Chapitre 9 : Une nouvelle étape, scientifique, de la psychothérapie UN ITINERAIRE : lÂ’initiation aux règles de science L’aridité des considérations précédentes ne doit pas nous faire oublier que nous sommes, ici, dans le domaine le plus humain qui soit, le plus subjectif, le plus personnalisé et individualisé, qui nous situe au plus “mou” de ces sciences dites molles que sont les sciences humaines.
Aussi me plaît-il de m’appuyer en partie sur mon cheminement personnel - bien humain - mais pour en tirer néanmoins les considérations générales sur la théorisation en psychothérapie. Ces préalables nous feront plus facilement sauter le pas méta, au delà.
Le contact avec la psychothérapie commence toujours par une, puis deux, parfois trois méthodes ou plus. Quand il s’agit de techniques avérées, une théorisation adéquate l’accompagne. C’est ainsi que j’ai reçu les enseignements multiples au CHU de Strasbourg (psychopathologie, psychanalyse) et à son équivalent lausannois (comportementalisme, systémisme, psychothérapie des psychoses, groupe-analyse). J’ai complété cet apprentissage par l’expérience personnelle, thérapeutique/analytique :
- psychanalyse (lacanienne),
- psychothérapie analytique de groupe (Selbsterfahrungsgruppe, en Allemagne voisine),
- New Identity Process (NIP) avec son créateur, Daniel Casriel, psychanalyste analysé par Abram Kardiner lui même directement analysé par Freud, ce qui me situe dans la troisième génération freudienne ! Le N.I.P. inclut le travail émotionnel jusqu’au cri et le contact jusqu’au bonding,
- le CHU de Strasbourg m’a formé à la relaxation de Schultz, à l’hypnose profonde, et m’a même proposé d’aller explorer la Konzentrative Bewegungstherapie (thérapie concentrative par le mouvement) chez nos mêmes voisins allemands.
Je n’ai probablement pas assez connecté avec chacune de ces méthodes, sans cela je me serais spécialisé dans l’une ou deux d’entre elles ! Quant aux théories, je les ai probablement tout aussi peu approfondies, sans cela j’en aurais été convaincu ! C’est cela le risque – et même le piège – de l’engagement total dans la première méthode rencontrée. On s’y identifie, elle devient consubstantielle, et toute prise de distance est difficile sinon impossible. C’est le reproche qu’on peut faire à ceux qui nous accusent en retour de… superficialité. In medio stat virtus. Toujours est-il que chacune de ces méthodes est bien ficelée et très sécurisante de par sa cohérence même. Mais, pour exister, elles doivent s’exclure mutuellement, sinon se faire la guerre ! Et les psychothérapeutes donnent ainsi un bien mauvais exemple à l’humanité.
Enseignement : Toute psychothérapie commence d’abord comme pratique. Et comme nous sommes sapiens sapiens (et bientôt sudans, en sueur !), nous devons connecter du sens, de la pensée, qui débouchent immanquablement sur de la théorie. Toute pratique se complète d’explications : qu’est ce que je fais, pourquoi, comment ça marche, est-ce légitime, efficace, validé, comment cela se situe-t-il par rapport aux autres théories, par rapport aux sciences ?
Les accompagnements théoriques dérivent de constructions diverses (pragmatique, fonctionnelle, historique, circonstanciée, personnelle etc...). Ce qui nous intéresse, ici, c’est la congruence de la théorie avec la praxis d’origine et/ou son extension au-delà du champ d’observation initial. On peut distinguer :
1) les théorisations congruantes avec la praxis :
- purement descriptives des techniques et de leurs effets,
- délimitant les indications privilégiées à partir des effets observés (plus ou moins statistiquement),
- rationnalisant un élément majeur (le cri primal fait accéder au “réel”),
- interprétant un contenu remarquable (l’hyperventilation fait contacter le vécu de naissance et baptiser la méthode comme “rebirth”) ;
2) les théorisations progressivement généralisantes au-delà de cette congruence première:
- par emprunt à des théories voisines, (neuroscientifiques, orientales, psychanalytiques, etc...)
- par extrapolation à des champs certes voisins mais peu argumentés (le toucher haptonomique débouche sur la science de l’affectivité),
- par élargissement tout aussi peu valide des indications (la PNL soigne de plus en plus de pathologies).
Voilà pour les pratiques relativement systématisées. Viennent ensuite les combinaisons de techniques plus complexes.
J’avais démarré un groupe de thérapie avec le très directif New Identity Process de Casriel mais les Français ne sont pas aussi complaisants que les Américains et je n’avais pas le même goût de la directivité que Casriel. Peu à peu cette méthode s’est transformée en un groupe analytique, non directif, sur le modèle de la groupe-analyse (Foulkes). Et si, dans la pratique, le contenu corporel s’est bien marié au setting analytique, comme nous l’avons vu avec la socio-somatanalyse, dans la théorie, plus rien ne collait !
J’avais aussi entrepris des psychanalyses sur le divan. Mais comme je n’appartenais à aucun réseau psychanalytique officiel, je n’avais pas le recrutement optimal. Et je me suis lassé puis j’ai arrêté après quelques années. Il aura fallu quelques années supplémentaires pour oser le nouveau cadre de la psycho-somatanalyse. Mais, dans la théorie, plus rien ne collait !
