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Table des matières

Chapitre 9 : Le modèle structuro-fonctionnel et le cas Marjolaine

Marjolaine, en ses chocs et stress : le schéma de situation

 Investissant le corps de façon privilégiée, la somatanalyse œuvre dans le présent. La somatologie, fondement théorique, doit elle aussi rendre prioritairement le présent, sans oublier que le présent est aussi le point de rencontre du passé et de l'avenir. La somatologie doit aussi effectuer une seconde rencontre, celle des faits de thérapie et des faits de la vie privée. Enfin, elle devrait rendre justice de toute la singularité de la personne. Avec un tel cahier de charges, il faut multiplier les schémas de représentation, mais sans en créer de nouveaux, tout simplement en extrayant l'un ou l'autre point névralgique du schéma de territoire pour le développer en un nouveau schéma plus détaillé. De la grande carte routière, nous devons passer à la carte d'état major, en attendant les plans de ville et les croquis d'architecture. Le premier de ces développements s'appelle « schéma de situation ».

 

Schéma 26 : Le schéma de situation

 Rappelons-nous que le schéma de territoire représente une réalité seulement potentielle et que ce qui s'actualise vraiment dans le moment, hic et nunc, est une « situation ». La situation se définit par deux lignes horizontales parallèles qui découpent le territoire de gauche à droite ; elle se constitue des messages existant à ce moment et à cet endroit, messages psychiques, écosociaux et/ou corporels.

 

  • Le schéma de situation : présentation générale

  •  Le schéma de situation extrait celte bande passante d'actualité pour en affiner l'étude. A gauche, l'ensemble des messages constitue l'événement qui va devenir communication à droite. Dans l'entre deux, s'inscrit le vécu qui se partage en essensialité et en attensionnement selon des proportions variables qui vont de 99/1 à gauche à 1/99 à droite avec tous les intermédiaires possibles, en fonction du lieu du somatotope. Nous observons là l'extrême richesse de ce schéma qui peut inscrire toutes les singularités existantes entre ses deux extrêmes.

    La pertinence de ce schéma de situation réside précisément dans cet alliage subtil d’essensialité et d'attensionnement qu'on ne vit qu'ensemble, en équilibres variés mais dont il faut préciser chaque constituant à présent.

    L'essensialité est le vécu des messages qui font l'événement, ces messages venant des réalités psychiques, écosociales et somatiques en une totale équivalence fonctionnelle. Il s'agit donc des vécus :

     

    • intuitifs, mnésiques et imaginaires bien étudiés par la psychothérapie par exemple ;

    • émotionnels : (peur, colère et souffrance, joie, tendresse et plaisir) expérimentés par les thérapies dites émotionnelles et la somatanalyse ;

    • sensitifs, sensoriels et sensuels, étudiés par les somatothérapies et la sagesse orientale ;

    L'essensialité a des caractéristiques précises :

     

    • l'immédiateté : les messages et leurs vécus se renouvellent inlassablement en des cycles courts durant de quelques secondes à quelques minutes ;

    • la passivité du vécu encore qu'il faille relativiser cette notion ;

    • l'absence de maîtrise sur leur contenu et la non-responsabilité qui en découle (tant qu'il n'en résulte pas des actes dont nous sommes seuls responsables) ;

    • la nouveauté et la richesse des contenus qui en font les objets privilégiés de notre curiosité et de nos distractions ;

    • l'intensité du vécu qui en fait la base de nos plaisirs et souffrances ;

    • l'ouverture globale qui accompagne leur réception, pouvant aller jusqu'à la labilité, la peur qui en découle et les mécanismes de défense réactionnels ;

    • l'associativité qui entretient la grande vitesse de déroulement des messages en
      les connectant aux trois dimensions psychique, relationnelle et corporelle ;

    • enfin la globalité de l'état d'être qui est d'ouverture ou de fermeture à l'ensemble des messages et non pas de sélection quant à leurs contenus.

    Rappelons-nous le travail émotionnel de Marjolaine. Quand je l'entreprends aux moments forts, elle s'ouvre à ses messages, se laisse happer par leur défilement jusqu'à perdre ses repères habituels (attensionnels) puis sursaute de façon quasi réflexe (dans ce que j'appelle le réflexe attensionnel) et teste la solidité de son repère social, à savoir de son thérapeute, l'envoyant au diable pour s'assurer qu'il restera quand même. Alors seulement elle peut retourner dans ses abîmes essensiels jusqu'à ce que le corps la rappelle à la vigilance avec un spasme, une douleur ou un sursaut quasi automatique.

