Chapitre 11 : Les paramètres diagnostics LÂ’amour passif Commençons par cette forme plus neuve et plus trompeuse de l'absence d'amour que nous pouvons appeler amour passif parce qu'elle ne comporte précisément que la dimension passive de l'amour à l'exclusion de tout ce qui s'adjoint d'actif pour permettre au couple d'exister et de durer. Cet amour passif est l'enfant même de notre civilisation. II a toujours existé, évidemment, depuis Eve qui s'est laissée séduire par le serpent, mais dans des proportions réduites et à un niveau souvent élitaire. Seuls les plus favorisés de la société y avaient droit comme au démon de midi, à la Hi-fi et à la drogue. Actuellement, il se démocratise. Il est l'effet de la dérive des positionnements dans la mesure où il s'inscrit dans ce lieu de créativité individuelle que la société concède de plus en plus. Il est le fruit de la libération tous azimuts, de la libération des émotions (« Libérez vos émotions » s'intitulait l'un des premiers livres sur les Nouvelles Thérapies) de la libération des fantasmes et de la sexualité (« Faites l'amour et pas !a guerre »). Cet amour passif prend des apparences de modernité, d'attitude branchée et d'aventure enviable. Il crée peu de couples mais provoque beaucoup de corps à cœur, de coups de foudre et de bouffées passionnelles. Notre littérature regorge de ces vécus intenses et en fait autant d'exploits amoureux. Nos magazines vivent de ces historiettes et les acteurs en mal de publicité se font mousser avec elles. Mais les gens « sérieux » n'y ont pas droit, ceux qui gèrent nos sous, nos sociétés et nos âmes. Les politiciens américains se font épingler pour d'anciennes amourettes plus que pour la méconnaissance des dossiers, de Gary Grant à Bill Clinton. Les prédicateurs peuvent amasser des fortunes mais pas se laisser séduire par la femme. Quant aux gourous indiens, on a beau nous dire que leurs fautes, qu'ils commettent eux aussi, obligent leurs élèves à relativiser leur rôle de gourou, ces derniers s'enfuient quand même au moindre faux pas. Du reste, cet amour passif est l'apanage des enfants et des adolescents. Cela commence par l'émoi provoqué par l'instituteur qui a frôlé le bras en passant dans les rangs et ça continue avec le petit copain qu'on a placé dans le même banc. Au début, ça dure quelques jours, puis quelques semaines. Mes trois enfants m'y ont largement habitué. Je n'avais pas été assez attentif à ces formes éphémères du début, mais quand ces copains et copines commençaient à être invités à la maison et qu'il y avait de longs replis stratégiques et silencieux dans la chambre, j'ai bien dû voir les regards complices, les cœurs gros et le turn over de ces chéris. Ils tournaient comme on zappe. Parfois la copine passait de l'un des garçons à l'autre. Puis ça s'allongeait à quelques mois. En somme, c'est le mode d'apprentissage très logique de l'amour quand le loisir lui en est donné, quand les adultes sont compréhensifs ou même complices. C'est toujours mieux que d'emmener son grand garçon chez une initiatrice attitrée comme cela se pratiquait à la Belle Epoque. Il en va de même au groupe de socio-somatanalyse. Les patients fortement déficients, en « passif d'amour », passent par les mêmes étapes que les adolescents lorsqu'ils réapprennent à aimer. Et la joie est intense et l'enthousiasme touchant. C'est ainsi qu'il faut resituer ce qui se voit tantôt d'un peu naïf tantôt d'un peu osé dans ces groupes de thérapie. Il y a tout un aspect d'apprentissage par des expériences réelles, en séance même ou en dehors du temps de thérapie. L'amour passif s'y manifeste ardemment mais il faut aller au-delà et ne pas en rester à ce premier temps adolescent, partiel, et impropre à la conjugalité. Et puis il y a les jeunes adultes et les adultes moins jeunes qui continuent gaillardement à batifoler et à être ballottés de coup de cœur en coup de déprime et de bouffée amoureuse en bouffée délirante. Pendant un certain temps, ils se pensent branchés, puis ils se sentent soudainement largués, car de couple, il n'en résulte pas, ou si peu. Or c'est de lui qu'ils rêvent néanmoins même si ça fait ringard. Le drame, c'est qu'il ne s'agit que d'une partie de l'amour et que tout être aspire au tout. L'adolescent vit chaque fois un autre aspect de l'amour et reconstitue peu à peu le puzzle mais l'adulte sent bien qu'il ne fait que répéter la même démarche unilatérale. Cette notion de parcellisation est fondamentale ici et nous la développerons plus avant puisqu'elle nous permet de distinguer trois grands types d'amour passif selon son contenu prévalant : fantasmatique, émotionnel et sensuel.
