuitif et actif, ne sont pas suffisamment développés pour que nous en fassions des lieux de vie. Ils restent des « lieux en suspens », des fonctionnements potentiels que Marjolaine n'a pas investis suffisamment. L'une des raisons de cette suspension nous apparaît à la lecture du somatogramme fami­lial : aucun des deux lieux n'était à l'ordre du jour, ni l'intuition, même pas reli­gieuse, car la mère n'était que bigote mais pas croyante, ni l'action parce que le père menait sa carrière de fonctionnaire avec la placidité de mise dans son statut, nous découvrons là l'une des tâches de la thérapie : mener au développement des lieux en suspens.

    Mais pourquoi seulement quatre lieux d'éclatement et non pas six comme le suggérerait l'existence des six fonctions de base ? Ici s'introduit une nouvelle réalité que Marjolaine illustre également. Nous voyons sur le schéma qu'elle glisse vers des fonctionnements purs, vers la sensitivité et l'intellectualité, tout en laissant en suspens l'imaginaire et l'action. Cette position en des lieux univoques correspond à une réalité bien précise, à la réalité psychotique qui se caractérise par un fonctionnement pur, en une fonction univoque. Lorsque ce lieu est totalement excentré, il donne lieu aux quatre grands syndromes psychotiques :

    • l'hallucination paranoïde, dans l'intuitif et l'imaginaire ;

    • le délire paranoïaque, dans le réflexif ;

    • la mélancolie, dans le sensitif;

    • la manie, dans l'actif.

    Lorsque les somatotopes ne sont qu'à mi-chemin entre le centre et l'extrême, il s'agit seulement de la structure psychotique, celle-là même que possède Marjolaine.

    Et puis, il y a un deuxième mode d'éclatement des lieux de vie, un éclatement qui suit les lignes de clivage à mi-hauteur et à mi-largeur comme cela se dessine sur le schéma suivant.

     

     Schéma 20 : La disposition excentrée, semi-clivée comme lieu de névroses

     A ce moment, le somatotope est à cheval sur deux fonctions :

    • à gauche, sur le sensitif et l'intuitif ;

    • à droite, sur le réflexif et l'actif ;

    • en haut, sur l'intuitif et le réflexif ;

    • en bas, sur le sensitif et l'actif.

    Ce mode de fonctionnement est déjà plus complexe, sans atteindre pourtant la globalité du lieu central. L'expérience montre que ce fonctionnement duel est celui de la névrose avec ses quatre syndromes classiques :

    • à gauche, l'hystérie ;

    • à droite, l'obsession;

    • en haut, la phobie ;

    • en bas, l'angoisse.

    Je laisse au lecteur le soin de valider lui-même ces observations en mettant en relation chaque diagnostic avec les deux fonctions prévalentes. Nous touchons ici à cette géométrie du fonctionnement humain que doivent promouvoir la somatologie et ses modèles. La notion de géométrie se justifie par la précision toute mathématique des faits. Mais l'humanisme n'y manque pas lorsqu'on ajoute que toutes les situations intermédiaires (donc singulières) existent et apparaissent sur le schéma dans leur unicité même grâce à l'infinité des somatotopes possibles.

    Il reste que c'est cette modélisation qui donne la meilleure image de la réalité à la fois par sa mathématicité et sa singularité, l'emportant très largement sur ce que peuvent décrire les concepts. Aussi des termes comme hystérie, mélancolie ou angoisse doivent-ils être enrichis par la géométrie du modèle topographique lui-même qui nous propose les réalités suivantes :

    • la disposition médiale (au centre) est plurifonctionnelle et de l'ordre de la normalité ;

    • la disposition périphérique, sur la ligne de clivage, est parvifonctionnelle (au moins deux fonctions) et de l'ordre de la névrose ;

    • la disposition périphérique, en clivage, est unifonctionnelle et de l'ordre de la psychose.