    L'attensionnement est plus complexe et plus difficile à saisir. Il s'agit de l'ensemble des processus personnels d'élaboration des messages, de ce qu'on appelle ailleurs structuration et défense ou résistance quand cela devient excessif. Il est à la fois :

     

    • psychique : avec les processus de réflexion, d'attention, de dissociation, de
      symbolisation ;

    • écosocial : avec l'observance des règles sociales, des lois, des usages de la communication ;

    • somatique : avec les processus de mise sous tension musculaire et de mise en œuvre des règles du fonctionnement corporel.

    Bien qu'il s'agisse d'éléments de nature hétérogène (les processus de réflexion et les lois sociales par exemple), ils fonctionnent de façon équivalente. Quand on réussit à envisager cette notion « d'équivalence fonctionnelle » on est subitement étonné par cette possibilité de traiter ensemble la mise sous tension musculaire et les lois de la communication par exemple. Eh bien, Marjolaine était aussi tendue dans son corps que cassante dans son discours. Quant au mental, quand il était trop stressé avant les examens, il déconnectait pour les mêmes raisons !

    L'attensionnement se définit par opposition à l'essensiel. Il est :

     

    • permanence : ses processus fonctionnent selon des cycles longs comme les sentiments (à opposer aux émotions, de durée plus courte) les comportements et les projets ;

    • activité : donc effort, souvent pénible ;

    • maîtrise : grâce à la possibilité de ré-flexion, donc retour sur soi-même et aussi responsabilité à cause de cette possibilité de maîtrise ;

    • répétition : routine, automatisme ce qui peut le rendre lassant et le fait rejeter hors du champ de la conscience ;

    • finalité : orientée vers un résultat, ce qui entraîne la satisfaction ou l'insatisfaction en cas d'échec ;

    • facteur de stabilité : et donc de sécurité quand il fonctionne globalement ;

    • et, en même temps, panoplie en kit : dans la mesure où il s'agit d'une masse d'habiletés qu'il faut acquérir l'une après l'autre par des apprentissages individualisés.

    Cette dernière caractéristique nous montre qu'il s'agit de processus majoritairement acquis bien qu'ils reposent sur des fonctions bio-physiologiques indispensables. Nous savons quelle est la longueur de la scolarité qui doit développer l'attensionnement psychique, quel est le nombre de gendarmes et de juges qui assure l’attensionnement social et quelle est l'attention qu'il faut porter au corps pour pouvoir fonctionner avec « attension ». Marjolaine illustre bien ce propos qui reprend la Fac à près de trente ans pour ne la terminer que vers quarante. Quant à la somatanalyse, elle est une autre leçon d'attensionnement, paradoxalement.

    En effet, il faudra bien un jour admettre que toute psychothérapie doit comporter son volet d'apprentissage el d'attensionnement. Habituellement on appelle cela «pédagogie » et les psychanalystes jurent aussitôt leurs grands dieux qu'il n'y a pas de pédagogie dans leur méthode. Il n'y a pas d'enseignement direct dans les méthodes analytiques freudiennes, c'est exact, mais il y a une pédagogie implicite qui est donnée par le cadre lui-même : le discours, qui s'impose en psychanalyse par exemple, impose ses règles et c'est sur les manquements à ces règles que se fait aussi l'interprétation : lapsus, jeux de significations, calembours étymologiques et phonétiques etc. ! En sociothérapie analytique, les règles de la sociabilité s'imposent au fil de la dynamique du groupe. En somatanalyse, les règles du fonctionnement corporel rappellent à l'ordre dès le premier manquement : vous essayez de forcer un son et les cordes vocales s'irritent ; ce n'est pas le professeur qui vous punit, ce sont vos propres cordes vocales, et la leçon ne se retient que d'autant mieux.

     

    • Le schéma de situation et ses caractéristiques

    •  Marjolaine nous invite à explorer ce schéma de situation plus avant, nous en dévoilant quatre aspects plus précis :

      • la présence à la situation,

      • la constitution historique des lieux de vie et de mort,

      • la vie entre choc et stress,

      • enfin, la présence juste.