Comme tout amour passif, la passion s'inscrit dans un fonctionnement partiel, ici dans le fantasme. Il s'agit d'une image, d'un produit mental qui peut être visuel ou conceptuel. Toujours est-il que c'est une réalité vraie, une « réalité psychique » ou « mentale », qui fonctionne de la même façon qu'une réalité sociale, matérielle ou corporelle. Ce fantasme se constitue relativement tôt, dans l'enfance ou l'adolescence, au contact des premières réalités externes : parents, amis, télé, films, lectures, histoires racontées au pied du lit, littérature enseignée par le fameux instituteur « qui a frôlé le bras en passant dans les rangs ». C'est évidemment l'histoire du prince charmant et de la belle au bois dormant, sous les traits d'Alain Delon et Brigitte Bardot ; oh, excusez, là je trahis mon âge ! Disons, de Kevin Costner et de Judie Foster. La cause et l'origine de ces fantasmes ne nous importent pas ici. Il sous suffit de constater que la capacité à fantasmer s'inscrit évidemment dans un fonctionnement particulier que l'habitude de fantasmer ne fera que sceller plus solidement encore. Toujours est-il que cette « réalité psychique » est là, disponible, matériellement, (comme un vibromasseur) chaque fois que nécessaire et qu'elle produit régulièrement son effet qui est d'enchantement, de bercement, d'érotisation, parfois jusqu'à la jouissance. Certaines femmes peuvent atteindre l'orgasme rien qu'en fantasmant comme d'autres le font en serrant simplement les cuisses ; « quatre fois de suite en une matinée » m'a confié une patiente pourtant déprimée. Jusque là il ne pourrait s'agir que d'un petit cinéma intérieur aussi privé et légal que Canal+ et ses films X. L'inconvénient ne vient qu'ensuite. C'est que ces personnes ne projettent pas seulement leur imaginaire dans leur tête mais encore sur leurs rencontres. Tout d'un coup Delon-Costner est là, en chair et en os, à l'arrosage d'une thèse ou dans le groupe de socio-somatanalyse et la bobine du film s'enclenche automatiquement, la volupté tenant lieu de son et les battements cardiaques de travelling. Une passion naît et vivra ce que vivent les rosés, l'espace d'un matin. Cette projection du fantasme sur un personnage réel est facilitée dans notre civilisation de communication. Le choix de l'acteur n'est pas plus facile qu'autrefois mais il se présente beaucoup plus de monde au casting. Je me rappelle une patiente qui avait cadré l'un des meilleurs violonistes du pays. Quand elle apprenait où il jouait, à La Haye, Berlin ou Rome, elle téléphonait aux meilleurs hôtels de la ville jusqu'à ce qu'elle le trouve. Parfois elle y allait même en avion. Et elle l'a eu, l'espace d'un matin ! Puis vient le passage du fantasme à la réalité. Loin du violon, l'archet n'arrache pas de sanglots aussi longs. L'archet était même détendu ! Certes notre civilisation du zapping retarde l'échéance. Car le fantasme a sa vie propre et ses dextérités. II choisit de préférence ce qui ne se laisse pas confronter à la réalité, un violoniste entre deux avions, un homme marié, le voisin de camping qui habite à l'autre bout du pays et le psychothérapeute à cheval sur ses principes. Loin de cette confrontation à la réalité, le fantasme peut survivre, produire ses propres sanglots et mener les travelling à sa guise. Il y aura le bon film avec son happy end. Parfois le casting est même bon et l'acteur entre dans la peau du héros. II joue le rôle à la perfection et la passion s'enclenche. Il se fait une certaine globalisation de fonctionnement : l’image et le son s’adjoignent l’émotion. Notre personnage n’a même plus besoin d’intervenir comme lorsqu'il faisait fonctionner le projecteur, maintenant il regarde tout passivement et la qualité du plaisir en redouble d'intensité. Une sexualité réelle peut s'y adjoindre. Le cœur abandonne le travelling pour la chamade. On n'est plus dans la salle de cinéma mais carrément sur les lieux du tournage. Mais là, voilà, il y a le décor et l'envers du décor. Il y a le maquillage et le démaquillage, les costumes et le bonhomme tout nu. Et puis le texte, il ne le sait que pour la journée, bribe par bribe. Dès qu'on change de scène, il ne connaît plus la tirade. Alors que notre personnage fantasque exige quelques variantes de scénario, mineures certes, pour éviter la monotonie. Et là, tout d'un coup, il ne s'agit plus que de monsieur Dupond, Durand, Muller ou Smith. Le bonhomme réel peut être aussi bon que possible, il ne provoque quand même plus assez de projection. L'image s'éteint et, avec l'image, le son et l'émotion. Il ne reste plus rien qu'une salle obscure. La séance est terminée. Il aurait fallu passer à plus d'activité, réfléchir, communiquer, bouger. II aurait fallu reconnaître la réalité comme seule base sur laquelle puisse se construire un couple. Il aurait fallu dire ses besoins, ses attentes et ses désirs et mettre en œuvre un rapprochement spatial et temporel. Mais la passivité à laquelle habitue le fantasme n'a pas ces ressources là. D'ailleurs les hasards de la vie ont offert un autre casting, et un nouveau héros est déjà venu occulter l'ancien. Le cinéma repart pour le nème remake, un peu moins bon certes, parce qu'on ne refait jamais l'original.