Pourtant, trouvant beaucoup de satisfaction à ces deux nouveaux cadres de travail et obtenant des résultats prometteurs (ne serait ce que par effet de nouveauté, par « catharsis de surprise » au début !) je me suis attelé à une recherche rigoureuse et logique que l’on peut systématiser (du moins dans l’après-coup) en trois étapes (plus une) :
- remettre les compteurs théoriques à zéro,
- créer des modèles intermédiaires entre pratique et théorie,
- rechercher des concordances ou falsifications,
- en attendant les évaluations statistiques de l’efficacité.
Enseignement : Ces combinaisons de techniques en un protocole unique - parfois très simple comme le divan/fauteuil ou la famille avec glace sans tain- se développent en théorisations proliférantes, omniscientes et impérialistes quand les disciples s’en emparent. Nous avons évoqué la psychanalyse qui est devenue “le” paradigme, pour la psychiatrie française en tout cas. Et pourtant la naissance de nouvelles pratiques et d’autres théories - ainsi que la diminution de clientèle - montre clairement que la psychanalyse occupe un champ bien délimité - et de plus en plus réduit - de la psychothérapie, bien qu’elle s’élargisse à (quasi) toutes les indications comme les thérapies de famille et les cures “brèves”.
De même les thérapies familiales, devenues systémiques et stratégiques, s’imposent comme nouveau paradigme et partent à l’assaut de tout le marché de la thérapie. Il n’y a pourtant pas, chez elles, de protocole unique et central. Au contraire, une multitude d’équipes développent de nouvelles techniques et pensées relativement délimitées mais dont l’ensemble fait globalité. C’est ainsi que le système originaire, de la première cybernétique, qui s’est opposé à la psychanalyse, se complexifie en une deuxième cybernétique qui voit l’implication du thérapeute dans le système, évoquant le contre-transfert du psychanalyste, puis en un constructionisme social et cette “narration“ de Michael White qui renouvelle la “verbalisation” du divan. Partis de deux pôles opposés, ces deux courants se rejoignent autour des processus et théorisations principaux : famille/surmoi, transfert/affect, contre-transfert/implication du thérapeute, verbalisation/narration. Mais les deux courants font néanmoins systèmes et se concurrencent sur les mêmes champs... de clientèle.
La perte des repères théoriques liés aux pratiques d’origine est évidente et doit être acceptée. Mais cela va loin jusqu’à interroger les grands principes, psychanalytiques en particulier : l’Oedipe, l’inconscient et autre pulsion de mort, par exemple. Un jour mon patron strasbourgeois m’entreprit sur ma thèse d’ethnologie et me demanda à brûle-pourpoint : « Et le complexe d’Oedipe, qu’en faites-vous ? » - « C’est à discuter » fût ma réponse naïve. Et ce fût aussi la dernière discussion théorique avec le regretté Kammerer ! Il fallait accepter et systématiser cette absence de théorie, y renoncer, retrouvant par là quelque chose comme le doute systématique de Descartes.
Il ne restait de solide qu’un cadre de travail strict, qu’un fantastique champ d’observation, véritable laboratoire expérimental que le protocole structurait rigoureusement, faisant référence pour ces vécus des plus nouveaux. Il y avait les règles éthiques et déontologiques comme garde-fou. Encore que l’entourage les mettait en doute, reprochant des « passages à l’acte « là où advenaient les « mises en acte » novatrices. Mais la véritable énergie des deux somatanalyses provenait de la relation émotionnelle et affective entre analysant et analyste et entre membres du groupe, ce fameux « facteur non spécifique » reconnu à présent comme essentiel par toute la profession.
Il fallait donc observer, scruter, prendre du recul. Mais c’est justement cette distanciation que ces nouvelles méthodes veulent éviter, corrigeant, après Ferenczi et Reich, ce que Freud a institué en se cachant derrière le divan ! Il est vrai que l’émotion, l’énergétique, l’intime du lien, doivent se partager pour exister, doivent s’échanger pour « constituer » l’être. Après mes premiers week-end de socio-somatanalyse, j’étais tellement chamboulé – j’étais dans les processus, sinon dans les choux – que je ne pouvais même plus partager le film du dimanche soir avec ma famille. Et si les premiers repères théoriques ont tardé à en résulter, ils auront au moins été « processuels », eux aussi, dynamiques, globaux, pléniers.
Enseignement : Trois conditions préalables sont évoquées ici pour arriver à l’intégration théorique, au-delà, méta- :
- expérimenter de nouvelles combinaisons pratiques nécessairement plus complexes, prendre le temps de leur élaboration théorique et ne pas s’en contenter néanmoins comme nième théorie de la même catégorie logique ;
- se baser sur le seul laboratoire expérimental méta, à savoir la pratique pluri-globale constituée autour des “facteurs organisateurs” ;
- repartir dans le doute systématique ou, plus simplement, dans la suspension théorique jusqu’à ce que, d’étape en étape, du neuf advienne.
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