         

      • LA PRÉSENCE À LA SITUATION
      •  Le travail direct sur le modèle structuro-fonctionnel nous pousse à essayer un certain nombre de combinaisons qui s'avèrent d'abord logiques et géométriques et, ultérieurement, cliniques si la vérification pratique y agrée. Il en va ainsi de la combinaison du schéma de situation et du somatotope. Mathématiquement, il y a cinq combinaisons possibles – plus tous les glissements intermédiaires – qui se lisent sur cette représentation.

         

        Schéma 27 : La présence à la situation et ses avatars

         

        1. La présence totale et exclusive à l'événement est un moment relativement
          rare mais remarquable qui se caractérise par tous les aspects décrits ci-dessus à propos de l'essensialité. La richesse de contenu est totale, d'où son attrait, mais son revers est tout aussi extrême, à savoir sa labilité : on est totalement à la merci de ce contenu. Cela s'observe dans le rebirthing par exemple, dans cet exercice respiratoire où l'on propose une structuration par des consignes de respiration (attensionnement) mais où le vécu imaginaire peut devenir intense. A certains moments, ce vécu prend totalement le dessus (présence totale à l'événement) et l'accompagnateur observe alors une respiration chaotique qui ne fait plus que suivre l'événement (l'attensionnement disparaît). Lors de la restitution verbale, on apprend qu'il y a eu des souvenirs, fantasmes, visions qui occupaient toute la place, entraînant des émotions intenses et faisant oublier les consignes respiratoires et la présence de l'accompagnateur. Chez Marjolaine, nous observons cette présence à l'événement quand elle travaille ses émotions et se laisse happer par elles ; l'entraînement est tellement rapide que des sursauts de peur interviennent, comme autant de réflexes «attensionnels».

        2. Le remède à cette labilité angoissante se trouve dans la position à cheval sur l’essensiel et l'attensionnement : il y a le lot d'événements et la masse de stabilité. C'est notre attitude la plus courante. Marjolaine se met ainsi « à cheval», chaque fois qu'elle s'adonne à ses jouissances solitaires, gastronomiques par exemple : elle s'abandonne aux délices de la langoustine mais s'agrippe tout autant aux exigences de la cuisine et à la réflexion de soi sur soi, dans cette solitude. C'est ce qui fait aussi la sécurité de la masturbation solitaire où il faut à la fois jouir et agir alors que la « relation » sexuelle permet de s'abandonner totalement et surtout de se prolonger en l'autre.

        3. La présence exclusive à l'attensionnement est une attitude habituelle, acquise de longue date et, malheureusement, tenace. Elle offre une stabilité parfaite mais manque tragiquement de distraction. Il aura fallu se défendre beaucoup
          dans le passé contre des événements particulièrement négatifs pour se réfugier ainsi dans la réflexion, la tension et la loi. Marjolaine se plante là en début de séance, pendant la séquence verbale, lorsqu'elle entreprend méthodiquement et agressivement tel ou tel analysant, se réfugiant dans son raisonnement et recourrant à son bagage intellectuel pour soutenir l'assaut. Elle ne cède pas à l'émotion et n'arrête le combat qu'à la capitulation de l'un ou de l'autre.

        4. C'est là qu'elle s'allonge, fuyant le champ de bataille, un pied dedans, l'autre dehors, laissant la parole au groupe et s'abandonnant à des pensées personnelles qui n'ont plus rien à voir avec la situation présente. Beaucoup de nos patients présentent cette attitude : ils sont toujours à moitié absents. C'est même pour cela qu'ils sont nos « patients ». Il doit se passer quelque chose de trop intéressant ailleurs pour qu'ils l'abandonnent : des pensées ou fantasmes, des sensations agréables ou obsédantes, des émotions liées à l'imaginaire etc. La thérapie de groupe est très efficace ici parce qu'elle offre des événements de grande intensité qui arrivent à arracher ces semi-absents à l’ailleurs. Après deux jours d'atelier et deux jours d'absence à leur absence, ils se sentent tellement bien qu'ils ont envie d'essayer... d'être là.