Notre personnage s'appelle Myrtille ici. Encore une femme. Bien sûr. Pour la passion, elle est imbattable et nous – les hommes – nous les adorons pour cela. Myrtille était déprimée en quittant ses parents à 18 ans. Elle a rapidement trouvé un homme qui l'a sécurisée, plus âgé, bon travail, bonne famille. Mais, assez rapidement, elle bloque dans sa sexualité et le couple cesse peu à peu tout commerce charnel : quels mots étranges que ce « commerce charnel » qui nous renvoie tout droit aux Mauriac et autres Bourget avec leur délectation pour le démon de midi. Myrtille, qui travaille dans le voyage en groupe, s'absente régulièrement et tombe tout aussi régulièrement amoureuse, de préférence du bon samaritain du groupe. Elle déprime dès qu'elle quitte son mari et attire automatiquement la bonne âme de service. Mais ce n'est pas pour se faire paterner. C'est la passion, et totale. Elle ressuscite dès le deuxième jour du voyage, retrouve des émotions intenses et un cœur gros comme celui d'une maman. Elle devient gaie, rieuse, sensible et fait partager son enthousiasme aux autres membres du groupe. Elle bichonne son sauveur, l'admire, l'entraîne dans un tourbillon de sensations et d'émotions. Au lit, ça va très, très bien. Tout est dans le moment, dans l'immédiat, l'euphorie et l'intensité. Pour mieux la comprendre dans cette liaison, il suffit de se reporter au couple créationnaire. Elle veut une présence constante et des attentions soutenues. Elle se déplace en lui donnant la main et trouve très vite à partager sa chambre. Ils aiment les mêmes choses, goûtent aux mêmes mets et choisissent les mêmes spectacles. Le couple devient souvent ce que Bion a appelé un couple « charismatique » qui prend le leadership du groupe, au prix de clashs successifs malgré tout. Myrtille, il lui faut un compagnon à tout prix, tellement qu'elle en tombe passionnément amoureuse. Elle n'est pas trop difficile sur le choix. Dans son couple légal, elle est plutôt sécuritaire, bien qu'il y ait aussi beaucoup d'émotion, forcément. De retour de son boulot, elle a tout aussi besoin de retrouver son mari. Mais sans sexe. De temps en temps, son aventure émotionnelle se trahit et c'est là que l'émotion fait irruption ! Sinon le train-train quotidien reprend ses droits. Et le bon samaritain ? Il a droit à quelques coups de fil, à quelques lettres, éventuellement à un week-end de consolation et puis un nouveau voyage lui désignera d'office un remplaçant. Myrtille ne vibre qu'à l'émotion, à l'émotion amoureuse. Toute solitude la déprime et crée un tel besoin qu'elle tombe nécessairement amoureuse dans les vingt quatre heures. Tomber amoureux. Le mot « tomber » exprime la passivité de la chose. C'est comme un trou d'égout dont on ne remarque pas que le couvercle est enlevé et dans lequel on chute. L'association d'idée est triviale mais la réflexion sur l'amour ne doit pas renoncer à l'aspect quelquefois sordide du sujet. Car cette belle aventure, celle de Myrtille, assez proche des Vacances romaines qui nous ont fait aimer Audrey Hepburn, souffre du même défaut que celle de notre scénariste. Elle est totalement passive et totalement dépendante de l'autre ; ici ce n'est pas du fantasme mais d'une présence réelle... interchangeable. L'amour de Myrtille est un processus hermétiquement clivé, découpé en parts étanches : la sécurité avec le mari, l'émotion avec l'amant. Ce clivage quant à l'objet entraîne automatiquement un clivage quant au temps. La sécurité, c'est pour toujours, quelle que soit la souffrance de ce couple. Les amants, c'est dans chaque port et à chaque escale, le plus loin possible et sans qu'ils se connaissent. Car si tout ça, ça fusionnait tout d'un coup, si les clivages se levaient tous ensemble, ce ne serait plus la déprime mais la bouffée délirante aiguë. Nous l'avons frôlé à plusieurs reprises, cette bouffée délirante, en somatanalyse, parce que Myrtille est aussi en thérapie. Elle souffre quand même parfois au retour d'un voyage. Alors elle investit son thérapeute, elle pleure, l'aime, dit des choses profondes et transfère. Mais pas trop longtemps