    Il nous reste à préciser la notion de clivage. Le modèle structuro-fonctionnel nous en propose quatre, de clivages :

    • deux clivages extéro-internes, entre les messages et le vécu d'une part, (le clivage socio-émotionnel) en lieu et place de l'émotion à gauche, entre le vécu et la réponse d'autre part en lieu et place de la communication à droite (le clivage socio-communicationnel) ;

    • le clivage interne psycho-somatique entre le mental en haut (intuition,
      réflexion) et le corporel en bas (sensation, action) ;

    • le clivage interne essensio-attensionnel entre le réceptif à gauche et l'émissif à droite, entre l'essensiel et l'attensionnel

       Schéma 21 : Les quatre clivages

      Les trois premiers clivages sont bien connus pour ne pas nous y arrêter plus longtemps. Le dernier est de formulation plus nouvelle, nécessitant un néolo­gisme mais se lisant très simplement sur le modèle lui-même. Nous avons déjà souligné son importance fondamentale en somatothérapie.

      Mais revenons à Marjolaine qui présente effectivement un fonctionnement périphérique et unifonctionnel. Plongée dans sa baignoire pendant une à deux heures, elle est dans le sensitif pur ; palabrant plus longtemps encore avec ses copines, elle est dans l'intellect (au lieu de se blottir dans leurs bras). Nous lisons sur notre modèle qu'il s'agit là d'une structure psychotique. Ses clivages sont trop rigides pour permettre une coalescence des différentes fonctions : quand elle sent, elle n'imagine pas ; quand elle pense, elle n'agit pas et vice-versa ; quand elle est dans l'essensiel (le sentir), elle relâche l'attensionnel (l'action) et s'enfonce dans un vécu confus ; quand elle débat (intellectuellement), elle se coupe de ses sensations et intuitions pour ne raisonner que logiquement, sur des bases souvent fausses. Elle a d'ailleurs fait deux dépressions quasi mélancoliques au cours des dernières années. La première, pas trop grave, a été décrite dans la biographie qui précède lorsqu'elle a voulu révolutionner, de façon toute maniaque, l'équipe institutionnelle dans laquelle elle a été embauchée. La seconde a été plus grave avec des gestes d'auto-agression et d'autolyse inquiétants. Quant aux comportements d'échec, ils ne sont que des manœuvres de protection contre ces phases de manie et de mélancolie. En effet, l'évolution ultérieure a montré que, chaque fois qu'elle a réussi quelque chose d'important, elle a accompagné ce progrès par des attitudes maniaques puis un effondrement mélancolique. Ces deux évolutions se symbolisent sur notre modèle par un excentrement extrême des lieux de vie et une quasi rupture d'avec les autres fonctionnements qui n'assurent plus leur rôle rééquilibrant.

       

       Schéma 22 : Marjolaine, ses phases de manie et de mélancolie et l'ancrage transférentiel

       Marjolaine a échappé aux hospitalisations et aux médications psychotropes qu'auraient nécessité ces épisodes chez tout autre patient parce qu'elle était attachée au thérapeute par un transfert massif. Il est clair que l’attitude réservée de l'analyste l'a cédé à une prise en charge beaucoup plus directive et enveloppante pendant ces moments aigus. C'est ce que montrent les flèches qui empêchent Marjolaine de s'excentrer jusqu'à la rupture de la folie.

      Mais ne terminons pas cette présentation du schéma de territoire sans détailler encore le principe du somatotope ; toujours avec l'aide de Marjolaine.

       

     

    • Le somatotope comme inscription topographique

    •  Le somatotope d'un vécu et d'un mode d'être est une des pièces maîtresses du modèle structuro-fonclionnel. Il se laisse approcher sous de nombreux aspects dont nous retiendrons quatre :

       

      • l'observation du fait,

      • la modélisation somatologique,

      • la pragmatique,

      • et sa philosophie.

      Tout découle d'une observation qui devrait aller de soi. Tout comme une voiture ne peut être qu'à un endroit du territoire à la fois, le vécu d'un sujet à un moment donné ne peut être que d'un certain ordre. Dans des exercices somato-thérapiques tels que la respiration libre ou la transe giratoire, on constate que tel sujet part dans des images et tel autre dans des sensations corporelles et, ceci, de façon répétitive comme une constante de la personne. Par ailleurs, chacun sait qu'une réflexion attentive empêche d'agir et même de communiquer et inversement. Certes, il existe des vécus plus complexes et l'on peut même avoir l'impression de plénitude. Il s'agit effectivement de la plénitude du vécu mais en aucun cas de la totalisation de toutes les fonctions qui nous intéressent. Quoique mon argumentation ne soit pas suffisante ici, j'insiste sur cette limitation non seulement du vécu du moment mais encore du fonctionnement prévalant d'un sujet à une période donnée, que ce fonctionnement soit agréable ou désagréable.