        5. Il reste les véritables pierrots lunaires qui ont même retiré l'autre jambe de la scène présente. On se demande ce qu'ils font là ! En somatanalyse, ils sont non seulement couchés lors du temps verbal mais encore enfouis sous une couverture, tête y comprise. Lors de la deuxième séquence, vocale, ils quittent le cercle rapproché pour se planquer dans un coin de la salle. Comme on connaît ces pierrots là et qu'on les sent inoffensifs, on peut accepter ces absences en attendant le moyen de les agripper efficacement. Car, ceux-là, il faut aller les chercher dans leur lieu à eux, à l'occasion, quand la bonne occase se présente, mais sans précipitation.

        Nous voyons là que la logique du modèle structuro-fonctionnel est une logique réaliste, une géométrie de l'humain. Le contrôle des faits doit être rigoureux. A ce moment là, nous obtenons une espèce de typologie, une nouvelle grille de lecture qui se montre efficace dans la pratique et qui respecte le cahier de charges : se référer à la généralité (la présence à la situation) tout en respectant la singularité de chaque cas. Nous verrons plus loin que ce qui se travaille analytiquement, ici en somatanalyse, peut devenir une pratique ailleurs, avec la « Présence Juste».

         

      • L'HISTOIRE ET L'ORGANISATION DES LIEUX DE VIE ET DE MORT
      •  Notre hypothèse de travail repose largement sur la notion de lieux (de vie, de mort et en suspens) qui sont autant de modes d'êtres privilégiés qui fonctionnent dans le présent comme des attracteurs et des répulsifs. Cette notion se réfère en partie à la théorie freudienne des lieux de régression, à la différence qu'il ne s'agit pas, ici, de seule régression, mais de tous mouvements, prospectifs comme régressifs. Ces lieux ont une histoire, certes, mais ils ont surtout une organisation (le mode d'être) qui nous intéresse prioritairement, nous qui travaillons dans le présent, au corps. En fait, l'histoire et l'organisation vont de pair, l'une informant largement l'autre, comme nous le suggère la somatologie qui représente les deux aspects à la fois. En effet, le schéma de situation n'indique pas seulement l'organisation du lieu (la proportion d'essensiel et d'attensionnement) mais aussi le temps historique où il s'est constitué. C'est ce que nous montre une autre recombinaison de notre modèle.

        Schéma 28 : L’attensionnement comme maturation de l’être

        Sur ce schéma, nous situons quatre temps historiques remarquables :

        • la conception comme temps zéro où, par rapport au vécu, l'essensiel est à 100% ;

        • la naissance où une certaine attensionnalisation s'est déjà mise en place, disons 10% ;

        • la liquidation de l'Œdipe où la proportion essensio-attensionnelle bascule vers une prédominance d'attensionnement (51 %) qui permet à l'enfant de renoncer à la fusion pré-œdipienne ; nous ne fixons pas d'âge à ce temps, même si la moyenne se situe entre 3 et 7 ans ;

         

        • la vie adulte qui est un lieu où l'attensionnement est prévalent, oscillant de 50 à 100 % selon le développement de chaque individu mais sans qu'il y ait une fixation à ce lieu attensionnel ; pour sa vie affective, religieuse, artistique, l'adulte réintègre les lieux essensiels après avoir traversé le clivage essensio-attensionnel en un lâcher prise subtil et sans « régresser» pour autant ; cela fait partie de sa vie d'adulte ;

        • faut-il en déduire que le cheminement vers la vieillesse et la mort, c'est du100 % d'attensionnel? Faut-il voir dans le défilement instantané des images de la vie que l'on décrit lors des états de mort apparente le retour tout aussi instantané aux 100 % d'essensiel ? Laissons cela au niveau des hypothèses pour le moment.

        Nous avons aussi vu que le « schéma de position » détaillait encore plus cette carte historique. En fait, elle ajoute une nouvelle dimension en reliant les lieux de vie et de mort au cadre relationnel du moment constitutif.

        Il suffit, à présent, de nous rappeler que la « situation » peut se placer en tout lieu du « territoire », en haut dans le psychique, au milieu dans le relationnel, en bas dans le corporel par exemple, pour que nous saisissions une autre dimension encore qui définit le lieu. Nous aboutissons ainsi à une quadruple caractérisation du moment historique de fixation de ce lieu avec :

        • son organisation : essensio-attensionnelle ;

        • son cadre relationnel : individuel, duel et/ou groupal ;

        • son contenu : psycho-, socio- et/ou somato-logique ;

        • l'époque de survenue.