parce qu'on approche du noyau délirant. Alors elle me trouve une faute, une négligence ou une interprétation absurde, fuit dans la colère puis sèche quelques séances. Elle revient ensuite tout sourire et tout miel parce qu'elle a... revécu une nouvelle passion. J'insiste ici pour montrer combien ce comportement apparemment moderne, branché et fascinant, peut cacher de misère sous jacente. Les trente pour cent d'Irlandais qui ne se mariaient pas, les presque vingt pour cent d'occidentaux qui prônent le célibat, englobent beaucoup de Myrtille qui sont des personnalités dites « bordeline » dans notre jargon, des états-limites entre la névrose et la psychose, pour qui les clivages sont des protections contre des décompensations graves. J'en soigne une autre, de Myrtille, moins entreprenante que la première mais qui a effectivement basculé dans le délire, deux fois, après une esquisse de relation amoureuse. Les thérapeutes doivent être très circonspects ici car ces personnages adorent les groupes de thérapie et s'y amourachent évidemment, rompant tout aussi rapidement ou quittant la thérapie. Un accompagnement individuel doit être mis en place, une psycho-somatanalyse, pour assurer la continuité de la prise en charge. Le travail en groupe apporte les expériences indispensables pour progresser et la cure individuelle permet de comprendre et d'intégrer ces vécus, au risque d'une décompensation légère parfois. Sinon la décompensation se fera dans le prochain couple réel qui tiendra un peu plus longtemps que les autres et dans lequel des comportements inadaptés transformeront l'amour en calvaire.
Je l'ai déjà évoquée, Amandine, qui n'a qu'à serrer ses cuisses pour provoquer un orgasme, où que ce soit, chez elle, au travail ou au feu rouge. Elle est évidemment célibataire malgré son âge qui avance. Dernièrement, elle a rencontré un copain, un type indécis, largué par une femme, attiré par Amandine, puis finalement tiraillé entre les deux feux. L'autre est revenue, a sorti le grand jeu et emporté le morceau. Amandine, elle, s'est drapée dans sa dignité : « S'il me veut vraiment, il restera de lui même ». Elle a perdu. Elle était bien avec lui, il y avait des sentiments et beaucoup de gaucherie. Elle n'arrivait pourtant pas à l'orgasme avec lui, peut-être a-t-elle préféré ses parties de jambes serrées. Ces pratiques, elle ne les a sûrement pas choisies explicitement et volontairement mais elles se sont imposées d'elles-mêmes comme le fantasme à l'une et la passion émotionnelle à l'autre. Il s'agit ici d'un authentique « rituel » sexuel, à savoir d'un comportement stéréotypé aussi fortement ancré que le scénario fantasmatique ou l'esseulement conquérant. Le rituel remplit tellement bien son rôle et atteint si sûrement son objectif qu'il l'emporte toujours sur toute autre tentative, fut-elle conjugale, de remplir la même fonction. Et l'obligation de résultat est certaine. Amandine veut jouir, c'est indispensable. Elle ne s'en privera pas, même par amour. Mais son habitude tellement stéréotypée disqualifie d'office tout partenaire qui ne saura pas y faire aussi minutieusement et aussi précisément. C'est de la précision millimétrique du mécanicien et de l'hydraulicien qu'il s'agit ici : taille définie, bon angle, rythme donné, impact au point G et pression à tant de millibars. Autant lâcher la barre pour ne pas avoir à aller à la barre... du tribunal. Vous l'aurez compris, même si vous êtes émoustillés par tous ces détails scabreux et n'êtes plus aptes à penser, il s'agit là du troisième lieu que peut investir la passion amoureuse lorsqu'elle fonctionne en clivage. Cet autre lieu est celui du corps – après le mental et le relationnel – celui du sensitif, du sensuel et du sexuel. On parle de nymphomanie pour les femmes et ce terme a quelque chose de touchant, d'attirant même, en tout cas plus que le terme d'obsédé que l'on applique à l'homme. Nous nous retrouvons ainsi avec ces nouveaux produits de la société occidentale sur les bras, avec les passions fantasmatique, émotionnelle et sensuelle, dont nous savons à présent qu'ils sont inaptes au