      Sur le modèle structuro-fonctionnel, ce fait se traduit par un lieu ou somatotope qui possède un certain nombre de caractéristiques.

       

      • La nature du vécu et du fonctionnement prévalant se lit directement sur la carte grâce à la localisation du somatotope : en bas et à gauche, c'est un vécu sensitif, au milieu et à gauche, un fonctionnement émotionnel, par exemple.

      • Le lieu correspondant à ce vécu se définit d'abord par un centre qui indique la fonction principale ; ce centre est seulement virtuel et se définit comme lieu de convergence et de diffusion des moments du vécu ; il situe plus précisément la place du somatotope par rapport aux lignes de clivage et au centre du territoire, permettant ainsi de mesurer le degré d'uni- ou de pluri-fonctionnalité et la distance d'excentrement.

      • Le somatotope prend une extension plus ou moins grande à partir de ce centre, extension que nous symbolisons généralement par un cercle pour les lieux de vie et un berlingot pour les lieux de mort mais qui prend, dans les cas particuliers, toutes les formes possibles.

      • Cette limite extrême montre s'il y a contact ou non avec les autres lieux de vie ou de mort, indiquant ainsi la plus ou moins grande facilité de liaison entre les modes d'être privilégiés.

      • De par sa localisation même, le somatotope donne des indications sur son histoire, plus particulièrement sur l'époque à laquelle il s'est constitué. Le lieu idéal du somatotope se déplace de gauche à droite au fur et à mesure du développement de la personne. En anticipant sur le « schéma de position » nous ajoutons encore d'autres précisions sur les indications de chaque lieu. Laissons-nous lire tout simplement ce nouveau schéma pour le moment. Peut-être le génie de la visualisation est-il déjà à l'œuvre ! Il faut encore anticiper la présentation du schéma de position pour cela.

         

        Schéma 23 : Le développement de l'individu en fonction des positions de vie

         

         

        • Par ailleurs le somatotope donne des indications sur le mode de sélection du lieu quand on peut le comparer aux somatotopes des êtres proches : parents, frères et sœurs, partenaires affectifs ; en cas de superposition, il y a processus d'imitation : en cas de décalage manifeste, il y a processus d'opposition.

        • Enfin, le somatotope nous informe sur le mode de communication qui découle du « lieu d'où l'on parle », à savoir du lieu où l'on se trouve ; pour préciser la chose, il faut passer de l'image idéale de la communication que donne jusqu'à présent notre modèle avec son cône qui se ferme à droite à l'image du cas particulier où le cône arrête sa fermeture au lieu du somatotope.

        Ainsi lorsque la personne est située en un lieu très émotionnel, tout à gauche, elle communique l'émotion avec une multitude de messages verbaux, corporels, gestuels : situé tout à droite, dans la réflexion ultime, l'intellectuel communique une idée unique dans un discours univoque sans accompagnement mimique ou vocal. La nature de la communication dépend du « lieu d'où l'on parle ».

         

        Schéma 24 : Les rapports entre le somatotope et la communication

        Cette caractérisation détaillée du somatotope n'est pas un pur exercice de géométrie humaine. Elle débouche sur une pragmatique très riche, en somatanalyse notamment. En effet, il se fait, au cours de l’analyse, tout un travail d’observation, de définition, de caractérisation des lieux de vie et de mort, sur un modèle mais bien plus encore dans le vécu lui-même. Wassilis Zaruchas a développé actuellement un « somatodrame » qui n'est autre qu'un psychodrame où les rôles à jouer ne sont pas les personnes de l'entourage mais les fonctions somatologiques et les somatotopes. Chaque acteur interprète soit l'intuition, soit l'émotion, soit la communication dans une dynamique qu'introduit le patient central en référence à son propre somatogramme. Ce somatodrame est présenté longuement dans le chapitre ? du tome I.