        Illustrons ce nouvel acquis sur le somatogramme de Marjolaine. La simple localisation du lieu A, à gauche et vers le bas, nous indique qu'il est :

        • essensiel à 75 % ;

        • constitué par la relation duelle fusionnelle et préœdipienne, avec le père principalement ;

        • à contenu majoritairement corporel ;

        • datant de ses 2-3 ans, d'avant l'époque où elle a dû aller chercher ce père dans les bistrots.

        Le lieu B nous montre qu'il est :

        • attensionnel à 65% ;

        • constitué par la relation groupale et conflictuelle en famille ;

        • à contenu majoritairement psychique ;

        • datant de ses 6-12 ans, lors de la fuite dans les études.

         

        Avec l'aspect très schématique que prend notre écriture en ce moment, on pourrait basculer dans un certain vertige, sinon un emballement maniforme. Nous approchons là ces mathématiques du vivant et cette géométrie de l'humain que nous traquons idéalement, et cela peut être exaltant. Mais nous pouvons nous protéger de tout ce vertige en restant dans... la présence juste, la lecture des modèles et le retour à la clinique. Remarquons bien que chaque schéma enrichit le précédent d'un nouvel aspect mais, en même temps, il le relativise en soulignant qu'il ne s'agissait que d'un aspect particulier. Il se fait ainsi une approche phénoménologique où chaque nouvelle manifestation nous signifie qu'il n'y a là qu'un autre éclairage de l'ensemble et que cet ensemble, à savoir notre patient, l'être humain, Marjolaine ici, nous ne sommes pas près de le cerner définitivement. La pluralité des approches est, paradoxalement, une garantie de liberté tout comme, ailleurs, la pluralité des partis politiques et des médias préserve la démocratie.

         

    • Le développement de lÂ’individu entre choc et stress

    •  L'élargissement de notre modèle à l'histoire et au développement de l'individu nous propose une observation fondamentale avec l'élargissement régulier de la zone d'attensionnement au fur et à mesure de l'avancée en âge, et le rapetissement consécutif de la zone d'essensialité. Cette réalité est née d'abord d'un coup de crayon, d'un dessin voulu symétrique sur le schéma de situation. Elle s'est imposée ensuite sur la base de longues années d'observation clinique et de réflexion. La géométrie de l'humain manifeste là l'une de ses formes les plus pures et les plus logiques. Nous en ferons donc un postulat à développer et non plus à justifier.

      Ces deux lignes convergentes qui tentent de se rejoindre à droite en une communication parfaite ne constituent évidemment que des lignes idéales, exemplaires : voici ce qu'il devrait en être dans un développement harmonieux ! Sa réalité, elle, est plus polymorphe et vient encore une fois inscrire la singularité de chacune des six milliards de trajectoires individuelles en des formes originales. Nous nous y essayerons avec une seule de ces destinées, celle de Marjolaine.

      En fait, le modèle nous montre tout autant quelles seront les dérogations à cet idéal : l'hyper- et l'hypo-structuration attensionnelle. L'enfant, le jeune, l'adulte développeront trop ou pas assez leur attensionnalité, à des moments divers de leur évolution, ce qui introduit encore une fois la multiplicité des cas de figure : six milliards, en attendant les autres !

      Mais référons-nous à Marjolaine et modélisons certains de ces moments remarquables qui ont marqué sa vie. Commençons par le commencement, par une relation au père très proche, tendre, sécurisante et sensitive. Dans ce cocon à prévalence paternelle, Marjolaine s'abandonne aux messages positifs et privilégie l'essensialité, oubliant de développer les processus attensionnels. Jusque vers trois ans, elle baigne dans une hypoattensionalité sans histoire. Mais vers trois-quatre ans, l'histoire et les histoires reprennent leur droit, le ciel s'obscurcit, le père boit et Marjolaine trinque. Quand elle va pister son père dans les bistrots alentours, elle doit développer un attensionnement excessif, démesuré pour son âge, et surtout mal préparé. Elle, qui se prélassait dans le nid, elle en tombe soudainement sans savoir voler. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle met hâtivement en place une structuration mal élaborée et mal intégrée. Représentons ces événements sur notre schéma.