couple conjugal parce que clivés. Si nous ne savons pas encore ce qu'est l'amour « bon pour », nous approchons ce qu'il n'est pas, à savoir « clivé ». Qu'est-ce que le clivage ? Une petite histoire nous y amènera tout doucement. Après la guerre, la nôtre, en 1945, un pauvre curé de campagne se retrouvait avec une seule chambre disponible, un seul lit et... sa bonne néanmoins. L'évêque passa par là pour la visite canonique et s'enquit de la situation. - Et que faites vous quand la tentation survient, mon fils ? Le clivage, c'est comme la planche. Il est nécessaire mais doit rester souple, passant de la présence totale à sa levée tout aussi complète. Quand il s'agit d'appuyer sur le bouton qui déclencherait la guerre nucléaire, il vaut mieux pouvoir isoler totalement sa faculté de réflexion et de décision de ses états émotionnels et sensuels par exemple. C'est ce qu'on exige des futurs présidents américains qui n'ont pas le droit d'enlever la planche. Par contre, en Europe, les élus y ont droit, ce serait même un signe de bonne santé à condition qu'ils ne se fassent pas piquer. En fait, le clivage est là aussi, mais à un autre endroit. L'essentiel, c'est que le clivage fonctionne, tout ouvert ou tout fermé, et, le plus souvent, dans une position intermédiaire. Les clivages se construisent plus ou moins sur des bases anatomiques, biologiques et physiologiques mais fonctionnent avec une telle subtilité qu'ils relèvent beaucoup plus de l'apprentissage que du constitutionnel. Certes, le clivage entre l'imaginaire et le sensuel, par exemple, repose sur les deux fonctions mentale et sexuelle, psychique et corporelle, mais la commutation qui permet d'être dans l'un ou dans l'autre est extrêmement mystérieuse. Ainsi, dans la thérapie respiratoire appelée « rebirth », les patients se divisent en deux catégories très précises, l’une partant dans le visuel, l'autre dans le sensitif ; les uns voient les images les plus exubérantes, les autres ressentent les sensations les plus neuves. Ce n'est qu'après plusieurs séances qu'ils arrivent à enclencher l'autre fonctionnement puis, après un bout de travail encore, à harmoniser le visuel et le sensuel. La commutation reste néanmoins un mécanisme subtil qui ne répond pas à la commande volontaire mais plutôt à une attitude globale, relevant du lâcher prise qui n'est pas une absence de contrôle, mais une maîtrise plus globale, au-delà de la logique réductionniste et de la volonté dissociée. L'autre grand clivage est encore plus subtil et relève encore plus de l'acquis, celui qui oppose la passivité et l'activité. Nous l'aborderons plus loin à propos du passif d'amour qui s'oppose à l'amour passif. L'amour, lui, se construit à plein sur cette notion de clivage. Le plus fort de l'amour s'inscrit dans un fonctionnement non clivé, lorsque toutes les fonctions individuelles – les six – participent de la fête, allumant les lampions de l'imaginaire, déclenchant le feu d'artifice sensuel, lançant la musique émotionnelle, ne négligeant ni la mise en forme rationnelle ni la mise en acte gestuelle pour communiquer le tout de façon intelligible en une dynamique qui s'alimente des effets produits sur l'autre. Les trois types d'amour passif s'opposent à ce feu d'artifice par leur enfermement dans une capsule clivée, unidimensionnelle. Ainsi se montre clairement qu'il n'y a pas de dynamique conjugale dans ces situations passionnelles. La passion s'alimente à elle-même mais ne communique rien, n'entretient rien, ne crée pas les bases de la continuité. On peut aimer l'amour. On a le droit de se passionner pour la passion. Mais de couple conjugal, nenni. Roméo et Juliette ont oublié la raison... d'état. Tony et Maria ont scotomisé les actions guerrières entre les bandes du West Side. Le couple est une réalité plurielle qui nécessite la mise en œuvre de toutes les fonctions humaines. L'amour est le commutateur subtil qui libère ce fonctionnement complexe. Encore faut-il que cet amour fonctionne lui-même sans entrave ni inhibition, ce qui n'est pas toujours le cas.
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