        Cette pragmatique vise à vivre ses lieux de vie (et de mort) jusqu'à la plénitude, c'est-à-dire jusqu'à l'occupation de toute sa surface, dans toutes ses extensions. Mais il ne s'agit pas de l'intégralité du territoire potentiel qui n'est jamais atteint dans sa totalité. Aussi arrivons-nous à une philosophie qui se glisse là sous prétexte de somatotope, c'est celle des limites, du manque et de l'humaine condition. C'est, en tout cas, l'un des lieux où s'expérimente cette notion de champ délimité où nous testons la résistance de nos crânes qui ne cessent de se heurter à ces bornes, dans l'illusion de les déplacer.

        En même temps, ce champ donne lieu à un vécu plein, entier et épanouissant au moment où nous pouvons l'occuper intégralement au lieu de vouloir en repousser les limites. Mais retournons à Marjolaine et aux illustrations magistrales qu'elle donne de tous ces symboles topographiques. L'effet de la somatanalyse a consisté dans l'élargissement du champ étroit de ses somatotopes d'origine.

         

        Schéma 25 : L’élargissement du champ de vie de Marjolaine

         Ne considérons que le somatotope de gauche, A, sensitif et essensiel, qui est celui de l'intimité, alors que le somatotope de droite, B, est plutôt celui de l'insertion sociale et professionnelle.

        Le lieu A, de l'intimité, pousse de temps en temps son pseudopode dépressif, jusqu'à la mélancolie, comme l'indique la flèche 4. Comme il n'y a pas décrochage irrémédiable – avec hospitalisation par exemple ou tentative de suicide grave – nous lui maintenons, sur le schéma, sa connexion avec le centre. Dans sa thérapie, à l'occasion des deux accroissements de responsabilité professionnelle, ces dépressions se sont manifestées de manière plus aiguë encore, jusqu'à la mélancolie mais Marjolaine a néanmoins assumé ses responsabilités malgré un état quasiment confusionnel par moments. Elle le pouvait grâce à un ancrage beaucoup plus large et profond de son lieu de vie du côté de l'affectif et du relationnel. Trois autres pseudopodes lui ont poussé :

         

        • En 1, se désigne l'accrochage transférentiel au thérapeute dont nous reparlerons plus loin.

        • En 2, s'épanouit une amitié profonde avec une participante du groupe de somatanalyse, aussi célibataire qu'elle, du même âge, de la même profession et de structure borderline.

        • En 3, se concrétise l'habileté sociale et l'entregent que Marjolaine acquiert peu
          à peu en exerçant une profession très sociale.

        L'expansion du champ de vie vers le haut et le centre constitue une assise suffisamment solide pour que Marjolaine puisse lâcher prise de l'autre côté. Elle peut enfin se laisser aller à sa mélancolie et explorer sa déprime parce qu'elle a ses contrepoids affectifs et sociaux. Cette descente aux enfers lui permet de relâcher les mécanismes de défense qui l'en protégeaient jusque là mais qui devenaient peu à peu pire que le mal lui-même.

        Nous reconnaissons ici le processus même de toute thérapie analytique, freudienne, qui se fonde sur les trois mouvements fondamentaux décrits ci-dessus :

         

        • création d'ancrages relationnels, transférentiels, à même de permettre

        • l'exploration des lieux de mort et leur exorcisme,

        • pour faciliter la levée des défenses mentales, corporelles et relationnelles contre cette menace inconsciente.

        Actuellement, plusieurs années après la fin de la somatanalyse de Marjolaine, le follow up que permettent les inévitables rencontres dans cette ville à taille humaine qu'est Strasbourg, nous apprend que notre héroïne assume un travail de haute responsabilité, à plein temps, toujours aussi célibataire et amie de sa compagne de thérapie.

        Peut-être cette évolution était-elle déjà symbolisée dans ses somatogrammes successifs et pouvait-on la lire sur nos cartes sinon dans les cartes. Toujours est-il que ce schéma de territoire nous en a passablement approché. Mais Marjolaine est encore plus riche que cela, plus subtile et plus singulière. Aussi, pour rendre justice de cette complexité, nous faut-il affiner encore notre démarche.

         

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