       

      Schéma 29 : Marjolaine et ses premiers grands stress

       Nous représentons en pointillé les lignes d'attensionnement idéales et visualisons aux écarts d'avec celles-ci l'hypo- puis l’hyper-attensionnement de Marjolaine. Ce schéma nous suggère deux séries de commentaires, et deux réalités importantes.

      En premier, nous retrouvons ici les prémisses de deux somatotopes de base chez Marjolaine. Le lieu du cocooning familial, paternel surtout, fait le lit du lieu de vie A que nous connaissons bien à présent. L'autre lieu, de conflit avec ce même père, préfigure le lieu de mort le plus proche. Nous pouvons donc généraliser, même si c'est un peu hâtif, et prêter à ce travail d'attensionnement la responsabilité des fixations des somatotopes de base. Poussant les déductions encore un peu plus loin, nous pouvons aussi préciser que le travail thérapeutique se fera préférentiellement sur cette ligne de partage entre l'essensiel et l'attensionnel, dans un équilibre donc, ce qui nous rappelle la complexité et la subtilité de toute psychothérapie, analytique en particulier.

      En second, nous sommes invités à reconnaître dans ces deux mécanismes d'hypo- et d'hyper-attensionnement le substratum de deux processus de plus en plus marquants dans notre civilisation : les états de choc et de stress.

      • Le choc est la chute brutale en un lieu d'hypo-attensionnement.

      • Le stress est la confrontation tout aussi brutale à un hyper-attensionnement instantané.

      Remarquons bien la différence fondamentale entre les réactions normales du « lâcher prise » ou essensiellement et du « prendre prise » en attensionnement. Dans la normalité, il s'agit de mouvements progressifs vers la gauche ou la droite, respectant les règles psychiques, sociales et corporelles respectives comme l'indique le schéma suivant.

       

      Schéma 30 : Lâcher prise et prendre prise, essensiellement et attensionnement

       Dans le choc et le stress, il s'agit au contraire d'un lâchage et d'une surprise attensionnelles instantanés, sur place. C'est l'irruption subite d'un autre régime tensionnel, hypo- et hyper-tensionnel, qui provoque les symptômes bien connus du choc et du stress.

       

       Schéma 31 : Le choc et le stress

       Continuons avec Marjolaine. Vers la même époque, la mère fréquente son amant mais pour quelques mois seulement. Elle retourne bientôt au bercail et même au bénitier. Le père fait une cure de désintoxication. Une nouvelle période de tranquillité s'offre à Marjolaine. Le grand frère est là, grand, fort, intelligent, admiré... Mais à quatorze ans, ce dernier part à l'internat et Marjolaine se retrouve seule avec une mère de plus en plus bigote et étroite d'esprit. Marjolaine investit le travail scolaire et s'ouvre à la musique. Elle voudrait même apprendre le violon mais sa mère refuse. Nous pouvons reconnaître là un second cycle d'hypo- et d'hyper-attensionnement.

      La nouvelle épreuve des 7-10 ans vient creuser le trou du deuxième lieu de mort, celui qui se situe au lieu du frère, au lieu de la fraternité, du groupe familial, de la culture de groupe, du groupe social. Marjolaine se voit éjectée du lieu central, normal, social. Ces deux lieux de mort nous expliquent ses difficultés en somatanalyse avec le thérapeute d'abord qu'elle houspille comme son père éméché et avec le groupe qu'elle doit dominer comme un partenaire dangereux, comme le frère pour ses départs et ses refus…

      Autour de sa majorité, Marjolaine vit un troisième cycle remarquable. Elle tombe amoureuse d'un homme marié plus âgé, père de famille, au domicile éloigné de deux cents kilomètres. Elle est très amoureuse, très attachée en tout cas. Elle n'a pas d'orgasme mais apprécie les rencontres sexuelles. Sa mère ne doit évidemment rien en savoir. Seul le frère est au parfum, un frère toujours aussi parfait qui a déjà femme, enfants et maison. Elle, Marjolaine, fait le commercial, et connaît un homme marié ! Mais voici qu'un nouvel événement vient constituer un stress majeur après trois années de fréquentation. L'un des enfants de l'amant tombe gravement malade et Marjolaine s'impose une rupture comme acte d'exorcisme, de déculpabilisation. Elle rompt définitivement sans faire le deuil de la relation pour autant. On reconnaîtra là la répétition parfaite des deux cycles précédents : dans la chaleur de l'amour, Marjolaine s'ouvre à nouveau, relâche son hyper-attensionnement pour ne donner que plus de prise à l'épreuve inattendue qui l'assaillira. Là, elle réagit d'abord par un retour de rigidité puis par une décompensation dépressive, par un choc hypo-attensionnel.

      Après ces trois cycles majeurs, Marjolaine renonce à l'affectif et même au relationnel. Elle retrouve ses investissements intellectuels mais, ne supportant pas le stress, surtout pas le stress annoncé que constituent les examens, elle développe cette névrose d'échec que nous lui connaissons. Notons au passage que la névrose d'échec est au moins un état-limite sinon une psychose d'échec, comme les autres pathologies modernes : anorexie et boulimie entre autres.

      Arrêtons-nous là dans cette évocation du passé et tournons-nous à présent vers la somaianalyse de Marjolaine. Précisons seulement que les trois cycles analysés ci-dessus ne se déroulent pas au même niveau ni dans les mêmes contenus : 

      • le cycle paternel est en bas, dans le corporel, le sensitif el le sensuel ;

      • le cycle fraternel est au milieu, dans le relationnel et le groupal ;

      • le cycle amoureux est largement projectif, donc psychique, inaugurant le
        refuge dans les études.

      Cette précision nous ouvre une possibilité de vérification, à savoir la superposition des différents schémas, en particulier du somatogramme et des schémas de situation. En principe, ces schémas doivent se superposer parfaitement, témoignant ainsi de l'homogénéité de notre travail même quand il part dans des directions plus particulières.

       

      Schéma 32 : Superposition du somatogramme de Marjolaine et du somatogramme familial

       Cette superposition devient un de ces moments féconds où le modèle parle de lui-même et donne des indications... à contrôler. L'un de ces enseignements nous renvoie au choc et au stress et montre que les événements du passé font le lit de ces deux processus. Il s'agit de quelque chose d'équivalent aux lieux de régression freudiens. Mais ici nous restons dans le présent, il s'agit alors de lieux de fragilité, les fameux lieux de mort, dans le fonctionnement actuel. Un autre enseignement nous renvoie à un autre concept aussi fondamental. Il existe en somatologie un postulat de base, déjà bien esquissé jusqu'ici et qu'il faut définitivement tirer au clair. Ce postulat concerne la pathologie et la thérapie et s'énonce comme suit : tout symptôme (syndrome) se constitue en un lieu précis défini par : 

      • un moment de l'histoire du sujet ;

      • un cadre relationnel donné ;

      • un contenu psycho-, socio- et/ou somato-logique précis ;

      • et un mode d'être particulier.

       Il en découle, et là réside le postulat, que le moment thérapeutique, de guérison, ne peut survenir qu'en un lieu similaire, aussi précisément défini par : 

      • ce même mode d'être particulier ;

      • un contenu psycho-, socio- et/ou somato-logique précis

      • et un cadre relationnel reconstitué.

      Quant au moment historique, il ne peut malheureusement pas être retrouvé, mais la reconstitution du cadre et du moment formels tels qu'ils s'énoncent ci-dessus suffit. C'est le paradoxe de l'analyse verbale (psychanalyse) qui, à cause de la parole, se focalise sur l'histoire du symptôme mais qui, en réalité, cherche à retrouver son cadre formel à travers cette évocation et nullement à fonder l'objectivité de ce moment.

      On aura vite compris que la somatanalyse cherche à recréer ces moments formels pour rencontrer le symptôme/syndrome dans son essence même et à le rendre inutile grâce à l'existence d'un cadre thérapeutique positif qui remplace le cadre traumatogène négatif. Référons-nous à Marjolaine, elle nous le montre mieux que l'énoncé de ces principes. Je retiendrai trois lieux remarquables que le cadre thérapeutique a offerts et grâce auxquels notre analysante s'est retrouvée dans l'ambiance même de trois de ses symptômes majeurs, ceux du groupe, de l'amitié et du transfert sur le thérapeute.

      Commençons par la première et principale rencontre en socio-somatanalyse, celle du groupe. Nous nous rappelons que Marjolaine l'a accosté avec agressivité, s'instituant rapidement comme leader mais avec une insécurité certaine qui l'a poussée à constituer un petit clan de trois à quatre anciens et à rejeter fermement les nouveaux arrivants. Le pouvoir, elle l'a placé là où elle excelle, dans la joute oratoire, intellectuelle, rationnelle. Cette attitude révèle un fond d'énergie et de dynamisme qui provient de l'époque dorée du cocon paternel (à 2-3 ans) mais qui s'est figé et se transforme en échec avec la mère puis en échec professionnel puis universitaire.

      Le groupe restitue le cadre formel dans lequel se sont précipités ces échecs et échafaudés les mécanismes de défense. Marjolaine se retrouve exactement dans les mêmes états d'être et arrive à le sentir effectivement. Elle déploie la même énergie et le même dynamisme, elle relance la même ambition de réussir et l'impose brutalement au groupe. Mais, ici, l'entourage ne la massacre pas, ne la rejette pas, ne la refuse pas. Tout au plus une confrontation lui fait-elle comprendre les règles de la dynamique de groupe, mais comme un fait de loi et non pas comme une punition personnelle. Peu à peu, elle perd la peur des représailles et l'agressivité préventive. Elle maintient son leadership mais de façon de plus en plus positive, encourageant les autres à «travailler» au lieu de s'inhiber. Cette réparation de son fonctionnement social prend beaucoup de temps (deux à trois années) mais se traduit très vite dans la réussite de sa vie professionnelle.

      La seconde rencontre en socio-somatanalyse est celle de l'un ou l'autre participant plus personnellement. Nous avons vu que cela s'est d'abord fait sous forme de clan, pour la sécurité. Après une année, la collègue dont nous avons déjà parlé est devenue une relation particulière. Les rapports sont restés comportementaux au départ, à un niveau matériel. Elles sortaient au cinéma ou se faisaient « une bonne bouffe ». D'entraide, il n'y en avait pas plus et surtout pas de prise en charge mutuelle. Quand l'une d'elle allait mal, la relation se distendait. Tout était emprunt de retenue et de timidité. Par ailleurs Marjolaine choisissait mal ses autres relations, trouvant des partenaires bien plus paumées qu'elle comme pour se sécuriser par cette supériorité au rabais.

      Nous retrouvons là les réactions aux déboires avec la mère et avec le frère. Peu à peu, pourtant, une nouvelle confiance s'est installée, avec cette collègue qui est devenue une amie intime, nous l'avons vu, avec le thérapeute à qui a été demandée une autre proximité toute paternelle puis fraternelle. En effet, Marjolaine a participé aux premières expériences de psycho-somatanalyse, de travail corporel à deux. Il y a eu des séances consacrées uniquement au bonding où elle est entrée au plus profond de ses tripes et de ses abîmes. Elle s'abandonnait à la tendresse puis sursautait brutalement. Peu à peu, elle put éviter ces réactions réflexes en structurant son ressenti. Et, surtout, par la suite, elle a pu demander elle-même ces séances réparatrices, notamment lorsqu'elle sombrait dans la mélancolie. Ainsi se retrouvait un lieu de mort archaïque qui revivait grâce au transfert positif.

      Il en alla de même avec les figures d'autorité au travail, figures maternelles surtout. Ce lieu de mort aussi a été reconstitué et réparé.

      Tout ce travail se fait spontanément à son rythme et à son heure. La somatanalyse institue un cadre rigoureux dans lequel ces choses peuvent advenir. Elles arrivent quand elles sont mûres. L'art du somatanalyste s'inscrit dans l'observance du cadre, dans l'intelligence du déroulement spontané et dans l'attitude analytique, toute en patience et en générosité. Tous les canaux se proposent, les canaux verbal, visuel et tactile. Les bras sont ouverts et chauds ; le cœur regorge de tendresse. La tête se concentre dans la compréhension et lâche prise dans l'empathie. Quant à la guérison, elle vient de surcroît.

       

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